la feuille volante

Mohamed Mbougar Sarr

  • La plus secrète mémoire des hommes

    N°1613- Décembre 2021

     

    La plus secrète mémoire des hommes – Mohamed Mbougar Sarr – Éditions Philippe Rey/Jimsaan.

    Prix Goncourt 2021.

     

    Au départ, c’est à dire en 2018, pour Diégan Latyr Faye, jeune auteur sénégalais, talentueux et ambitieux mais inconnu, il y a la rencontre à Paris avec un livre mythique paru en 1938 « Le labyrinthe de l’inhumain »de T.C. Elimane (en réalité de son nom africain Mbin Madag Diouf), un écrivain un peu mystérieux et controversé, connu pour avoir été le « Rimbaud nègre », dont le chef d’œuvre d’abord salué par la critique, déclencha un scandale à cause d’une accusation de plagiat, ce qui fit disparaître son créateur de la scène littéraire. Diegan vit à Paris en tant qu’étudiant, rencontre une foule de gens, des femmes surtout, et d’ailleurs parmi tous ceux qu’il croise, et ils sont nombreux, beaucoup veulent devenir écrivains et plus précisément écrivains de langue française.

    Dans la première partie le «  Journal estival » est consacrée notamment à différents commentaires sur ce roman ainsi que sur celui écrit par Diégan « L’anatomie du vide » qui n’a pas lui non plus connu un grand succès. J’avoue que je me suis un peu ennuyé à cette lecture malgré l’érudition du texte. En revanche, la partie qui traite de la vraie histoire d’Elimane, ou peut-être aussi de sa légende, racontée par Siga D. , qui est sa cousine, et aussi par d’autres personnes qui l’ont approché ou ont connu certains de ses amis, est bien plus passionnante. Chacun donne sa version mais on apprend ses ascendances, le « secret » de sa conception, le déroulé de son parcours, l’accusation de plagiat dont il a fait l’objet. C’est à mon sens là que commence véritablement le roman. La présence des femmes est dans cette œuvre des plus importantes, soit qu’elles sont sensuelles, amoureuses (elles font beaucoup l’amour) et même parfois porteuses d’une charge érotique certaine, soit qu’elles témoignent de l’itinéraire d’Elimane, mais ce qu’elles en disent épaissit en réalité le mystère autour de lui, suscitant ambiguïtés, interrogations et fantasmes. Il est l’homme d’un seul livre et sans doute quelqu’un dont St Thomas d’Aquin conseillait de se méfier. D’ailleurs la vie de tous ceux, et celles, qui l’ont approché a été bouleversée et Diégan n’y échappe pas qui, fasciné par ce livre, s’est mis dans la tête de le retrouver. Cet écrivain est d’autant plus inquiétant qu’au cours de ses investigations Diégan s’aperçoit que certains de ses lecteurs, dont la plupart étaient des lettrés, des critiques littéraires, souvent des détracteurs, se sont suicidés après avoir lu « Le labyrinthe de l’inhumain » ce qui n’est pas sans susciter des interrogations sur la responsabilité d’un écrivain sur le message qu’il délivre à ses lecteurs. Il faut se souvenir aussi qu’Elimane est l’héritier, de part ses origines, d’une culture africaine différente de la nôtre et empreinte de magie irrationnelle. Que ces suicides inexpliqués, mais qui sont peut-être de simples coïncidences, trouvent un commencement d’élucidation dans le pouvoir des mots et le désir de vengeance de l’auteur, pourquoi pas ? De là à penser que ce roman est maudit, il n’y a peut-être qu’un pas ! Je remarque néanmoins que si, parmi tous ceux qui ont lu ce livre beaucoup se sont suicidés, Diégan et Siga D . eux, sont restés en vie, peut-être pour témoigner de leur passage sur terre par l’écriture parce que c’est ce qui a des chances de survivre à l’auteur.

