la feuille volante

Retour à Yvetot

La Feuille Volante n° 1082

Retour à Yvetot – Annie Ernaux – Éditions du Mauconduit.

 

C'est dans cette petite commune de Normandie où elle a passé son enfance qu'elle est revenue, officiellement invitée par la municipalité, parce que c'est un honneur pour chacun de recevoir cette « femme de Lettres » devenue un écrivain célèbre. Bizarrement, à part quelques visites à caractères personnel, elle n'avait jamais pu revenir ici parce cette petite ville abritait ses souvenirs d'enfance qui ont nourri sa démarche littéraire, mais était aussi un territoire d'apprentissage, de mémoire, une ville mythique qu'elle ne quitta guère avant l'âge de dix-huit ans et qui, sans même qu'elle en prenne conscience, a imprimé sa marque en elle, par couches successives. Née en 1940, elle était arrivée en 1945 dans une ville ravagée par la guerre, dans un quartier déshérité, loin du centre. A cette séparation topographique correspondait une autre, de nature sociale, avec tout le mépris de classe qui s'y attachait. Ses parents, anciens ouvriers, y tenaient un café-épicerie que fréquentait une clientèle populaire et pauvre. Malgré une gêne relative, elle fréquenta « l'école des riches », un école catholique qui, pour elle, fut une ouverture au savoir, à l'écriture, une occasion de parler le français, c'est à dire de perdre le « patois ». Cette ouverture à la connaissance était encouragée par ses parents, soucieux qu'elle fasse des études qui la sortiraient de son milieu, malgré la différence sociale avec les autres élèves plus fortunées. La lecture, dans son collège ne pouvait être que morale mais sa mère favorisa son approche de romans moins « classiques ». Elle a, en ce qui la concerne, choisi les écrivains du « vécu », sans doute inscrits jadis à « l'index » de son école confessionnelle, de préférence aux textes canoniques qu'on y privilégiait. Ils ont assouvi sa curiosité naturelle. L'écriture est venue après, bien que cet acte ne s'inscrive naturellement pas dans son milieu culturel et se nourrisse de sa seule mémoire de la réalité vécue : c'est donc devenu un véritable devoir. Restait la technique qu'on apprend certes par la lecture préalable, mais aussi grâce à l'enseignement du français qu'elle assura plus tard en tant que professeur. Écrire pour elle, c'était trahir ses origines populaires ainsi, ses premiers romans doivent-ils beaucoup au style violent et abrupte de Céline mais son écriture devient rapidement simple et poétique et pourrait se résumer par le terme « écrire la vie », celle des autres qui l'entourent, de ses parents qu'elle pouvait cependant avoir l'impression de trahir parce qu'elle n'était plus comme eux, parce qu'il y avait sans doute quelque culpabilité à avoir honte d'eux, parce que la société hiérarchise et divise. Cela exclut l'intime mais c'est pourtant c'est bien cela qui caractérise son œuvre qui donne dans l’autobiographie, le sexuel voire l'impudique … Ce parti-pris d'écriture ne me gêne pas, au contraire, et s'il fallait un justificatif, je le trouverais évidemment chez Montaigne qui nous rappelle que « tout homme porte en lui la marque de l’humaine condition ».

Quand on se met à écrire, c'est qu'on a quelque chose à dire et qu'on a envie de faire cette démarche pour les autres, une sorte de médiation, avec cependant cette volonté personnelle de « sauver quelque chose où on ne sera plus jamais ». Elle est en effet « une déclassée par le haut », « une transfuge de classe » et c'est ce qui a motivé chez elle l'acte d'écrire.  Elle détaille ensuite dans un entretien publié à la suite de cette conférence, ce qu'est sa technique d'écriture, la mémoire prenant le pas sur la description de la réalité. Je souscris à cette manière de s'exprimer puisque le souvenir, conjugué d'ailleurs à l'imaginaire, est une source indispensable de la création littéraire. Tout cela ne va pas sans un choix inconscient où l'autobiographie le dispute à l'oubli, mais aussi où le texte impose son rythme à l'auteur lui-même. Elle précise également que cette réminiscence à une dimension sociale qui s'incarne dans les mots patois qu'elle employait elle-même quand elle était à l'école et ceux qu'elle a entendus plus tard dans bouche de ses élèves. A son sens, c'était là un vocabulaire de « dominés » qu'elle a cependant cherché à maintenir dans ses livres au détriment d'un français plus « classique ». C'est sans doute une manière de revenir à ses racines mais le lecteur ne peut pas ne pas être frappé par son style fluide et dénué d'artifice, agréable à lire.

Sans vouloir paraphraser Albert Camus, on ne peut pas revivre à cinquante ans les joies qu'on a connu à vingt. La vie imprime forcément en nous son rythme et ses contingences, ses trahisons, ses illusion perdues, le temps fait son œuvre dévastatrice avec ses erreurs, ses échecs, ses regrets et ses remords qui jalonnent forcément un parcours personnel. Son enfance, son adolescence s'égrènent à travers des photos qui illustrent cet ouvrage, elles sont, comme pour chacun d'entre nous un activateur de la mémoire et donc pour elle d'écriture parce que le cliché fige le temps, suscite l'émotion et la nostalgie.

 

© Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

 

 
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