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la feuille volante

Cormac Mac Carthy

  • SUTTREE – Cormac Mac Carthy

     

    N°531– Juillet 2011.

    SUTTREE Cormac Mac Carthy – Actes Sud

    Traduit de l'américain par Guillemette Belleteste et Isabelle Reinharez.

     

    Il est des romans qui possèdent en eux un souffle émotionnel unique. Suttree est de ceux-là. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si son auteur a mis vingt ans à l'écrire en puisant dans sa vie personnelle. C'est le propre des écrits à ce point intimes que d'être laborieux, comme si les mots ne voulaient pas sortir alors que l'auteur porte en lui, dans sa chair et dans sa vie, les morceaux de cette histoire.

     

    Nous sommes dans le sud des États-Unis pendant les années 50. Cornélius Suttree vient de sortir de prison et tente comme il peut de survivre sur les bords de la rivière Tennessee en pêchant. Il mène dans la banlieue de Knoxville une vie de marginal sur une péniche délabrée. Il a tourné le dos à sa famille, à sa femme et à son fils. Pour cette raison, elle le considère comme un raté, un moins que rien. Le roman s'ouvre sur une sorte de poème en prose où les mots s'entrechoquent en altérations surréalistes. Pour en goûter toute la musique, il faut le lire à haute voix. Il s'adresse à un inconnu, au lecteur peut-être, comme une sorte d'avertissement et dessine un décor un peu glauque mais surtout réaliste [« Nous voici arrivés dans un monde au cœur du monde »]. Pour que son interlocuteur comprenne bien, il poursuit par une scène assez sordide où on sort un noyé de l'eau, un suicidé ! Tout le reste de ce long roman sera baigné par une sorte de souffle épique où la mort, la souffrance, la violence et la pauvreté sont omniprésentes. Mac Carthy, tout au long de ce texte, alterne avec bonheur les passages poétiques et les scènes d'un réalisme cru et pathétique qui décrivent les bas-fonds et leur faune désespérée. Suttree donne l'impression d'être victime de sa vie, un paria, et, à travers diverses analepses, l'auteur nous le présente comme soumis à une malédiction qui pèserait sur lui, comme cet épisode de la mort de son fils aux obsèques de qui il ne peut assister que de loin.

     

    A travers une histoire initiatique, Mac Carthy donne à voir, et sans aucune concession, la descente aux enfers puis la relative renaissance de Suttree et à travers lui la vie des laissés-pour-compte de cette Amérique profonde qui est bien loin du rêve américain. Suttree, comme les personnages de « La Route » (La Feuille Volante  n° 530) poursuit un chemin ou plutôt erre dans un décor hostile. La rivière Tennesse fonctionne comme une sorte de miroir qui renvoie une image de la vie de cette ville mais aussi celle de l'âme de ce personnage un peu étrange. lI y a de la compassion dans ces évocations de déshérités, dans cette lumière qui baigne ces scènes sans compromis où la misère voisine avec la violence. Les autres personnages de ce roman ne sont pas en reste, à la fois décalés et sordides, dans ce tableau. De décor dans lequel évolue Suttree donne asile à tout une faune de marginaux, ivrognes, chômeurs ou repris de justice, putains... Son histoire est celle d'un désespéré, un de ces blessés de la vie qui, pour se consoler, fréquente les prostituées, les sorcières et les diseuses de bonne aventure, des femmes qui peuvent lui faire croire, l'espace d'un instant, que la vie est non pas exactement belle mais viable, malgré les épreuves. C'est quelqu'un qui ne se suicidera pas, peut-être à cause de l'espoir un peu fou de voir les choses s'arranger, que la chance puisse lui sourire enfin, avec alcool et patience. Ces êtres supportent la vie avec abnégation et fatalisme et leur stoïcisme plonge ses racines dans les replis insondables du mystère. Autour de lui il y a la mort, omniprésente qui le guette et il le sait, mais il poursuit son chemin. Il supplie même Dieu de le délivrer de ce fardeau qu'est sa vie. Le thème du parcours cahoteux est récurrent dans ce livre. Il est spectateur de sa vie comme de celle des autres qu'il croise comme on croise des fantômes, un peu comme si tout cela n'était qu'une vision, un décor de théâtre, mais un décor agressif. Quand il rencontre l'amour, qu'une femme lui fait l'hospitalité de son corps et qu'il peut envisager l'avenir sous un meilleur jour, la mort est forcement au bout du parcours. Tout cela fait de lui un malheureux définitif. Il y a aussi un retour vers l'enfance, le paradis perdu comme dans « La Route » et avec lui la mesure de la fuite inexorable du temps, la misère, la marginalité, la mort. La mort, signe indélébile de la condition humaine est encore présente dans la disparition de Wanda, l'amante de Suttee, écrasée par un effondrement. La solitude aussi, autre pendant le cette « humaine condition » dont chaque être porte en lui la marque comme le disait si bien Montaigne, A la fin, il y a une sorte d'apaisement, de nouvelle vie possible pour Suttree...