    Cette recherche donne un voyage labyrinthique, à travers les luttes politiques, une véritable errance sur trois continents, l’Afrique, l’Europe, l’Amérique, évoquant le titre même du roman de T.C. Elimane et correspondant de la part de cet écrivain à une fuite, à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un, peut-être de lui-même et de son destin? La quête menée par Diégan est frustrante au début puisqu’il ne rencontre que des gens qui ont connu directement ou indirectement Elimane et qu’il n’a jamais à sa disposition que des témoignages parfois contradictoires, c’est à dire qu’il ne le retrouve jamais. Cela donne un portrait assez flou mais dessiné comme on assemble les pièces d’un puzzle. En réalité Mohamed Mbougar Sarr fait de cet auteur un véritable personnage de roman, un homme mythique insaisissable et qui se dérobe sans cesse . En effet, ce texte est dédié à Yambo Ouologuem (1940-2017), un écrivain malien, bien réel celui-là, puisqu’il obtint le Prix Renaudot en 1968 pour « Le devoir de violence » mais qui fut, lui-aussi, accusé de plagiat et oublié de tous. Mohamed Mbougar Sarr s’inspira de sa vie sans pour autant la copier puisqu’il fait naître son héro au cours de la guerre de 1914, au moment où son père, un tirailleur sénégalais, meurt dans les tranchées de la Somme. Il a au moins l’intérêt d’évoquer cet auteur, c’est à dire de le faire revivre. Ce livre s’ouvre également sur une citation du poète chilien Robert Bolaňo qui donne son titre au roman de Mbougar Sarr et surtout qui évoque la vie d’une Œuvre, son parcours dans le temps et sa mort inévitable, comme meurent toutes les choses humaines.

    A la fin de ce roman Diégan évoque, à travers l’écrivain congolais Musimbwa anéanti par son expérience parisienne, la mort, celle de l’Afrique, de sa culture, de ses traditions, de ses légendes, de ses mystères, qui a cédé devant la colonisation française en faisant d’Elimane à la fois le produit et l’aboutissement de cette colonisation puisqu’il a réussi à s’exprimer en français par l’écriture et qu’il souhaitait être reconnu comme un authentique écrivain, mais aussi le symbole de sa propre destruction puisqu’il n’a pas été reconnu pour ce qu’il voulait être et qu’on l’a précipité dans l’anonymat, la solitude et l’anéantissement. Finalement tout cela n’a été pour lui qu’un leurre et il estime qu’Elimane a été exclus de ce jeu, non à cause du plagiat mais parce qu’il incarnait cet espoir impossible. Il en tire des leçons pour ce peuple d’Afrique qui courre derrière l’Europe et qui évidemment connaîtra le même sort. Musimbwa ne se voit d’avenir qu’en Afrique et lance à Diégan un défi, celui de découvrir à sa manière le vrai message d’Elimane, d’être s’il le peut, un écrivain-témoin. Il revient chez lui comme le lui conseille son ami, retrouve les traces d’Elimane mort depuis un an et recueille son message. Il sera son témoin par l’écrit parce qu’il comprend enfin le sens de son livre, mais retourne à Paris parce que l’écriture est sa vie, qu’il se doit d’y obéir.

    Je note la longueur de certaines phrases, parfois de plusieurs pages qui, même si elles sont fort bien écrites, ne facilitent pas la lecture. Personnellement je les préfère courtes et même si on peut y voir une référence à Marcel Proust et à Mathias Enard, il convient de remarquer que ces trois romanciers ont été couronnés par le prix Goncourt ! Cela n’empêche pas ce roman d’être fascinant tant par l’histoire qu’il déroule sous nos yeux que par le style de son auteur, par ses descriptions, par sa poésie, par son érudition et par l’intérêt qu’il suscite chez son lecteur. J’ai ressenti personnellement une impression de solitude, de déréliction et de désespérance dans ce texte, une sorte de malaise né d’une quête impossible, d’une impuissance, un peu à la manière de ce qu’on peut éprouver quand ce qu’on veut atteindre se révèle définitivement hors de notre portée et le demeurera.

    Finalement Diegan achèvera sa quête mais pas exactement de la manière qu’il souhaitait et pas non plus en ayant trouvé ce qu’il recherchait, l’ombre d’Elimane n’ayant cessé de se dérober. Cet ouvrage est aussi une réflexion sur les écrivains, sur les critiques mais surtout sur la littérature, ses fondements, ses motivations, sur l’écriture et son alternative (écrire ou non, et même impossibilité d’écrire, c’est à dire exprimer vraiment ce qu’on veut dire), son importance comme des traces laissées après la mort de son auteur.

    Cela dit, que le Jury Goncourt ait couronné un écrivain étranger d’expression française est toujours une excellente chose puisque cela conforte la francophonie qui est, malheureusement, bien en danger. Cela met également en lumière un romancier original et une voix africaine trop absente de notre littérature.

    Je n’ai pas toujours été d’accord avec ce prestigieux prix et n’ai pas manqué de le dire dans cette chronique mais ici j‘ai plaisir à saluer ce roman.