la feuille volante

L'OCCUPATION DES SOLS - Jean Echenoz

N°700 - Décembre 2013.

L'OCCUPATION DES SOLS - Jean Echenoz – Éditions de Minuit.[1988]

D'emblée ce titre aux accents administratifs surprend. Cela sent le permis de construire et pourquoi pas les tractations plus ou moins avouables pour obtenir une dérogation voire un passe-droit et ainsi s'enrichir. Ce qui surprend aussi c'est le peu d'épaisseur de ce volume (22 pages) qui peut être baptisé de « Nouvelle ». Pour autant, dans mon opinion, ce récit ne peut être ravalé au rang d'une simple histoire racontée au lecteur pour meubler rapidement une soirée.

Le texte met en scène le Père Fabre et son fils Paul. La mère, Sylvie, est morte dans l'incendie de leur appartement et d'elle il ne reste rien, ni photos, ni objets lui ayant appartenu. Cela aussi peut surprendre mais pourquoi pas ? Le père et le fils sont partis habiter ailleurs, un appartement dont on s’aperçoit très vite que c'est une demeure de transition. Le père tente, mais en vain, de faire revivre avec des mots cette figure tutélaire pour Paul [« Le soir après le dîner, Fabre parlait à Paul de sa mère...Comme on ne possédait plus de représentation de Sylvie Fabre, il s'épuisait à vouloir la décrire toujours plus exactement. »].

Pourtant, sur le quai de Valmy, il y a un portait en pied de Sylvie de quinze mètres de haut. Elle figure en effet sur une fresque publicitaire, sur le mur d'un vieil immeuble, en robe bleue décolletée, vantant un parfum. Elle a posé quelques années avant la naissance de Paul alors qu'elle était mannequin. Ensemble ils y vont régulièrement comme pour un pèlerinage mais cela bouleverse le père [« Regarde un peu ta mère, s’énervait Fabre, que ce spectacle mettait en larmes, en rut »] Le fils revient parfois seul en secret pour voir l'unique représentation de Sylvie. Puis le temps fait son œuvre et l'image commence petit à petit à se dégrader [« Sylvie Fabre luttait cependant contre son effacement personnel, bravant l'érosion éolienne de toute la force de ses deux dimensions »] et ce qui a sûrement été une curiosité est progressivement oublié. Pire peut-être on envisage une construction mitoyenne qui va masquer complètement la fresque. Petit à petit les murs montent, mangeant l’image maternelle.

N'y tenant plus Fabre décide de louer un appartement dans l'immeuble en construction qui jouxte la fresque de Sylvie, exactement sous ses yeux [« Selon ses calculs il dormait contre le sourire, suspendu à ses lèvres comme dans un hamac »]. Dès lors, le père entreprend de convaincre son fils de gratter, c'est à dire de détruite les matériaux de construction neufs pour atteindre et surtout garder pour lui seul le regard de sa femme. Ce faisant et dans la poussière de plâtre, « il commence à faire terriblement chaud ».

Au-delà de l'histoire, cet épisode raconté avec le style caractéristique d'Echenoz où je persiste à voir de la poésie, entraîne un questionnement. Tout d'abord et compte tenu des circonstances bien particulières, ce mur devient un lieu de souvenir, un peu comme une tombe de substitution [bizarrement, il ne leur vient pas à l'idée de le photographier puisqu'aussi bien ils ne possèdent plus d'images de Sylvie et que le caractère public de cette fresque publicitaire lui confère un aspect nécessairement transitoire qu'ils ne peuvent maîtriser]. Son aspect religieux bien que non exprimé est souligné par la couleur bleue « mariale » et Sylvie est ainsi idéalisée et ce malgré le côté publicitaire et la présence du décolleté profond. Cette image a bien dû interpeller les gens de la rue mais maintenant, après tout ce temps, elle a fait partie du paysage urbain et ils n'y prêtent même plus attention ; elle va disparaître sans même qu'ils s'en aperçoivent. Au pied de l'immeuble, il y avait une animation dans le petit square, on y promenait son chien ou on y amenait ses enfants puis, petit à petit, les choses changent, évoluent, se dissolvent dans le décor. Au pied de cette construction on va creuser les fondations d'un autre bâtiment et graduellement, un peu comme dans la mémoire, les images disparaissent. Pour autant, le père et le fils s'en considèrent comme les gardiens et les visites sont une sorte de culte qu'ils lui rendent. C'est un peu leur acte de mémoire à eux, leur culte à l'absente tant il est vrai qu'un être disparu n'est pas mort tant que quelqu’un pense encore à lui. Il y a aussi cette allégorie de la fresque qui perdure pendant quelques temps. La mémoire est donc intacte, entretenue par des visites régulières, puis, petit à petit, au rythme des démolitions et des ravalements successifs effectués autour de l'image de Sylvie, elle se délite. Puis c'est le creusement des fondations du futur immeuble et l'édification de ses murs. J'y vois la marche du temps et la dégradation progressive au souvenir. C'est aussi une illustration du travail de deuil qui est parfois impossible à faire mais je choisis aussi d'y voir une démarche proustienne de recherche du temps perdu. D'autre part le père comme le fils doivent se reconstruire après la disparition de Sylvie, cette fresque les y aidait et sa disparition signe le début de l'oubli possible qu'ils décident de combattre à leur manière.

Le choix que le père fait de retrouver le sourire de Sylvie en détruisant le mur de son appartement neuf génère de la fatigue et de la chaleur [« On gratte, on gratte et puis très vite on respire mal, on sue, il commence à faire terriblement chaud »] . Ce n'est pas sans rappeler celle de l'incendie qui coûta la vie à Sylvie et qui supprima tous les objets qui lui étaient familiers.

Ce que je retiens aussi de ce récit c'est que l'auteur reste un écrivain de Paris, un témoin de territoire qui aime y mettre en scène des fictions.

Personnellement, je poursuis avec plaisir la découverte de l’œuvre d'Echenoz.

©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

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