     

    Comme dans tous les romans de Mac Carthy, on peut voir une symbolique religieuse. Suttree m'évoque tous ces prophètes que Yahweh a abandonné pour les éprouver. Le printemps pluvieux fait inexorablement penser au déluge et son fragile esquif à l'arche de Noé voguant sur une tempête liquide. La typhoïde (l'évocation du délire est fantastique) qui lui vaut l'extrême-onction fournit une sorte de transition vers une vie meilleure. Pourtant, son approche de Dieu n'a rien de religieu .

     

    Je reste fasciné par le souffle poétique de ce long roman, par son réalisme pathétique. Ils doivent sans doute beaucoup à une traduction somptueuse. L'univers de l'auteur, sa démarche d'écriture entre gouaille populaire et authentique poésie, tissent pour le lecteur, un attachement et même une sorte de complicité. L'image qu'il donne de l'homme nous est familière, soit que nous la connaissions, soit que nous la déplorions, mais elle est réelle.

     

      ©Hervé GAUTIER – juillet 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

  • LA ROUTE – Cormac Mac Carthy

     

    N°530– Juillet 2011.

    LA ROUTE Cormac Mac Carthy – Éditions de l'olivier. [Prix Pulitzer 2007]

    Traduit de l'américain par François Hirsch.

     

    Le décor est dantesque, un spectacle de fin du monde ou plus exactement un monde détruit en presque totalité par quelque chose comme une explosion nucléaire ou un cataclysme qui auraient anéanti une grande partie de la planète. Dans ce décor apocalyptique où tout est réduit en cendres encore fumantes, où les seuls humains qui restent sont devenus anthropophages, un père et son fils cheminent sans vouloir s'arrêter dans le froid et la nuit. Ils n'ont pas de nom, comme pour signifier que ce monde est à ce point déshumanisé. L'auteur les appelle respectivement « l'homme » et «  le petit ». Ce dernier est un enfant de cinq ou six ans qui pose sans cesse des questions inquiétantes sur les gens qui les entourent ou qu'ils rencontrent au gré de leurs pérégrinations. Ils sont devenus de véritables bêtes. Nos voyageurs n'ont pour seul bagage qu'un caddy de supermarché qui contient toute leurs richesses de survie, couvertures et nourriture. Un sac à dos recevra ce contenu en fin de parcours. Un révolver leur sert de protection illusoire.

