la feuille volante

A la vitesse de la lumière

N°1658- Juillet 2022

 

A la vitesse de la lumière – Javier Cercas – Actes sud.

Traduit de l’espagnol par Elizabeth Beyer et Aleksandar Grujičič.

 

Un jeune espagnol qui ressemble fort à Cercas lui-même, qui veut devenir écrivain, comprend que pour cela il lui faut voyager, rencontrer des gens, faire des expériences. Alors pourquoi pas les États-Unis ? Sauf que ce fut Urbana, ville universitaire certes, mais triste et perdue au fond de l’Illinois, pas vraiment de quoi nourrir son rêve américain ! Il y croise par hasard Rodney, un vétéran du Vietnam au comportement bizarre . Pas très original non plus ! Mais cette rencontre a vraiment lieu quelques années plus tard, surtout par l’intermédiaire des lettres que Rodney envoyait à son père pendant les hostilités et qu’il confit au narrateur. Elles parlent de la violence et de l’absurdité de cette guerre et à son retour il se sent étranger dans son propre pays, a du mal à assumer sa qualité d’ancien combattant malgré ses médailles à cause des massacres perpétrés au Vietnam notamment sur des femmes et des enfants innocents. Il est bouleversé et culpabilisé et ne puise la raison d’une vie décousue que dans l’alcool, la drogue et une forme de marginalité inexpliquée. Notre apprenti écrivain condamne certes cette attitude meurtrière, y voit l’opportunité d’un roman à écrire, mais hésite longtemps notamment à cause du mutisme de Rodney qui se refuse à collaborer. Plus tard, quand ce dernier reprend une vie normale et rangée, le projet d’écriture revient et avec lui, la parole de Rodney qui accepte, malgré ses réticences, d’évoquer ses souvenirs comme pour les exorciser et s’en libérer, parce que c’était la guerre, les ordres, la logique des choses, la terreur qu’il fallait entretenir chez l’ennemi, mais ce qu’il n’ose dire c’est qu’il a ressenti une certaine jouissance à tuer parce que l’impunité était la règle et qu’il ressentait une impression de puissance dont aujourd’hui il a honte. D’ailleurs officiellement il ne s’est rien passé et le procès qui a évoqué le massacre se traduit par un classement vite oublié.

De son côté l’écrivain décrit son parcours, règle quelques comptes et la galère du début laisse place petit à petit à la notoriété, au succès, à l’argent facile et aux conquêtes féminines. Cette célébrité, ce parcours brillant et cette consécration font qu’il néglige sa famille au profit de sa carrière et lui donne la certitude que tout lui est permis et, toutes choses égales par ailleurs, il ressent cette même impression de toute puissance qui était celle de Rodney au Vietnam. En une sorte de fulgurance (à la vitesse de la lumière) il en prend conscience et se sent responsable de la mort accidentelle de sa femme et de son fils. Pour lui comme pour son ami, son impression de toute puissance, Rodney avec son arme, lui avec sa plume, leur donnent l’impression d’être des Dieux. Rodney était obsédé par ceux à qui il avait donné la mort face à la fragilité de la vie, la narrateur se sent coupable de la disparition des siens parce qu’il les a négligés. En tout cas les deux ressentent un terrible sentiment de solitude face au poids de leur passé qui les rend haïssables et méprisables à leurs propres yeux, qui leur ôte le goût de vivre, qu’ils combattent avec alcool et drogue. Ce qui les a uni, bien des années après, ce sont les larmes, celles du deuil pour Cercas et du remords et de la révolte pour Rodney. L’écrivain se découvre lui-même comme un véritable zombi, un fantôme en état d’hibernation, au bord du gouffre de la mort et évoque cette « porte de pierre » qu’il ne pourra jamais franchir, un assassin qui espère sans trop y croire dans le rôle rédempteur de l’écriture. Il écrira pourtant son livre, mêlant son destin à celui de son ami, pour maintenir en vie les morts, témoigner de leur passage sur terre mais aussi, à titre plus personnel, pour se faire pardonner ses trahisons, pour se sortir du piège dans lequel il s’était lui-même enfermé et faire échec à sa propre mort.

Comme toujours j’ai apprécié cette lecture non seulement parce que le texte est bien écrit et évidemment bien traduit, parce que, dès lors que j’ai ouvert un des romans de Cercas, il m’est difficile de le lâcher, mon attention étant maintenue en éveil jusqu’à la fin. Non seulement il parle, malgré quelques longueurs, de l’écriture, du métier d’écrivain avec ses grandeurs, ses servitudes et ses illusions, de l’impossibilité d’exprimer le message qu’il entend faire passer, à cause de la hantise de la page blanche mais aussi de la perpétuelle envie de remettre à plus tard ce devoir d’expression. Il pose de problème de la notoriété, du succès littéraire, de la vertigineuse euphorie du succès qui vous font passer pour un intellectuel, c’est à dire un être à part qui, après des années de galère, mène une vie différente d’avant, même si celle-ci le précipite dans la marginalité et le désespoir. Il analyse avec force détails son parcours, ses succès, ses échecs dans la publication de ses œuvres, ses périodes d’abattement de doute, d’humilité parfois forcée,

Il s’agit d’une sorte de mise en abyme, un roman qui s’écrit à l’intérieur même d’un autre roman où se mêle autobiographie avec une foule de détails personnels sur ses livres et sa vie et une fiction inspirée d’autres expériences. L’auteur évoque une guerre qu’il n’a évidemment pas faite mais il choisit, comme souvent, d’en dénoncer les violences et les atrocités mais se retrouve aussi face à lui-même. Le lecteur ne tarde pas à s’apercevoir qu’il s’agit moins d’un roman au sens traditionnel du terme que d’une réflexion de Cercas sur lui-même, sur son métier d’écrivain, ses romans. C’est vrai que chaque auteur puise dans sa vie et dans ses expériences la matière de son œuvre, c’est ce qui en fait la valeur et l’originalité même s’il tombe dans un solipsisme parfois dérageant. Ici je ferai difficilement la part des choses entre le roman, c’est à dire l’imagination et la réalité qui relient la guerre du Vietnam et ses atrocités à la mort d’un enfant et d’une épouse.

J’ai lu ce livre comme une longue réflexion sur le sens de la vie humaine, où destiné et liberté se conjuguent et s’affrontent, se rejoignent parfois sans qu’on sache très bien laquelle prend le pas sur l’autre, la vanité des choses humaines, leur aspect transitoire, la faculté de trahir les siens et l’hypocrisie de vivre ainsi, éternelles interrogations et compromissions de l’homme.

 
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