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la feuille volante

Albert Camus

  • Le premier homme

    N°1849 – Mars 2024.

     

    Le premier homme – Albert Camus- Gallimard.

     

    C’est à la fois le type même du roman autobiographique qui met cependant en scène un personnage, apparemment différent de l’auteur et une œuvre inachevée qui laisse le lecteur sur des interrogations et des regrets pour ce qu’il ne lira pas.

    Cela commence par la visite de Jacques Cormery 40 ans, sur la tombe de son père mort à 19 ans en 1914 sur le front de la Marne et la prise de conscience que cet homme est définitivement plus jeune que lui (Albert Camus à fait cette visite sur la tombe de son père, Lucien, mort en 1914). Jacques grandit dans une famille pauvre, sans père, avec pour compagne de chaque jour la misère. Les membres de ce foyer sont analphabètes et c’est grâce à son instituteur qui lui donne des cours particuliers gratuits pour lui permettre d’obtenir l’examen des bourses, qu’il peut accéder au lycée, aux études qui sans cela lui auraient été interdites, et devenir l’écrivain nobélisé (Albert Camus, après son prix, dira toute la reconnaissance qu’il a à son vieil instituteur) alors qu’il était destiné à gagner sa vie. C’est avec lui que les livres entrent pour la première fois dans ce logement où personne ne sait lire.

    Ce manuscrit aurait peut-être été à l’origine d’une saga familiale, d’une grande fresque littéraire qui, compte tenu de son parcours personnel, ne pouvait être que passionnant. Ce texte, Albert Camus le portait en lui depuis longtemps et on le retrouva dans ses bagages lors de son accident mortel en 1960. Après la révolte de « La peste » et l’absurde de « L’étranger », au-delà de ses prises de positions philosophiques et politiques, il souhaitait rendre hommage à sa famille et à ceux qu’il aimait. Il ne sera publié qu’en 1994 par sa fille après un travail minutieux de déchiffrement. Il est divisé en deux parties, « la recherche du père », très travaillée et une deuxième « le fils ou le premier homme », qu’il n’a pas eu le temps d’approfondir. Il y a la beauté de la phrase, la pertinence des remarques, du témoignage, la beauté des paysages de ce pays qui était le sien et la volonté d’y vivre avec les arabes malgré les différences sociales entretenues. Les souvenirs de son enfance algérienne émaillent ce livre, les senteurs les descriptions de son quartier pauvre où Français et arabes vivaient en bonne intelligence, son premier salaire parce que sa grand-mère tyrannique avait exigé qu’il travaillât pendant les vacances d’été pour soulager la misère de ce foyer, ses rares loisirs, la plage et le foot dont il est un ardent adepte, ses premiers émois amoureux, la maladie, mais aussi du début des hostilités, les attentats, les souffrances, le désespoir, la présence de l’armée dans les rues, les atrocités, l’éternelle lutte de l’homme contre ses semblables... Ce qui m’a aussi ému ce sont ces mots illisibles qui gardent pour toujours leur mystère, mais aussi les annexes, des bouts de phrases, des idées à jamais suspendues dans le néant. Il y aurait mis des mots, délivré un message, une analyse claire. Il aurait créé des personnages, leur aurait insufflé une vie de papier jusqu’à être dépassé par eux, par leur liberté d’agir. Il aurait fait l’historique minutieux de ce pays confisqué par la France qui réserva ses terres les plus stériles et hostiles aux chômeurs et aux révolutionnaires de 1848, jetés dans l’Histoire et dans ce pays qu’ils mirent en valeur, Il aurait parlé de l’Algérie son pays qu’il aimait, qui aspirait à sa liberté légitime et aux déchirements inévitables provoqués par cette lutte. Il aurait approfondi ce mystère de lui-même, de celui qui était « obscur à soi-même ». Il aurait écrit pour lutter contre l’oubli parce que l’écriture est le plus sûr moyen de lutter contre l’amnésie qui caractérise tant la nature humaine. De même qu il a évoqué son père, cet inconnu, il aurait écrit pour sa mère qui parlait peu et ne savait pas lire, peut-être la seule femme qu’il ait jamais aimée, il aurait parlé de la vie et surtout de la mort qui nous attend tous sans que nous sachions ni quand ni comment elle viendra à nous…

    Je retiens aussi ces quelques mots jetés sur le papier, figurant en annexe et que je choisis de lire comme prémonitoires «  Le livre doit être inachevé ».

     

     

  • Quelques mots sur Albert Camus

     

    N°386 – Janvier 2010

    Quelques mots sur Albert Camus (1913-1960)

     

    J'en ai un peu assez d'entendre sur toutes les chaînes de télévision des nouvelles de Johnny Halliday. Heureusement, les médias se sont souvenu que nous célébrons cette année le cinquantenaire de la mort d'Albert Camus.

