la feuille volante

LA LUCIDITÉ – José Saramago

 

 

 

N°479– Décembre 2010.

LA LUCIDITÉ José Saramago *– Le Seuil

 

« La lucidité est la blessure la plus proche du soleil » disait René Char. Je ne gloserai pas sur cet aphorisme, d'autres le feront sans doute mieux que moi mais selon de dictionnaire, la lucidité évoque la raison saine et claire, la conscience, la clairvoyance...

 

Selon son habitude, Saramago met en scène une capitale sans nom dans un pays également anonyme et concocte une fable apparemment surréaliste : lors d'une élection municipale, 83% des électeurs ont voté blanc. Il n'y a pas eu d'abstention, c'est à dire que ces mêmes citoyens ont fait leur devoir électoral, mais ce qu'ils ont signifié au pouvoir sort des réponses traditionnelles que les sondages sont censés prévoir. D'ordinaire l'électorat porte la droite au pouvoir face à une gauche inexistante, mais là, la réaction populaire est sans précédent. Il n'est pas imaginable que cela exprime un rejet de la politique en général, qu'elle soit proposée par le parti au pouvoir ou par l'opposition. C'est une forme d'expression qui n'est, de ce fait, pas admissible en démocratie.

Les hommes politiques n'estiment jamais tant le peuple dont ils tiennent leur mandat qu'au moment des campagnes électorales. Elles révèlent leur imagination et excitent leurs facultés de surenchère, mais surtout, ils ne peuvent pas s'imaginer que leur fonction est menacée. La paranoïa ordinaire refait surface et avec elle la théorie bien connue du complot qui prend ici la forme d'une improbable conspiration subversive d'un petit groupe d'anarchistes contre la pensée unique. Le pouvoir politique, loin de s'interroger sur les raisons profondes de cette attitude, ne songe qu'à culpabiliser les électeurs, estimant que ces bulletins n'auraient pour but que d'attenter à la stabilité du régime. Le vote blanc rend le système ingérable, même s'il y a une tentative d'auto-gestion par le peuple. Tout cela aurait contaminé tout le pays et il est urgent d'y mettre un terme.

Les « blanchards » assument pourtant leur option politique avec calme, le peuple s'organise au quotidien mais, à cause de leur posture jugée illégitime par les hommes politiques, ils sont des adversaires tout trouvés contre lesquels la violence va se déchaîner. Cela va donner une intrigue policière où il va falloir trouver des coupables... ou en inventer ! Dans les situations de crise, davantage peut-être que dans le quotidien ordinaire, la faculté humaine de délation trouve son terrain de prédilection. Ici, le sycophante ne peut pas ne pas se manifester et grâce à lui, le pouvoir trouve aisément le responsable de ce vote blanc. Il s'agit d'une femme qui aurait échappé quatre ans plus tôt à une épidémie temporaire de cécité et qui aurait commis un meurtre. Ce fait est regardé comme hautement suspect par les autorités même s'il n'y a évidemment aucun lieu entre les deux événements. Une enquête est quand même diligentée qui doit être menée à son terme. Elle mettra en évidence, non la vérité mais la nécessaire et judéo-chrétienne culpabilisation de l'individu et une conclusion déjà concoctée par les autorités . Dans une ville en état de siège un commissaire de police diligente cependant des investigations réglementaires où Courteline donne la main à Kafka, sans pour autant se faire beaucoup d'illusions sur le sens de sa mission. L'épilogue sera celui d'un véritable roman policier.

 

Je n'oublie pas non plus que Saramago a été membre du parti communiste portugais, a milité dans les rangs des altermondialistes et n'a pas caché sa sympathie pour les Palestiniens contre Israël. Il a même été tenté par une carrière politique en se présentant aux élections européennes en 2009. Faut-il voir dans ce roman le prolongement de ses réflexions personnelles ou une critique ironique des démocraties occidentales. C'est un roman subversif comme les aime Saramago. L'auteur, sous couvert d'une fiction un peu surréaliste met en évidence les travers de l'espèce humaine qui est bien moins humaniste qu'on veut bien le dire. Il lui permet de pointer du doigt la fragilitéde la démocratie qui est toujours mise en avant et regardée comme une avancée face aux dictatures. Selon Churchill, elle est « la pire forme de gouvernement , sauf tous les autres qui ont été essayées ». Il est donc parfaitement possible de l'instrumentaliser. Est-ce la reconnaissance implicite d'un rejet populaire des partis politiques traditionnels ou la mise en évidence de l'absurde d'une situation, le peu de cas qui est fait du citoyen face à la raison d'état ?

 

Saramago quitte ici son rôle purement littéraire pour revêtir l'habit du militant, pour donner aux citoyens du monde l'occasion d'inviter le pouvoir à redessiner autrement le paysage politique, de prendre en compte ce qui et un véritable « suffrage exprimé », loin des partis politiques traditionnels, même s'il ne correspond pas à ce qu'on s'attend à voir sortir des urnes. Conclut-il à un échec programmé de toutes les subversions, même les plus constructives ? Pense-t-il que l'appareil politique reste le plus fort face à l'individu ou que le « pré carré » des politiques doit resté ce qu'il est ?

 

Je continue d'être enthousiasmé, malgré des pratiques rédactionnelles originales et des digressions parfois un peu longues et difficiles à suivre, par l'œuvre de Saramago dont cette revue s'est largement fait l'écho (La Feuille Volante n° 475 – 476 - 478)

 

*José Saramago (1922-2010] – Prix Nobel de littérature 1998.

 

 

 

 

 

 
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