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la feuille volante

Javier TOMEO

  • Monstre aimé

    La Feuille Volante n° 1227

    Monstre aimé – Javier Tomeo - Christian Bourgois Éditeur.

    Traduit de l'espagnol par Denise Laroutis.

     

    Le sujet de ce roman, bien qu'il n'ait pas été classé ainsi par l'éditeur, et qui a fait l'objet d'adaptations théâtrales facilitées sans doute par des dialogues sur lesquels il repose essentiellement, et dans une ambiance que n'auraient désavoué ni Kafka ni Buňuel, est déconcertant. Dans l'univers clos d'une pièce, il s'agit officiellement, d'une entrevue entre, H. J. Krugger, le directeur des ressources humaines d'une grande banque et un homme d'une trentaine d'années, Juan D. qui souhaite être embauché comme vigile de nuit. Jusque là, c'est plutôt ordinaire, sauf que, d'emblée, le directeur déclare que le candidat devra répondre à toutes ses questions, même les plus intimes. Cela ne ressemble déjà plus à ce qui était annoncé et ce n'est que le début. Ainsi le lecteur apprend-il que Juan a trente ans et souhaite, par ce travail qui sera pour lui son premier emploi, mais qui ne correspond pas du tout ni à ses compétences et ni à ses capacités, s'abstraire de la tutelle de sa mère, une femme abusive et possessive (castratrice?) qui, bien entendu s'oppose à ce changement dans la vie de son fils unique. Ce bureau qui a en principe des fonctions de recrutement ressemble de plus en plus à celui d'un psy tant les questions du directeur sont insidieuses, personnelles, déconcertantes même, puisque de DRH insiste sur des détails apparemment sans importance portant sur la chronologie de faits anodins et qui ont davantage pour but de déstabiliser Juan que d'évaluer ses compétences pour son emploi éventuel. Le recruteur lui tend même des pièges que Juan, cauteleux, déjoue, en répondant à son interlocuteur ce qu'il a envie d'entendre tout en taisant ce qu'il veut garder pour lui. La conversation s'égare parfois sur des sujets qui n'ont vraiment rien à voir avec l'embauche potentielle de Juan. Puis, lui qui était anxieux au départ, prend de l'assurance au point d'être considéré par Krugger, non pas comme un futur employé, mais comme un véritable confident ce qui donne au directeur l'opportunité qu'il attendait sans doute depuis longtemps de parler de sa propre mère. Ce détail les rapproche cependant, Juan désirant enfin couper le cordon ombilical, Krugger vivant dans le souvenir de sa mère décédée quand il avait cinq ans et souffrant de l'absence d'amour maternel. Ces deux histoires parallèles vont donc se décliner, chacun prenant la parole à son tour et suscitant les réponses de l'autre dans un jeu où chacun y va de ses confidences, reprises, commentées et parfois combattues par l'autre. La maïeutique ainsi initiée fonctionne dans les deux sens et même avec une certaine perversité.

    Le rapport à la mère est ici traité à travers ces deux discours croisés où chacun cherche, parfois avec violence, à mettre l'autre en difficulté, tout en laissant la parole à la mère de Juan. Ces deux figures de mères sont différentes mais sont un réel problème pour ces deux hommes, l'une étant absente et l'autre trop présente, ce qui n'est pas sans conséquences sur leurs vies respectives. Ils sont tous les deux restés célibataires et leur relation aux femmes est définitivement altérée, provoquant probablement l'’homosexualité et assurément un profond traumatisme.

    Je connaissais déjà Javier Tomeo (1932-2013) à travers « Le château de la lettre codée » (La Feuille Volante n° 83). J'ai retrouvé ici, cette dimension absurde et surréaliste, à la fois du côté de Krugger qui veut s'affirmer comme quelqu'un d'important dans cet établissement, que de la part de Juan qui est resté, jusqu'à l'âge de trente ans, bien à l’abri dans sa tour d'ivoire maternelle, une illustration du complexe d’œdipe chez l'un et un combat contre l'infériorité chez l'autre.

