la feuille volante

LE MEPRIS – Alberto Moravia

N°694 Novembre 2013.

LE MEPRIS – Alberto Moravia- Flammarion (1955).

Traduit de l'italien par Claude Poncet.

 

Le sujet de ce roman est celui du mariage d'un homme d'une trentaine d'année, Richard, un peu désargenté mais surtout fan de théâtre qui accepte pour vivre d'être scénariste de cinéma et d’Émilie ancienne dactylo et maintenant femme au foyer. Les deux premières années de cette union sont heureuses. Au départ, c'est un peu la vie de bohème mais la situation de Richard s'améliore vite avec de nouveaux projets de scénarios et le couple achète un appartement, une voiture... Peu à peu, il prend conscience qu’Émilie ne l'aime plus et cela le bouleverse puisqu'il n'a rien fait pour cela. Même si ce travail déplaît à Richard, l'éloigne de son épouse, il lui permet d'éponger les dettes du ménage. Petit à petit, le malaise qu'il vit au sein de son couple affecte son travail. Dès lors la question est simple : doit-il quitter Émilie ou abandonner son emploi pour la garder, est-ce l'absence d'enfant qui provoque cette atmosphère toxique ? Richard entame un dialogue mais ne parvient qu'à une affirmation de cette dernière : Émilie l'aime et veut qu'il garde son emploi, c'est à tout le moins ce qu'elle lui dit. Richard devrait être rassuré mais, imperceptiblement, il sent qu'elle lui ment, il l'interroge encore et de guerre lasse, à force de questions qui sont un peu une forme de harcèlement, son épouse lui avoue qu'elle ne l'aime plus, qu'elle le méprise et qu'elle veut le quitter sans pour autant mettre ce projet à exécution. Le lecteur ne peut pas ne pas supposer un adultère d’Émilie, mais il n'en est rien. Elle se révèle par ailleurs incapable de formuler la raison de ce désamour nouveau, toute l'écriture du roman étant basée sur le raisonnement de Richard, sur sa quête, sur ses interrogations. Dès lors, ils mènent deux vies parallèles et l'ambiance au sein du couple est délétère mais, des motivations d’Émilie, de ses aspirations et des raisons qui la pousse à agir ainsi envers Richard, nous ne saurons rien puisque tout se passe, comme une longue introspection, dans la tête du mari délaissé. D'autre part, Émilie nous est présentée comme une femme d'intérieur assez effacée, d'une éducation un peu sommaire face à un mari artiste et créateur. Moravia souligne par là le fossé qui existe entre les époux qui se sont mariés par amour sans considération de leurs aspirations réciproques. Une fois l'amour disparu, il ne reste plus rien que le vide et le mépris de la part d’Émilie.

 

Plus tard, Battista, le producteur, propose à Richard d'écrire un scénario sur le thème d'Ulysse. Il souhaite que son travail s'approche le plus possible de la poésie d'Homère parce que ce concept plaira au public alors que Rheingold, le metteur en scène, un Allemand proche de Freud, considère, au contraire Ulysse « comme un homme qui appréhende de revenir auprès de sa femme » et voit dans cette œuvre moins une expédition guerrière vers Troie et un voyage de retour de dix ans que le drame intérieur d'un homme qui souhaite fuir son épouse. Il soutient d'ailleurs que le roi d'Ithaque est parti en guerre moins pour délivrer Hélène que pour fuir son foyer, parce qu'il ne s'entendait plus avec son épouse Pénélope. Les deux visions s'affrontent donc et Richard, coincé entre eux, va devoir choisir mais le producteur qui n'aime guère la psychologie entend bien faire prévaloir son avis au seul motif que c'est lui qui finance le film. Cette ambiance de travail n'est guère favorable à la création d'autant que ce que vit Richard dans son couple s'apparente peu ou prou au scénario prôné par l'Allemand. Cette situation est soulignée par le procédé de mise en abyme. Ces quatre personnages se retrouvent à Capri dans la propriété de Battista et l'affaire se complique puisque qu’Émilie n'est pas insensible au charme de ce dernier et quitte son mari. Dès lors, Richard, trop prudent, trop servile peut-être puisqu'il dépend financièrement de Battista, se révèle incapable de vraiment réagir face à lui. Il ressemble ainsi un peu à cet Ulysse du scénario de Rheingold alors qu’Émilie campe sans le savoir, le personnage de Pénélope. Le metteur en scène ne se prive d'ailleurs pas de lui faire remarquer sa lâcheté par rapport à Battista, mais à mots couverts, en usant de la métaphore grecque, en interprétant le comportement d'Ulysse. Il lui suggère de faire comme lui, d'éliminer le prétendant de sa femme c'est à dire le producteur. Richard s'y refuse[«  En substance, j'étais l'homme civilisé qui dans une situation de caractère primitif, en face d'une faute contre l'honneur, se refuse au geste du coup de couteau, l'homme civilisé qui raisonne même en face des choses sacrées ou réputées telles »] et au lieu de cela Richard songe à se suicider sans pour autant mettre son projet à exécution. Émilie quant à elle finit par formuler enfin une explication à son attitude au sein du couple : Richard n'est pas un homme puisqu'elle suppose que, pour consolider sa situation financière, Richard a poussé sa femme dans les bras de Battista. Elle le méprise donc à cause de cela, même s'il n'en est rien. Son mépris serait donc né d'une méprise.

 

J'ai relu avec plaisir ce roman découvert, comme bien d'autres ouvrages du même auteur il y a bien des années. Il est l'occasion pour Moravia de se livrer à ce qu'il aime, c'est à dire à une fine analyse psychologique de ses personnages autant qu'à un essai brillant sur le manque d'amour au sein d'un couple. Il nous rappelle que tomber amoureux illumine la routine de ceux qui croisent Eros, mais il ajoute tout aussitôt que ce sentiment appartient aux choses humaines c'est à dire qu'il s'use, que ceux qui le font rimer avec « toujours » sont des menteurs ou des inconscients et qu'on peut facilement oublier ce sentiment par intérêt. J'ai apprécié l'écriture, la poésie des descriptions (notamment celles des paysages de Capri), la finesse des observations. Cela dit quel peut être le message de Moravia ? Voulait-il opposer l'intellectuel qu'est Richard à Battista présenté comme un être « primitif » juste préoccupé par des questions matérielles. Il désire Émilie, a les moyens de sa conquête et ne voit pas pourquoi elle se refuserait. De son côté, cette dernière qui n'aime plus son mari et le lui fait savoir se comporte moins comme une victime que comme une sorte de proie consentante, l'arbitre ou le butin de cette lutte entre deux hommes que tout oppose. Elle a peut-être aussi l'occasion de changer de statut social et entend ne pas s'en priver.

 

Ce roman est connu surtout depuis que Jean-Luc Godard en fit une adaptation cinématographique en 1963 avec Michel Piccoli et Brigitte Bardot. Moravia reste pour moi un écrivain majeur, sans doute un peu oublié. En effet le lit-on encore de nos jours ?

 

Hervé GAUTIER - Novembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

 
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