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la feuille volante

l'année de la mort de Ricardo Reis

N°1578 - Août 2021

 

L’année de la mort de Ricardo Reis – José Saramago – Éditions du Seuil.

Traduit du portugais par Claude Pages.

 

L’œuvre de Fernando Pessoa (1887-1935) qui est assurément l’écrivain portugais le plus célèbre, est originale a plus d’un titre et notamment parce qu’il a attribué ses propres écrits à des personnages fictifs, les hétéronymes, qui, à la fois lui ressemblaient partiellement mais étaient différents entre eux. Il s’agit d’un groupe d’écrivains imaginaires auxquels le poète portugais a non seulement donné une vie littéraire mais à qui il a insufflé une personnalité et un destin propres. Ricardo Reis est l’un de ces hétéronymes, médecin de son état, 48 ans (soit un de plus que Pessoa), il est aussi le poète de la fuite du temps, un « épicurien triste ». Il revient du Brésil en décembre 1935, averti par Alvaro de Campos, un autre hétéronyme, soit un mois après la mort de Pessoa, après un exil de 16 années pour raisons politiques. Il évoque sa mémoire et son œuvre poétique, cite d’autres hétéronymes, Alvaro de Campos, Careiro et le poète portugais Camões, lit les journaux, arpente la ville. Il se domicile à l’hôtel Bragança où il mène une vie une vie solitaire, entame une liaison ordinaire avec Lidia puis un autre beaucoup plus romantique avec Marcenda, c’est à dire est en quelque sorte fidèle à son personnage, bref, une sorte d’anti-héros. Plus tard il prendra un appartement ce qui changera quelque peu sa vie. Il regarde le spectacle de l’Europe après sa longue absence, fait l’objet de filatures policières, rencontre le fantôme de Pessoa et devise avec lui de l’actualité d’alors, de la dictature de Salazar, de la montée des périls fascistes, de la guerre qui se déroule en Espagne et surtout de la ville de Lisbonne qu’il arpente sur les traces de l’écrivain dont l’ombre semble l’accompagner dans une cité labyrinthique, comme Virgile accompagne Dante aux Enfers… En réalité cette intrigue selon Saramago est assez simple, répétitive et peut-être considérée comme ennuyeuse. J’y vois, pour ma part, une certaine manière de traduire « la saudade », cette forme de nostalgie qui fait partie de l’âme portugaise.

Reis est la créature de Pessoa et le fait que Saramago s’en empare n’est pas sans créer une certaine ambiguïté. En effet un personnage fictif ne vit qu’autant que son auteur le décide. Ici Pessoa est mort alors que Reis est encore « en vie » et Saramago se l’approprie. Il joue de ces deux non-existences, celle de Pessoa, dont le nom signifie personne, et qui passa la sienne dans un quasi anonymat et celle de Reis qui se retrouve « abandonné » et qui devient ainsi un personnage de Saramago. Il prend le contre-pied de cette lusitanité en ce sens que les Portugais sont un peuple de voyageurs qui quittent leur pays sans y revenir (mythe du « sébastianisme ») mais Reis revient par la mer, dans son pays pour y mourir. Cette appropriation peut être regardée comme un mensonge en ce sens que, pour Saramago, Reis n’est pas qualifié à proprement parlé d’hétéronyme mais il devient un personnage qui va vivre sa vie pendant près de neuf mois dans le cadre de cette fiction, sous la plume de Saramago.

Ce roman est donc une fiction dans la fiction, une sorte de mise en abyme, avec jeux de miroirs ou trompe l’œil, un peu comme on pouvait le voir dans les anciens compartiments de chemin de fer où des glaces disposées en face l’une de l’autre produisaient une image multipliée à l’infini. Saramago, auteur majeur de la littérature contemporaine, couronné par le Prix Nobel en 1998, reste fidèle à son style à la fois simple et énigmatique , labyrinthique parfois et dont l’architecture peut instiller une ambiance assez lourde par moment. Ricardo Reis est, avec Alberto Caeiro, Alvaro de Campos et Bernardo Soares un des principaux hétéronymes de Pessoa (En réalité ils sont bien plus nombreux, on en dénombre un peu plus de 70, chacun avec sa propre personnalité). Saramago se l’approprie tout en précisant ce qui, selon lui faisait la philosophie et la vie de son sujet. Il lui fait arpenter les rues de Lisbonne ainsi que le faisait Pessoa lui-même et c’est aussi un hommage au poète de « Mensagem », à juste titre célébré comme un des plus grands écrivains portugais.

On peut se demander pourquoi Saramago a voulu ainsi faire revivre un personnage fictif ? Etait-ce pour prendre la place de Pessoa et donner à Reis une fin comme Pessoa l’a fait pour les autres hétéronymes?(Alberto Caeiro est mort en 1915 à 26 ans, Alvaro de Campos est mort en 1935 à 45 ans ) Peut-être ? Saramago nous le dépeint comme un homme désabusé, bien seul et dénué de tout sentiment, surtout après son voyage avorté à Fatima et qui songe soit à repartir pour le Brésil soit à s’installer comme médecin à Lisbonne. Marcenda qui est repartie pour Coimbra lui a en quelque sorte échappé, seule Lidia reste à ses côtés mais il regrette Marcenda qui était une jeune fille de bonne famille alors que Lidia n’est qu’une domestique quasiment analphabète. L’ennui est que cette dernière est enceinte mais il ne l’épousera pas et ne reconnaîtra même pas son enfant. Le fantôme de Pessoa, et peut-être Saramago avec lui, fustige cette attitude avant de disparaître définitivement. Veut-il ainsi montrer le vrai visage de Reis, un lâche qui refuse de prendre ses responsabilités, comme il n’a pas voulu soutenir Lidia face à la mort de son frère? Il nous rappelle que les hommes ne sont rien, surtout au moment du début de l’insurrection franquiste dans l’Espagne voisine et un commencement de mutinerie à Lisbonne .Saramago veut-il par le biais de cette fiction s’inscrire dans la lignée des grands écrivains portugais Camões (souvent cité et dont il pastiche un vers à la fin) et Pessoa ? Pourquoi pas, après tout il est lui-même prix Nobel de littérature et a honoré les lettres portugaises.

 

 

 
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