la feuille volante

Le Zubial

N°927– Juin 2015

 

Le Zubial - Alexandre Jardin - Gallimard.

 

Alexandre Jardin poursuit son travail autobiographique. Ce nom bizarre, ce sobriquet, c'est celui de Pascal Jardin, donné par ses enfants. « C'était son nom de père comme d'autres ont un nom de scène »[nous ne saurons cependant pas la véritable signification, le sens caché de cette appellation familiale, mais après tout peu importe].

 

Sous la plume de son fils, Alexandre, il prend la dimension non de la statue de commandeur qui aurait tout aussi bien pu être la sienne mais au contraire la figure tutélaire d'un extravagant au sens plein du terme, familier de la démesure, du bizarre, de l'insensé. Pour nous en convaincre, l'auteur énumère force exemples où ce père de famille joue sa vie, et celle des siens, sur un coup de tête devant une table de casino, en conduisant à 140 à l'heure sur une route départementale les yeux fermés ou devant une femme qu’il entend conquérir. Ce fut, semble-t-il un amant d''exception et sans doute bien au-dessus de tout ce que le monde peut compter de Don Juan et de Casanova puisque, 16 ans après sa mort et chaque année, la plupart de ses anciennes maîtresses se réunissaient, autour de son épouse pour une messe en sa mémoire dans une église parisienne ou cette main anonyme qui, chaque année, à la date anniversaire de sa mort, fleurit sa tombe. C'est l'apanage de ceux qui ont fait rêver les vivants (les vivantes) que de pouvoir le faire même après leur mort ! Il avait en effet une attirance pour les femmes, celles des autres en particulier, mais aussi la sienne qui lui donna quatre héritiers. Il la trompa certes abondamment mais ne la quitta jamais et, selon Alexandre, elle ne fut pas non plus en reste mais demeura à ses côtés parce qu’elle avait sans doute compris la vraie nature de cet homme et eu le tact de en pas s'en offusquer. La liberté qu'elle réclamait pour elle était en quelque sorte la réponse de celle qu'elle lui consentait. Il voulait être cet éternel amant comme d'autres veulent rester enfants. Il était capable de faire n'importe quoi pour passer d'une maîtresse qu'il abandonnait ensuite, à une autre tout aussi inconnue parce que sa vie c'était avant tout séduire les femmes qui ne demandaient que cela. L'une d'elles croisait-elle son regard, il commettait ainsi n'importe quelle excentricité pour attirer son attention, la séduire et faire de ces instants une fête. Quant à elles, qu'elles soient riches ou modestes, aristocrates, bourgeoises, plébéiennes ou simples prostituées, cela leur laissait des souvenirs qui parfois les faisaient pleurer. Leurs larmes étaient autant d'hommage à cet homme qui ne pouvait pas laisser ceux (et surtout celles) qui le croisaient indifférents. II ne craignait pas, de son vivant, de bousculer toutes les convenances et même tous les tabous pour entrer dans le lit d'un femme, surtout si elle était mariée ou se livrer, en présence de sa famille aux pires absurdités qui eussent pu contrarier durablement son unité, son existence et sa pérennité. Si on en croit l'auteur, il avait l'art de se mettre dans des situations où l'irrationnel le disputait à l'excès ! Personnage solaire, il ne se trouvait bien qu'avec le gens qui partageaient sa nature exceptionnelle. Il est présenté en effet comme un homme qui avait la liberté chevillée au corps, comme d’ailleurs le talent qui ne s’arrêtait pas à l’écriture de romans ou de scénarios de films même si la mémoire collective n'a pas vraiment retenu son nom. Cet étonnant amoureux de la vie a voulu, comme souvent les gens de sa carrure, la consommer par les deux bouts ce qui le précipita plus vite que les autres dans l'au-delà mais aussi dans l'oubli. Il eut, comme le dit son fils « élégance de mourir jeune »(46 ans), trait d'humour qui cache mal son chagrin de son fils de l'avoir perdu à 15 ans, en pleine adolescence. Au moins cet homme eut-il la chance de ne pas se voir vieillir. Mourir jeune, même si cela bouleverse et révolte ceux qui l'aiment et lui survivent presque malgré eux, a au moins l'avantage pour le principal intéressé de le faire entrer de plain pied dans la légende familiale qui parfois déborde sur l'extérieur. Cela fige aussi définitivement les rapports père-fils parfois difficiles et ouvre largement la porte à l’imagination, aux fantasmes. Quoi d’étonnant dans ses conditions que le fils veuille marcher sur les traces de son père et la truculence de son style, dont j'ai souvent parlé dans cette chronique et qui fait, à mes yeux, l'intérêt de ses livres, en est la marque. Il tire sans doute cela de ces histoires, le plus souvent apocryphes, que Pascal leur racontait. Elles attestaient de cette imagination féconde qui fut la sienne, qui transformait la réalité la plus banale en moment d'exception, la repeignait en bleu en la semant de strass, pourvu qu'elle brille ! Pourquoi le faisait-il ? Sans doute pour être original, pour se singulariser et suivre la pente naturelle de sa personnalité qui le poussait à l'excès en tout, pour être différent des gens qui répètent à l'envi que « la vie est belle » sans être capable vraiment s'en persuader ! Elle ne l’était peut-être pas assez pour lui puisqu'il la titilla en permanence en lui donnant le corps des femmes pour décor. C'était sûrement bien autre chose qu'une simple démarche de jouisseur, peut-être une manière d'affirmer qu'on recherche quelque chose qu'on ne trouvera probablement pas mais qui assurément existe dans la complexité et dans la diversité de la vie et qu'il est urgent de la rechercher. Différer son entrée dans l'âge adulte en se lovant dans le giron chaud de l'enfance était probablement son plus urgent souci. Cette quête vaut bien la peine qu'on la mène tant il est vrai qu'elle est elle-même porteuse d'autre chose qu'on peut parfois appeler « merveilleux ». Portait-il en lui des blessures à ce point profondes qu'il ne concevait sa propre existence que comme un cautère qu'il s’appliquait lui-même chaque jour, et d'autant plus intime qu’elles étaient secrètes et qu'il éprouvait le besoin de les cacher sous le masque de l'excentricité et que seule la mort put guérir ?

 

Pourtant c'est une lourde hérédité pour Alexandre qui paraît-il lui ressemble physiquement. Ressembler à ce père qui lui-même avait moins les gênes de son géniteur, « le nain-jaune », politicard notoire, que de sa mère, est pour Alexandre à la fois du grand art et une véritable gageure tant la fascination que son père exerce sur lui est exceptionnelle. Porte-t-il les mêmes plaies que lui ? Plus que les extravagances copiées sur lui, l'écriture de romans, avec cette verve si particulière, est sans doute la réponse à cette question. Encore que ! Comptable des facéties de son « zèbre » de père,il énumère ces faits au rythme de son entrée progressive dans la vie (J'ai 7 ans, il fait ceci, j'ai 8 ans, il fait cela…) comme d'autres évoquent les paires de claques reçues en manière d'éducation...

 

Je sors de la lecture de ce roman émerveillé en me demandant quand même si tout cela est vrai. Il faut préciser que le Zubial lui-même avait érigé le mensonge à la hauteur d'une institution. Pourquoi pas après tout, même si la fiction et l'attachement d'Alexandre Jardin à la mémoire de son père autorisent bien quelques débordements de la réalité. J'ai lu ce roman avec une passion sans doute aussi grande que celle que l'auteur a mis à l'écrire.

 

 

Hervé GAUTIER – Juin 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

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