    Cela dit, le livre refermé, ce texte m'a laissé quelque peu perplexe. Juan rentrera chez lui après cet entretien et retrouvera sa mère qui continuera de veiller sur lui comme elle l'a toujours fait, une illustration de la solitude qui est une constante dans l’œuvre de Tomeo. Il continuera de l'aimer comme avant, regrettant peut-être sa tentative d'émancipation. Krugger lui continuera d'aimer cette mère qui lui a tant manqué et sa décision à propos de la demande d'emploi de Juan me paraît justifiée non pas tant à cause de ce dialogue long et parfois labyrinthique, mais à cause de l'accusation violente et infondée de Juan. Krugger aime sa mère comme Juan aime la sienne, avec leurs défauts et qualités, et c'est là une facette paradoxale de l'amour humain. L'amour d'une mère ne se discute pas même si on n’'adhère pas forcément à cette réalité. Ces femmes sont-elles des monstres ? Assurément dans l'esprit de l'auteur mais cette manière de présenter les choses, restrictive et misogyne, ce qui n'est guère dans l'air du temps, me paraît pouvoir être élargie à l'espèce humaine en général tant elle est critiquable. Tomeo joue sur la dualité « absence/prégnance » mais à la fin, chacun des deux personnages reprendra sa place dans cette ville imaginaire, comme si cette parenthèse n'avait jamais eu lieu et n'avait pas secoué leurs certitudes. En sortiront-ils indemnes ? je n'en suis pas sûr cependant mais notre société n'est pas idéale comme ne le sont pas non plus nos destins qu'on accepte ou qu'on refuse, en nous demandant quand toute cette comédie va se terminer, espérant qu'elle ne se transforme pas en tragédie. La patience, l'abnégation, le fatalisme voire la curiosité ou le masochisme font aussi partie de ce jeu que nous jouons au quotidien pour que la vie existe et perdure. L'amour d'une mère, comme l'amour en général, est quelque chose d'irrationnel qui illumine ou détruit nos existences, entre apparences hypocrites et réalités dont on s’accommode, entre compromis et compromission, parce que c'est dans l'ordre des choses, qu'on n'y peut rien ou qu'on trouve avantage à une situation qui s'arrêtera avec la vie.

    Je ne suis pas bien sûr d'avoir suivi le cheminement de l'auteur, ni même de l'avoir compris et partagé son voyage dans l'absurde mais ce livre, bâti avec des phrases courtes et simples, fut pour moi un bon moment de lecture et de réflexion.

    © Hervé GAUTIER – Mars 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

  • LE CHATEAU DE LA LETTRE CODEE - Javier TOMEO - Edition Christian Bourgois.

     

    N°83 - Octobre 1991.

     

    LE CHATEAU DE LA LETTRE CODEE - Javier TOMEO - Edition Christian Bourgois.

     

    Si, livre en mains, vous prenez la peine de lire les quelques lignes de présentation qui emportent souvent la décision du lecteur dubitatif, vous ne manquerez pas de remarquer que la traductrice de cet ouvrage l’annonce comme un roman formidable. Je partage, pour ma part complètement cet avis tant le flot de mots qu’on peut y lire entraîne le lecteur presque malgré lui dans le sillage du marquis en une multitude de situations pour la remise d’une hypothétique lettre dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est bizarre (codée!) à un comte qui ne l’est pas moins, par son domestique de qui il attend un dévouement aussi aveugle qu’anachronique.

    Il a l’obligeance de l’avertir de tout ce qu’il risque dans cette entreprise, de tout ce qu’il doit éviter de faire et de dire pour ne pas encourir les foudres du dangereux comte.

    Cette lettre, loin d’être un message n’est qu’un prétexte puisqu’elle est incompréhensible et indéchiffrable, c’est à dire le contraire d’une missive qui se respecte. Sous couvert d’expliquer l’inexplicable, l’auteur qui par ailleurs observe la désuète unité de temps, de lieu et d’action (ou d’inaction) cultive admirablement la digression, et, dans une espèce de fatrasie surréaliste où les fadaises le disputent aux poncifs promène le lecteur dans une sorte de soulerie de mots (salutaires souleries de mots qui valent bien, je vous en réponds les libations vinicoles!)

    Ce long monologue du marquis, naufragé volontaire de la société pendant vingt années derrière les murs de son drôle de château est entrecoupé de silences circonstanciés (ou seulement évoqués) du valet. Il consiste en une sorte d’évocations plus illogiques les unes que les autres, émaillées de propos oiseux sur les insectes et les batraciens, des proverbes et autres apostilles mais cache sûrement le poids très fort de la solitude à moins que ce soit le plaisir de se laisser aller, devant la page blanche, aux délices de l’écriture automatique guidée par une imagination fantasque. Il se pourrait même que le château n’existe pas plus que la lettre... Il resterait au moins le livre, unique et bien différent de ce qu’on a l’habitude de lire. Cela vaut son pesant d’humour et au moins c’est original.

     

    © Hervé GAUTIER

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