     

    Il n'est pas dans mon intention de refaire une biographie de cet auteur, non plus que de commenter son œuvre (d'autres le feront mieux que moi!), pas plus d'ailleurs que de chercher à savoir s'il était ou non un authentique philosophe, mais j'observe qu'après avoir été si longtemps oublié, et même boudé par l'éducation nationale, par les Français et surtout par ceux qu'il était convenu d'appeler « les intellectuels », il revient enfin en grâce et c'est bien ainsi. Si j'ai encore des souvenirs précis de ma lointaine classe terminale, il me semble même qu'il n'était pas au programme et que ses romans étaient juste mentionnés, comme pour mémoire. Certes, nous en parlions entre nous, mais c'était tout. Aussi bien n'ai-je eu de lui qu'une vague idée à cette époque de ma vie où disserter faisait à la fois partie du jeu et consistait en un exercice intellectuel assez fascinant. Il y a bien eu de ma part des lectures, mais il me semble que j'en ai peu entendu parler, sans doute à cause de ses origines modestes, ou de son parcours atypique. Pire peut-être, des intellectuels se sont crus autorisés à minimiser son œuvre, à détourner son discours, et l'obtention du prix Nobel de littérature en 1957 à l'âge de 44 ans, et sa disparition prématurée qui a fait de lui une icône de la pensée, n'ont sans doute pas pas contribué à apaiser leur courroux.

     

    Ce que je peux en retenir est qu'il était un être que la révolte habitait, une révolte contre le tragique de la condition humaine mais aussi contre tous les dogmes et idéologies (marxisme, existentialisme mais aussi christianisme) qui asservissent la liberté de l'homme et le détourne de sa réalisation personnelle, contre l'absurde de la vie aussi qui place l'homme devant un dilemme, celui de « l'appel humain », intime et « le silence déraisonnable du monde ». Cette mise en perspective de deux forces qui s'opposent résument assez bien son message, entre réalisation personnelle et fidélité à soi-même et incompréhension du milieu dans lequel nous vivons, que souvent nous ne comprenons pas et qui nous dépasse. La réponse qu'il entend donner à son questionnement ne peut être qu'humaine et lucide. La prise de conscience de l'absurde de la condition d'homme, de « la nudité de l'homme face à l'absurde » ne peut avoir de réponse religieuse qui brouille le jeu et endort la raison, mais doit s'accompagner d'une réflexion personnelle qui s'inscrit dans le temps présent et surtout en dehors de tout refus de la vie et donc le rejet du suicide.

    Face à l'absurde de cette existence terrestre, seule la révolte est possible parce qu'elle est porteuse de sens et nous permet de vivre cette contradiction entre l'individu et le monde. Mieux peut-être, cette prise de conscience de l' absurdité constitue une formidable énergie mise à notre disposition pour nous réaliser nous-mêmes pendant notre vie terrestre, « ici et maintenant », et non dans une très hypothétique autre vie idyllique promise par les religions. Il s'agit là de la prise en compte de notre destin individuel, et pas autre chose. Elle est à la fois la mise en évidence d'une liberté et la certitude que cette réalisation complète est impossible parce que l'humain est nécessairement limité, ne serait-ce que dans le temps par la mort.

     

    Pacifiste avant l'heure, s'engageant dans la Résistance autant que pour la paix et contre le fascisme pendant la guerre d'Espagne, se méfiant des hommes politiques, ses prises de positions sur la guerre n'ont guère été comprises et lui ont valu plus d'inimitiés que d'adhésions. Pied-noir qui portait en lui l'Algérie comme une plaie ouverte, il ne pouvait rêver qu'à une entente entre Français et Arabes, dans le contexte d'une décolonisation, soutenant notamment le projet Violette, mais la passion et la violence qui ont animé cette période ne pouvaient qu'obérer son discours souvent déformé ou mal interprété. Homme de gauche, il a toujours œuvré en faveur des plus défavorisés au nom de la justice.

     

    Amoureux de la vie, du soleil et des femmes, du théâtre, il fut cet hédonisme que la vie a brutalement quitté...

     

    Cela fait de lui, non un philosophe enfermé dans un système dialectique, mais un humaniste libre et indépendant face à une histoire devenue folle et destructrice, un maître à penser, dont la culture française ne peut que s'enorgueillir. Si la mort ne l'avait happé brutalement, il aurait assurément contribué à une prise de conscience collective et à une humanisation de la société qui nous manque tant actuellement. La pureté de son style en a fait aussi un serviteur de notre si belle langue française qui elle aussi mérite bien autre chose que ce à quoi nous assistons maintenant.

     

    Les études qui lui ont été consacrées montrent assez l'importance et la portée de son discours que ces quelques lignes ne sauraient résumer. Ce que je retiendrai peut-être plus volontiers ce sera son honnêteté intellectuelle, le fait de refuser de mentir sur ce qu'on sait et le devoir de résistance à l'oppression.

     

     

     

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2010.http://hervegautier.e-monsite.com