     

    Doit-on voir là la métaphore d'un paradis perdu [« Autrefois il y avait des truites de torrents dans les montagnes... Elles avaient un parfum de mousse quand on les prenait dans la main. Sur leur dos il y avait des dessins en pointillé qui étaient des cartes du monde en son devenir. Des cartes et des labyrinthes. »], d'un monde qui est le nôtre et qui court inévitablement à sa perte, du retour de l'homme à l'état sauvage, de l'instinct de survie, de l'abandon de tout ce qui a fait l'humanité et l'humanisme, du retour de la barbarie, de sa solitude ? Les personnages qu'ils rencontrent dans cette fuite sont eux aussi en recherche de quelque choses. Eux aussi marchent vers un lieu différent mais qui est censé leur servir de refuge. Ils sont souvent hostiles et fantomatiques, en instance de mort, ou simplement des cadavres. Je note que malgré tout, l'homme et l'enfant marchent sans désemparer vers une destination inconnue, au sud, mais qui semble les attirer inexorablement. Quand ils atteignent la mer, ils errent dans un paysage désolé et hostile dans lequel « l'homme » finira par perdre la vie parce que la maladie le mine. Peut-on y voir une explication sombre et désespérée qui serait par exemple celle de l'inutilité d'une action inutilement répétée, une sorte de mythe de Sisyphe, [la route est forcément un horizon sans fin], l'image de la condition humaine qui est promise à la souffrance et à la mort ? Le père est malade et l'enfant, dénutri, au bord de l'épuisement et, apparemment, cette marche inexorable dure depuis longtemps et a des chances de se poursuivre... Jusqu'à quand ? L'homme mourra mais ce ne sera cependant pas une mort violente, simplement un sorte de passage, comme s'il se dissolvait dans ce décor macabre. A la fin, l'enfant, livré à lui-même trouvera un autre homme et sa femme qui lui serviront de parents, ce sera pour lui, comme un nouveau départ. Il n'oubliera cependant pas celui qui fut son père et qui le guida. Doit-on y voir la marque de l'espoir, d'une certaine confiance en quelque chose qui pourrait ressembler à une divinité, à un improbable salut ? Les deux protagonistes « portent le feu », sont des « gentils », comme le couple qui recueillera l'enfant mais le monde autour d'eux est peuplé de « méchants ». On songe, évidemment que la mort est au bout de ce chemin, même si l'enfant peut, en lui-même, incarner le renouveau, un espoir pour cette humanité en perdition, le relais qu'un père passe à son fils. C'est un livre hautement symbolique sur la vie humaine, transitoire, qui porte en elle à la fois la destruction et la transmission.

     

    J'ai choisi d'y voir l'évocation, certes romancée et habillée différemment, de notre monde au quotidien voué à la réussite personnelle, à la destruction par l'homme de son prochain au mépris de tout ce qu'on a pu nous dire sur sa supposée grandeur ! J'ai toujours cru que les hommes sont les destructeurs de la planète qu'ils habitent et qui pourtant est irremplaçable et unique. Ils sont eux-mêmes les plus grands prédateurs de leur espèce et ce ne sont pas des entreprises individuelles louables mais promises à l'échec qui peut racheter leurs méfaits.

    De ce roman initiatique, je retiens aussi la chaine humaine et la vie qui se transmet de génération en génération.

     

    Les dernières lignes se veulent porteuse d'espoir, mêlant Dieu au souvenir de ce père qui a guéri son fils et l'a amené vers l'âge adulte. [« Il essayait de parler de Dieu, mais le mieux c'était de parler de son père et il lui parlait vraiment et il n'oubliait pas. La femme disait que c'était bien. Elle disait que le souffle de Dieu était encore le souffle de son père bien qu'il passe d'une créature humaine à une autre au fil des temps éternels. »] Je ne suis donc pas sûr qu'il s'agisse réellement d'un roman de science-fiction, bien au contraire !

     

    J'avoue que j'ai été très décontenancé par cette écriture volontairement sèche et brève dans les dialogues et très économe dans les descriptions autant que par l'histoire elle-même. C'est pourtant un livre fascinant ou l'auteur s'attache son lecteur jusqu'à la fin.

     

      ©Hervé GAUTIER – juillet 2011.http://hervegautier.e-monsite.com