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la feuille volante

ZONE

N°994– Novembre 2015

 

ZONE Mathias Enard – Actes Sud.

 

Dans un train qui va de Milan à Rome, Francis Servin Mirković, emporte avec lui une valise pleine de renseignements importants et compromettants sur des trafiquants d'armes et autres criminels de guerre et qu'il compte vendre à un représentant du Vatican. Il les a accumulés au cours de quinze années d'une carrière d'espion dans ce qu'il appelle sa « Zone », en réalité des théâtres de guerre, l'Algérie, le Proche-Orient, les Balkans dans lesquels il a combattu volontairement. Avec cet argent et un nouveau nom, il espère mener une nouvelle vie, abandonnant derrière lui la précédente faite de tortures et de mort avec peut-être l'amour hypothétique d'une femme. Bercé par le roulis des boggies, il laisse son esprit remonter le temps, revisiter sa jeunesse militante aux cotés de l'extrême-droite, fascinée par les idéologies violentes, ses aspirations militaires, son idéal, ses certitudes, ses combats, sa participation au carnage, marchant en cela sur les traces d'un père que les les événements d'Algérie ont transformé jadis en tortionnaire. Entre analepses et digressions, le narrateur revient sur sa vie solitaire et désespérée, encombrée de souvenirs où la violence voisine avec la mort, où les idéaux de liberté et les certitudes religieuses sont rapidement balayés par le goût du sang. Il se souvient de ses trahisons, de ses délations et de sa responsabilité dans la mort d'innocents. Lui reviennent aussi, mêlés à l'histoire et à ses réminiscences mythologiques, les moments dérisoires de son enfance, ses amours calamiteuses, ses pérégrinations imposées par son « métier de l'ombre », les visages grimaçants de haine de ses compagnons d'armes capables de violer, d'égorger, de décapiter, de tuer d'autres hommes en raison de leur religion, de leur nationalité ou de leur couleur de peau, le visage tutélaire du père, le veuvage de sa mère camouflé sous l'hypocrisie des convenances.

 

Je respecte toujours le travail d'un auteur mais rien ne m'irrite plus que des phrases démesurées parce que mes études et mes lectures m’ont appris à aimer la concision en la matière et peut-être à la pratiquer moi-même. Dès les premiers paragraphes de ce roman de 500 pages, avare de cette ponctuation qui est la respiration du texte, je me préparais donc à connaître ce genre d'étouffement qui généralement me précipite dans l'ennui et l'abandon du livre (J'ai déjà noté dans cette revue cette pratique un peu gênante de l'auteur). Pourtant, j'aime bien l’œuvre de Mathias Enard pour sa riche érudition, son intérêt documentaire et artistique, pour son style direct et sans fioriture aux accents parfois céliniens, cette chronique en fait foi, et c'est sans doute ce qui m'a fait dépasser ce problème d'architecture littéraire et qui, à mon grand étonnement, m'a fait oublier ce qui d’ordinaire provoque un rejet, gommant un peu cette sensation de suffocation, imposant son rythme propre... [il est vrai que certains passages sont écrits plus classiquement] J'ai retrouvé sous sa plume cette silhouette de l'homme à qui l'on prête hypocritement des qualités dont il est si tragiquement dénué, la figure du père qu'on pare de toutes les vertus dès lors qu'il est décédé, comme si la mort lavait d'un coup toutes ses avanies et trahisons et qu'on chargeait la mémoire de les rédimer. Le narrateur note d'ailleurs que l'histoire de l'humanité est davantage jalonnée de guerres, de destructions, d'exactions, d'exterminations que de créations artistiques. A coups de références culturelles et historiques mais aussi d'exemples individuels, il ravive la mémoire collective, rappelle que, depuis la nuit des temps, l'homme, au nom de l'idéologie, d'une volonté de puissance, d'expansion territoriale quand ce n'est pas d'enrichissement personnel, mène des guerres exterminatrices de sa propre espèce, encouragées et bénies par les religions qui ainsi oublient opportunément le message de paix et de tolérance qu'elles sont censées porter. Il ne faut pas oublier non plus cette traditionnelle mais inévitable amnésie qui caractérise cette même espèce humaine, prompte à s'enflammer pour de grandes idées mais aussi capable de se livrer à une destruction systématique de ses semblables mais qui ne résiste pas à l’appât du gain surtout s'il en va de son intérêt, en s'asseyant sur des charniers et en brûlant un cierge à l'hypocrisie.

 

Ce n'est pas un roman qu'on lit pour tuer le temps, c'est un regard désabusé jeté sur l'humanité, un monologue oppressant dans ses révélations, une confession qui, au rythme de la progression du train, tisse, avec pour toile de fond la vie délétère et solitaire du narrateur, une sorte d'épopée tragique d'un homme qui souhaite tourner la page sur sa vie d'avant et nouer une relation traditionnelle et rangée avec une femme si toutefois il en trouve une.

 

Hervé GAUTIER – Novembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

 
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