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la feuille volante

Otages intimes

La Feuille Volante n° 1081

OTAGES INTIMES - Jeanne Benameur – Actes Sud.

 

Étienne est reporter de guerre. Il a été pris en otage et a cru mourir, s'accrochant seulement à un mince espoir de libération qu'il connaît aujourd'hui dans l'avion qui le ramène en France. Il a été une monnaie d'échange, a laissé derrière lui d'autres journalistes qui sont peut-être morts et il le sait. Ce métier, il l'a choisi avec ses départs et ses risques pour sa vie, comme son père avant lui, pêcheur en haute mer et qui n'est jamais revenu. Après avoir connu cette solitude de jeune veuve, sa mère, Irène, institutrice de campagne mais aussi musicienne, a connu celle de savoir son fils en danger de mort avec cette quasi-certitude qu'il ne reviendra pas lui non plus, victime de son métier. Dans l'avion qui le ramène à Paris, il sait qu'il va devoir réapprendre à vivre, mais ne sait pas comment. A l’aéroport, Irène l'attend mais elle n'est pas seule, il y aussi Emma, sa dernière compagne. Même si tout est fini entre eux à cause de ses départs et des angoisses que cela lui infligeait, parce qu'il était « un intermittent de la vie », elle pense encore à lui malgré une liaison entamée avec Franck. Elle ne parviendra cependant pas à renouer avec lui. D’autres aussi l’attendent il y a Enzo, « le fils de l'Italien », l'ami d'enfance, le menuisier, le parapentiste qui jouait aussi du violoncelle ; avec Étienne qui était pianiste et Jofranka, l'étrangère, l'enfant recueillie qui était flûtiste, ils formaient un trio, heureux de jouer ensemble, heureux de vivre. Ils s'étaient promis de ne jamais se quitter, ils étaient un peu « les trois enfants d'Irène ». Enzo est resté au village, et Jofranka, son épouse éphémère, est avocate à La Haye et se consacre aux femmes détruites par la guerre, les aide à témoigner de ce qu'elles ont vécu. Étienne doit réapprendre à vivre, oublier sa détention et la mort qu'il a côtoyée et pour cela il revient au village près de sa mère un peu comme on remonte le temps , y retrouve Enzo puis Jofranka.

Tous ces personnages sont des solitaires même si certains comme Étienne et Jofranka ont choisi de quitter le village, ont pris le parti d'approcher la violence, de « tremper dans la chaos du monde » chacun à sa manière ; c'est un peu comme s'ils avaient besoin de la guerre et du malheur. Enzo et Irène, eux, ont eux choisi d'y rester, à la recherche d'une hypothétique paix que probablement ils ne trouveront pas. Chacun revient sur son enfance, sur son passé, Étienne tourmenté par ses photos, par ce qu'il a vu, qu'il ne peut oublier et qu'il raconte, Jofranka par son combat difficile pour les femmes meurtries par la guerre, Enzo par le souvenir de sa femme qui lui a définitivement échappé, échec intime qu'il tente d'exorciser par le travail du bois et sa complicité avec l'air, Irène qui, elle aussi jadis, s'est vengée de son mari et ses longues absences. Son fils, bien que petit à cette époque a compris que quelque chose se passait. Plus tard, il a choisi ce métier de reporter pour fuir ce microcosme familial délétère, errer dans le monde, aller au-devant de la violence et peut-être recherche la mort. C'est à la fois une quête dramatique, un acte de désespoir et un geste bizarrement expiatoire. Peut-être fuit-il aussi cette amitié qui devait être solide et qui a été trahie par l'amour d'Enzo et Jofranka. Elle a choisi de consacrer sa vie à la défense des femmes détruites par la guerre parce qu'elle est elle-même une réfugiée, une recueillie, une façon peut-être d'honorer une dette ? Enzo ne parviendra jamais à se délivrer de son ex-épouse et il le sait. Il conserve en lui l'amour pour elle et ne s'en libérera jamais à cause de sa part de mystère. Comme chacun d'entre nous, ils ont quelque chose à exorciser, quelque chose à prouver, une vérité à trouver, une vie à sauver, la leur peut-être dont il ne sont que les usufruitiers et qui est si fragile. Pendant l'incarcération de son fils, Irène s'est considérée elle-même comme un otage et elle a revécu les absences de son mari, Louis, qui la trompait avec une autre femme qu'il allait retrouver au cours de ses voyages. Tous sont d'ailleurs un peu captifs dans cette histoire, à travers leur vécu, leurs liens avec Étienne, leurs projets reportés ou avortés, les silences qui entourent leurs fantasmes, leurs peurs, leurs obsessions. Tous sont libres maintenant et c'est l'eau vive et fraîche du torrent familier qui symbolise le mieux cette liberté. C'est elle qui les réunit chez Irène malgré leur passé parfois tourmenté, leurs regrets et leurs remords, c'est cette liberté qui décidera peut-être de leur avenir. Ce roman aux multiples thèmes témoigne de la violence dont est capable l'homme pour ses semblables, c'est aussi un témoignage sur la solitude dans les combats et les recherches intimes, celles qui caractérisent chacun d'entre nous, même si nous prétendons le contraire, même si nous nous jouons la comédie parce qu'elle fait partie de la condition humaine, qu'elle est inévitable et qu'elle revient toujours.

Je ne suis entré que tard dans ce roman intense, bien écrit et agréable à lire, émouvant et poétique aussi et je ne regrette pas ma persévérance.

© Hervé GAUTIER – Octobre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com

 

 
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