la feuille volante

LA VIE MODE D'EMPLOI

N°742 – Avril 2014.

LA VIE MODE D'EMPLOI – Georges PEREC – Hachette.(Prix Médicis 1978)

Si on en juge par la couverture, ce n'est pas un mais des romans que le lecteur va aborder. Ce texte retrace la vie d'un immeuble imaginaire situé au 11 de la rue Simon Crubellier dans la 17° arrondissement de Paris entre 1875 et 1975. C'est déjà tout un programme et cela commence le 23 juin1975 à huit heures du soir ! Il sera en effet question de ses habitants, de leur histoire et de leurs histoires, bref des destins entrecroisés, des aventures qui s'entrechoquent, des épisodes de cette comédie humaine éphémère et éternelle mais aussi des descriptions scientifiques, des recettes de cuisines, des listes, des grilles de mots croisés, des inventaires... autant de choses hétéroclites, de digressions et de détails un peu fous dont Perec est friand. Pour « faciliter » les choses, le lecteur doit imaginer cet immeuble comme une sorte de maison de poupées dont on aurait supprimé la façade de façon à pouvoir percevoir la vie à l'intérieur à moins qu'il ne préfère être investi de cet étrange pouvoir qu'avait, selon a légende, cette fée qui pouvait soulever les toits des maisons et observer leurs occupants. C'est en tout cas une sorte de microcosme qui existe et meurt sous les yeux du lecteur. L'auteur va décrire minutieusement toutes les pièces (appartements, caves, ascenseur et sa machinerie mais aussi des cages d'escaliers, les caves, la chaufferie et des choses qu'on y perd ou qui s'y trouvent par hasard) et évoquer leurs occupants passés et présents, un peu comme on considère les morceaux d'un puzzle. Cela fait penser à un patchwork, des séquences de vécu qu'on aurait réunies ensemble.

Bartlbooth est quand même le personnage principal de toute cette agitation (même s'il ne l'est qu'en filigranes) et son étrange projet autour de l'aquarelle pour laquelle il n'a aucune disposition mais qui bouscule la logique la plus élémentaire. Il mobilisera son énergie personnelle mais aussi celle de Smauft, son factotum, celle de Winkler (le faiseur de puzzle), celle de Valène (le peintre), celle de Morellet, tous évidemment habitants de cet immeuble mais avec un seul objectif : qu'il ne subsiste rien de tout le travail de chacun !

Ce sont effectivement des romans qui nous sont proposés et qu'on peut lire séparément, des textes gigognes où se mélangent harmonieusement l'histoire, la géographie, les légendes, les aventures personnelles plus ou moins imaginaires et hypothétiques et tout cela sans beaucoup de lien entre elles. On y rencontre à l'occasion des catalogues de bricolage, la généalogie et la biographie d'une famille ou des tranches de vie de locataires successifs, une sorte d'inventaire à la Prévert ainsi que des histoires à arborescences, rebondissements et improbables conclusions qui assurément égarent le lecteur mais qu'importe puisque la relation qu'il est en train de lire a pour lui la solidité d'un château de cartes édifié dans un courant d'air ! Il y est souvent question d'amour et de mariages, de quêtes, de difficultés de tous ordres, de souffrances, de maladies, de décès et de successions subséquentes, d'injustices dans les héritages, de malversations ou de mauvaises affaires, de volontés de laisser une trace de son passage sur terre où celle de retrouver ses racines, bref que des choses bien humaines. Perec a ainsi voulu, semble-t-il, appréhender le monde dans sa totalité, à travers les petites et les grandes choses qui arrivent à chacun mais surtout en en soulignant les incohérences et les incongruités et ce à travers les vies de ses occupants. Il l'a fait sous la forme contraignante édictée par l'OULIPO (Ouvroir de littérature potentielle) qui est censée générer la créativité. Il semblerait bien qu'il ait rempli son « contrat » puisque au terme de cet ouvrage de 695 pages(y compris les annexes) on ne s'y ennuie pas, mieux peut-être on lit chaque chapitre avec la gourmandise d'un écolier qui fait ses premiers pas dans l'apprentissage de la lecture !

Perec a, paraît-il, mis près de 10 ans à écrire cet ouvrage. C'est une œuvre unique, pleine de curiosités et d'érudition qu'il ne faut surtout pas rejeter à priori à cause du nombre de ses pages et peut-être aussi de son côté labyrinthique. La lecture peut paraître difficile mais le lecteur en ressort avec une curieuse sensation, celle peut-être d'avoir lu autre chose qu'un roman traditionnel avec un début, un développement et une fin qui souvent est classiquement un « happy-end ». J'ai goûté cette écriture débridée et débordante qui prend sans doute sa source dans l'imaginaire délirant de l'auteur et sa volonté d'en rajouter toujours un peu dans les précisions et les anecdotes qui souvent prêtent à sourire dans leurs développement comme dans leurs conclusions. Le style de Perec révèlent un goût non dissimulé pour les phrases et les mots qu'on mâche avec gourmandise et que l'auteur a écrits jusqu'à satiété pour le plus grand bonheur de son lecteur mais sûrement d'abord de lui-même. Elle n'a d'égal que celle de monopoliser l'attention et même l’intérêt, et ça marche ! J'ai bien aimé ce dépaysement complet, ce culte du détail qui peut paraître inutile à la compréhension du texte(et l'est peut-être) qui le dispute à la poursuite de l'histoire mais qui est tout à fait propre à exciter l'imagination du lecteur devenu de plus en plus complice de cette chronique abracadabrantesque. Un simple objet par ailleurs anodin est pour notre auteur le prétexte à l'énoncé d'une histoire à la fois improbable et parfaitement acceptable si on veut bien l'admettre. J'ai apprécié aussi le sens abscons de certaines formules pourtant censées être explicatives, claires et même pédagogiques sans oublier les rébus et les incontournables calembours dignes de consommateurs avinés du café du commerce ou de bureaucrates fatigués par une harassante journée de travail dans un bureau mal éclairé et poussiéreux ! Tout cela instille dans l'esprit du lecteur une impression qui ressemble à la fois à du dérisoire et à du sérieux, de l'éternel et de l'éphémère sans qu'on sache très bien si c'est le plaisir de lire un tel ouvrage qui fait se graver un sourire au coin des lèvres ou celui de pénétrer malgré soi dans un univers digne des meilleures fictions mais un peu étrange quand même.

J'ai retrouvé avec un immense plaisir cet auteur dont j'ai déjà parlé dans cette chronique (la Feuille Volante n° 484-486-487). Dans ma bibliothèque idéale, il tient une grande place, celle qu'occupent généralement ceux qui sont partis un peu trop tôt !

©Hervé GAUTIER – Avril 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

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