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la feuille volante

STUPEUR ET TREMBLEMENTS

N°771 – Juillet 2014.

 

STUPEUR ET TREMBLEMENTSAmélie NothombAlbin Michel.

Grand prix du roman de l'Académie Française 1999.

 

C'est l'histoire d'une jeune Belge, pleine d'ambition et amoureuse de la culture japonaise. Elle entre donc comme interprète dans une multinationale nippone d'import-export, la société Yimimoto, mais ne tarde pas à déchanter. Elle se retrouve après pas mal d’humiliations... comme nettoyeuse de chiottes, une sorte de mise au placard un peu particulière, autant dire qu'on veut la pousser à la démission. Pourtant elle tient bon et va jusqu’au terme de son contrat de travail tout en choisissant de s'évader de cette « condition » par des expédients personnels ou même d'en rire ! C'est qu'elle apprend à ses dépends que les codes européens sont différents de ceux en usage au « pays du Soleil-Levant » et que le monde du travail n'y est pas non plus un havre de paix. Elle finit par se couler dans le moule, par prendre son mal en patience et par trouver son salut dans l’inversion des concepts ou, à tout le moins à en donner l'impression, faire en quelque sorte acte de soumission apparent, tel le respect du sens de l'honneur, fondamental dans la culture japonaise, tout en gardant intacts ses valeurs et en puisant dans cette expérience le sujet d'un livre, une manière aussi de se libérer par l'écriture.

 

L'auteure brosse un portait peu flatteur de la société nippone, décrivant la condition des hommes et surtout celle de femmes vouées à un avenir plutôt compromis sur le plan professionnel comme sur le plan personnel. Apparemment il est difficile de s'y épanouir en dehors de l'entreprise. Dans ce roman autobiographique, l'auteure nous confie son expérience personnelle d'immersion dans la société mais surtout dans le monde du travail japonais. C’est vrai que l'état d'esprit y est moins contestataire, plus docile face au patronat et au pouvoir qu'en occident. Il y a une subordination naturelle de l'individu, inconnue chez nous, face à tout ce qui incarne l'autorité, l'oubli de son bonheur personnel au profit de la société commerciale. Tout ici se résume au travail, à l'entreprise et le reste peu ou prou ne compte guère. Ainsi la tradition de l’obéissance aveugle, de l’auto-culpabilisation est-elle respectée avec des formes appropriées proches de ce qui serait chez nous regardé comme une comédie ainsi qu'en témoigne l'attitude qu'on devait avoir face à l’empereur du Japon, considéré naguère comme un dieu, en s'adressant à lui « avec stupeur et tremblements »( ce qui donne son titre au roman).

 

Certes le contexte a quelque chose d'exotique et même d'anecdotique, certes en occident il y a des syndicats, des associations, des groupes de pression, des soutiens individuels et spontanés un arsenal juridique apparemment inconnus au Japon et qui garantissent contre ce genre de chose mais je me suis demandé si finalement ce monde du travail en tant que tel était vraiment si différent que cela chez nous. Ce qui est présenté comme « culturel » au Japon me semble transposable dans nos entreprises comme un moyen de culpabilisation, une manière de se débarrasser d'un collaborateur devenu encombrant, de favoriser une forme d'autoritarisme individuel avec parfois la bienveillance de la hiérarchie quand ce n'est pas tout simplement pour obtenir des faveurs sexuelles ! Mademoiselle Fubuki Mori qui se révèle être une femme magnifique et même fascinante sous la plume de l'auteure devient pourtant sa tortionnaire ; ne s'incarne-t-elle pas chez nous dans la multitude de petits chefs imbus de leur importance et qui entendent faire peser leur autorité sur leurs inférieurs ? Leur position intermédiaire dans l’entreprise, acquise certes par la patience, parfois par la compétence mais bien plus souvent par la flagornerie, la délation, le clabaudage, font d'eux des intermédiaires intéressants pour le patronat et ils attendent de leurs inférieurs la même vassalité que celle qui fut la leur pour obtenir leur poste. Conscients de leur importance, ils aiment la faire sentir à ceux qu'ils ont en leur pouvoir. La hiérarchie si pesante dans ce roman est-elle vraiment étrangère à notre système où, bien souvent, elle étouffe l'épanouissement, les initiatives, la simple liberté d'entreprendre ou d'innover. Le système japonais qui réclame la perfection chez les salariés d'une société est-il vraiment inconnu chez nous où on nous parle d'excellence et surtout par la comparaison avec les autres pays plus performants que le nôtre sur le plan économique ? Je ne parle pas du harcèlement, concept longtemps pratiqué, hypocritement ignoré chez nous mais cependant bien présent dans le monde du travail au point d'être enfin reconnu et poursuivi aujourd'hui jusque devant les tribunaux ! Je ne garderai bien de généraliser mais y a-t-il vraiment de la différence entre ce qu'a subi la narratrice, ravalée à des emplois subalternes voire dégradants, constamment maintenue dans un état d'infériorité et psychologiquement fragilisée et la volonté parfois mise en œuvre chez nous de se débarrasser d'un collaborateur en le laissant inactif, en lui confiant une fonction qui ne correspond pas à sa compétence ou simplement en mettant en avant le nécessaire rendement et ce sans se préoccuper des conséquences sur sa vie ?

 

Certes les mentalités sont différentes au Japon et en occident (singulièrement en France) et l'auteure a sûrement un peu noirci le trait en faisant de la compagnie Yumimoto un modèle qu'elle n'est peut-être pas partout, mais quand même ! L'auteur a été l'objet de nombre d'avanies qui l'ont rabaissée et précipitée vers sa « démission contractuelle ». J'ai vu dans ce roman une manière de remettre en question notre vision du Japon qui a, un temps, servi de modèle économique à notre pays.

 

Bien écrit et facile à lire, j'ai bien aimé ce livre pour son style, son témoignage et pour les questions qu'il soulève.

 

©Hervé GAUTIER – Juillet 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

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