la feuille volante

TOUS LES NOMS – José Saramago

 

 

N°475– Novembre 2010.

TOUS LES NOMS José Saramago *– Le Seuil.

 

Cela commence plutôt bien puisque l'auteur, non sans un certain humour, caractérise la division hiérarchique du travail «  Les préposé aux écritures doivent trimer sans répit du matin jusqu'au soir, tandis que les officiers d'administration travaillent de temps en temps, les sous-chefs de loin en loin seulement, et le conservateur presque jamais ... Imaginer le chef du Conservatoire en train de faire des heures supplémentaires équivalait à peu près à imaginer la quadrature du cercle ».

 

Celui dont il va être question est M. José, fonctionnaire du plus bas grade, employé au Conservatoire général de l'État Civil dont le rôle est de répertorier les vivants et les morts. Or ce monsieur n'a rien d'extraordinaire : la cinquantaine, célibataire solitaire, sans enfant, et pour occuper le peu de temps que lui laisse sa tâche de subalterne, il va se mettre à collectionner des articles de presse sur les cent personnalités les plus importantes du pays. Un jour, par hasard, il tombe sur le dossier d'une femme de trente six ans, divorcée, professeur de mathématiques et, sans qu'il y ait à cela la moindre explication va s'intéresser à elle. Lui, le petit fonctionnaire modèle, ponctuel, zélé et servile, qui n'a jamais enfreint le moindre article du règlement interne, qui a toujours mené à bien sa tâche sans jamais faillir, va, pour la retrouver, bouleverser ses habitudes, prendre des risques inconsidérés, détricoter la vie de son sujet, se livrer au détournement de quelques imprimés administratifs, falsifier des autorisations et même enfreindre la loi pour atteindre le but surréaliste qu'il s'est fixé. Et cela sans la moindre raison ... Las, sa quête sera vaine puisque la femme inconnue est morte mais il aura, à cette occasion réussi à être un autre homme au moins pendant ces quelques semaines pendant lesquelles il a voulu s'abstraire de cette condition de petit scribouillard courtelinesque aussi transparent que sont abstraites les identités que son emploi l'amène à gérer. Deviendra-t-il amoureux de cette femme désormais définitivement absente ? Il ira même jusqu'à consigner tout cela par écrit dans une sorte de journal intime, peut-être pour garder la mémoire de ce qui a été l'unique action importante de sa pauvre vie.

 

Dans un style délibérément ironique, jubilatoire, luxuriant, malgré des phrases un peu longues et une mise en page qui rend parfois la lecture un peu délicate, l'auteur fait partager à son lecteur les rebondissements qui vont bouleverser le quotidien de ce vieux garçon pendant quelques temps, montrant tout à la fois les absurdités de cette administration kafkaïenne qui ne permet pas à un subalterne de prendre la moindre initiative, si petite soit elle, sans en référer à son supérieur, où la moindre réclamation prend des proportions monstrueuses, où les discours des chefs sont de minables péroraisons, et met en évidence la personnalité de ce pauvre homme. Son travail est toute sa vie, et il l'accomplit avec dévouement et abnégation sans s'apercevoir qu'il l'abrutit complètement. Pourtant, lui le vulgaire gratte-papier qui n'existe presque pas, va bénéficier d'une sorte de complicité inattendue du conservateur ! Ce dernier, inaccessible et protégé par des pratiques hiérarchiques d'un autre âge, va s'intéresser à lui, ne le considérant plus comme un être « taillable et corvéable à merci », respectant soudain sa personnalité.

 

Alors, roman à énigme baroque qui moque ce pauvre homme enfermé dans une administration déshumanisée et tentaculaire qui finirait peut-être par le broyer malgré cette tentative de donner un sens à sa vie, ou image en creux de chacun d'entre nous, coincé dans cette société du quotidien qui ignore l'homme et ne cherche qu'à l'avilir ? Elles ne sont pas si forcées que cela les évocations de ce monde du travail que la hiérarchie tronçonne et que les coutumes en usage dans dans ce bureau empreintent à la pratique de la délation et de suspicion entre collègues et de la flagornerie avec l'autorité. Est-ce que cette tentative de vouloir sortir de sa condition a donné à la hiérarchie l'occasion de s'intéresser à un agent qui a soudain voulu faire autre chose que son travail ? Que signifie ce coup de folie de ce petit employé couleur muraille qui choisi par hasard de mener des investigations aussi inutiles que l'est son travail au quotidien ? Qui est ce « monsieur José » (cette civilité lui donne quand même une certaine originalité dans ce récit) qui étrangement est le seul parmi les protagonistes pourtant importants de ce roman à porter réellement un nom (Je ne peux pas ne pas remarquer que l'auteur lui-même se prénomme ainsi, ce qui renvoie immanquablement au personnage de Joseph K du « Procès » de Franz Kafka, lui aussi poursuivi par l'absurde !) ? Que signifie ce berger facétieux qui, à la fin du roman s'amuse à mêler dans ce cimetière les pierres tombales ? L'auteur veut-il insister sur l'inutilité d'un travail improductif et impersonnel pourtant imposé par une hiérarchie aveugle et grisée par son pouvoir ? S'agit-il de dénoncer l'ambiance oppressante de ce bureau ? Que signifie cette attention du conservateur à son égard, paternalisme ou réelle complicité ?

 

L'auteur s'attache son lecteur tout au long du roman. Nous convie-t-il, sous couvert d'une fable, à nous interroger sur le concept même de l'identité, sur la solitude de l'existence, la place de chacun dans cette société, l'importance de son travail, le néant de la mort, la vanités des choses humaines, le destin ou la volonté d'exister que chacun d'entre nous possède en lui? A quoi sert un écrivain ? Probablement à être le miroir du monde dans lequel il vit, à renvoyer à son lecteur une image bien réelle de son univers quotidien ... et ce n'est peut-être pas là la moindre de ses qualités.

 

A chacun d'apporter sa réponse.

 

 

* Prix Nobel de littérature 1998.

 

 
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