la feuille volante

L'imposteur

N°1660- Août 2022

 

L’imposteur – Javier Cercas – Actes sud.

Traduit de l’espagnol par Elizabeth Beyer et Aleksandar Grujičič.

 

Enric Marco (né en 1921 en Catalogne) est connu pour avoir été militant anarchiste pendant la guerre d’Espagne, exilé en France, déporté par les nazis et grand témoin de la déportation des Espagnols, anti-franquiste, syndicaliste, jusqu’à ce qu’un journaliste espagnol démontre la supercherie en 2005. Il ne pouvait donc qu’être un sujet d’étude et aussi un personnage pour Javier Cercas, observateur attentif de l’espèce humaine. Pourtant, si une telle imposture provoque à priori des réactions contradictoires compte tenu du contexte, notre auteur est tenté de faire de lui un héro de roman simplement parce que sa vie elle-même est un roman et qu’un écrivain de son importance, qui est habitué à manier la fiction dont personne n’est dupe, peut avoir ainsi l’occasion d’un best-seller. Cependant cette démarche peut parfaitement accréditer les affirmations de Marco et ainsi nourrir la légende qu’il a lui-même construite. Pourtant, Cercas, à la suite de ce journaliste, dans une enquête minutieuse qui se révèle parfois un peu fastidieuse pour le lecteur, s’attache à démonter toutes les pièces de ce dossier qui se révèle mensonger. Il s’ensuit une longue réflexion sur la démarche de Marco, sa personnalité, son parcours, ses raisons d’agir ainsi dans un contexte de mémoire de la Shoah, l’appropriation de la guerre civile, du combat des républicains pour la liberté et des crimes du franquisme par une génération qui ne les a pas connus. Ce livre peut être regardé comme un paradoxe puisque Cercas s’insurge contre la duperie de Marco mais en même temps celui-ci exerce sur lui une sorte d’attirance. En effet, de même que l’écrivain de fiction transforme sa propre existence en créant des personnages et des situations qui n’existent pas, Marco qui n’est qu’un quidam, se révolte contre sa vie minable, la réinvente à la manière d’un créateur de fiction en se prêtant à lui-même des rôles qu’il n’a jamais eus.

D’une manière générale, mentir est mal, c’est à tout le moins ce qu’on nous enseigne dans notre enfance, mais tout être normalement constitué s’aperçoit très vite que le mensonge est vital si on veut mener une vie apparemment normale au quotidien. Non seulement on ne compte plus ceux qui, de leur vivant, ont tressé et nourri leur propre légende pour s’imposer dans la société, soit pour en tirer des avantages, soit pour impressionner leur auditoire, soit simplement par orgueil personnel… et ont fini par y croire eux-mêmes mais aussi ceux qui passent leur temps à s’auto-encenser. Le mensonge sous toutes ses formes, de la simple cachotterie d’enfance au scandale d’État en passant par la tromperie banale, la trahison ordinaire ou l’adultère, fait donc partie intégrante de l‘espèce humaine et ceux qui s‘obstinent à la pratique de la sincérité sont de plus en plus rares et le font pour des motifs moraux ou religieux. Avec les promesses électorales non tenues, les palinodies et les tricherie des hommes politiques qui entretiennent l’anti parlementarisme, les « fake news » des réseaux sociaux, les propos révisionnistes,.. nous sommes servis. D’autre part, concoctez une petite escroquerie bien léchée en essayant de penser à tout, ça ne prend pas et vous vous heurtez à la dénonciation et à la critique, mais bâtissez un énorme canular sans nuances ni même sans vraisemblance et il est d’emblée accepté sans contestation, surtout quand les temps sont troublés par des guerres ou des périodes agitées où les informations ne sont que parcellaires. C’est bien connu, plus le mensonge est gros plus il prend !

Cercas, après avoir longtemps hésité à écrire ce livre, mène donc à cette occasion, en dehors de toute fiction, une réflexion sur la mémoire historique où réalités et imaginaire s’entremêlent, s’appropriant cette meurtrière guerre civile qui ensanglanta l’Espagne et ses conséquences, dénonçant autant l’amnésie que la naïveté qui font partie de la nature humaine. Il s’interroge sur le cas de cet homme qui aurait normalement dû resté inconnu mais qui a pris une dimension internationale inattendue grâce à ses couches successives d’affabulations, dans un contexte romantique de martyr laïque comme survivant des camps de concentration et de lutte pour la liberté. Le canular a certes été démonté, les contradictions révélées et la réalité reconstruite, mais l’histoire, toujours écrite par les vainqueurs, nous a légué des vérités officielles qui perdurent toujours et s’encrent dans le temps.

Cercas montre Marco tel qu’il est, narcissique, mythomane, manipulateur, amoureux de lui-même, désireux de refaire sa morne vie à sa manière mais si « la fiction sauve, la réalité tue » parce que, selon Faulkner, le passé n’est qu’un élément du présent et finit toujours par vaincre ceux qui veulent le manipuler. La morale est sauve en quelque sorte… Pour une fois !

Je trouve que Cercas s’en tire bien parce que le sujet était ardu et à priori difficile à traiter face à une opinion publique facile à abuser. En ce qui concerne Marco, il contribue à remettre les choses à leur vraie place et peut-être à inviter à contester les vérités les plus établies et entretenues par la mémoire collective à propos de certains de nos contemporains.

Depuis que je lis les œuvres de Javier Cercas j’apprécie qu’il soulève à l’occasion d’un livre des questions importantes. Ici , comme d’ailleurs dans l’enquête du journaliste espagnol auparavant, ce qui est dénoncé a peut-être (peut-être seulement) contribué à libérer Marco de la bulle dans laquelle il s’était lui-même enfermé et où il finissait par être un peu à l’étroit.

 

 

 
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