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la feuille volante

Patrick Rambaud

  • Il neigeait


     

    La Feuille Volante n° 1301

    Il neigeait – Patrick Rambaud – Grasset.

     

    Juin 1812, la Grande Armée vient d'entrer dans Moscou. La ville est déserte et s'embrase, la répression violente suit les exactions, l'Empereur est malade et son Empire commence à montrer des signes inquiétants de délitement à cause notamment des nombreuses défections de ses alliés, des désertions dans leurs rangs. L'armée de l'Empereur est affaiblie par la dysenterie, désorientée, réduite au pillage pour survivre. Il espérait conclure la paix mais le Tsar ne se montre pas, se dérobe même. Tout cela n'était pas dans les plans de Napoléon qui, jusque là paraissait infaillible et quasiment indestructible. A l'automne, cette armée en guenilles suivie des civils quittent Moscou avec provisions, butin et surtout sa foi inébranlable en l'Empereur. Ainsi commence ce repli désordonné et désastreux sur des routes impraticables, des marais insalubres, des rivières gelées, des soldats harcelés par les paysans russes et par les attaques des Cosaques. L'Empereur est de plus en plus délirant et, coupé des réalités, refuse l'évidence, se satisfait de la désinformation véhiculée dans le « Bulletin » de l'armée, ne conçoit ni la défaite ni sa propre capture qu'il évitera grâce éventuellement au poison qu'il porte sur lui et avance vers Paris où déjà on le dit mort.

     

    C'est le capitaine d'Herbigny, manchot et matamore, un officier des dragons de la Garde qui va nous servir de guide pendant cette épopée mais aussi Sébastien Roque, un sous-secrétaire de l'Empereur sans oublier Henry Beyle, chargé du ravitaillement de l' armée, qui ne s'appelle pas encore Stendhal. A travers leurs yeux, le lecteur va assister au chemin de croix de cette armée en loques, jadis victorieuse et qui maintenant agonise dans l'hiver russe où non seulement chacun doit sauver sa propre vie face à la peur de la mort et aux épidémies mais où la faim autorise les pires atrocités au mépris de la discipline et du respect de la vie de ses propres compagnons d'armes. A la progression surréaliste des hommes et des chevaux dans cet univers hostile et glacé il faut ajouter le délire qui s'empare des soldats livrés à eux-mêmes, le dévouement désespéré des pontonniers de la Bérézina et bien entendu, l'esprit de lucre de quelques-uns qui profitent d'une situation inédite pour s'enrichir au détriment des autres. C'est une belle évocation de cette espèce humaine dont on nous vante un peu trop souvent le côté altruiste

     

    L'image de Napoléon en prend un coup. Il n'est plus le génial tacticien et le stratège militaire devant qui l'Europe entière a plié, le général adoré par ses soldats… Il redevient un homme vaincu par les éléments, seulement capable d'abandonner à elle-même cette belle armée qui faisait sa fierté et la terreur de ses ennemis, au point que ses soldats finissent par préférer la mort par suicide pour abréger leurs souffrances. Une telle attitude qui rappelle celle qui fut la sienne en Égypte, est évidement indigne d'un vrai chef, d'autant qu'il justifie cette lâcheté par sa présence indispensable à Paris pour défendre le peu de pouvoir qui lui reste. Abandonner ainsi ses soldats à eux-mêmes, avec pour seul mot d'ordre la survie est impensable pour des hommes qui ont accepté aveuglément de le suivre. Au-delà de l'administrateur, du conquérant, du magnifique souverain, du séducteur, il montre son vrai visage, lui qui parlait volontiers de paix mais ne cessa de faire la guerre pendant toute sa vie et de semer la mort autour de lui. Ce roman, dont le titre est emprunté à un poème épique de Victor Hugo, retrace cette désolante retraite de Russie, Napoléon, ce grand stratège militaire, vaincu par l'hiver ! Il n'est plus l'homme providentiel qui a sorti la France du chaos révolutionnaire mais celui qui au contraire l'y a à nouveau précipité. Et pourtant, la foi de ses soldats est telle qu'une seule lueur d'espoir suffit à les faire revivre et avancer. Je suis aussi toujours étonné par le destin de ces maréchaux qui, chargeant à le tête de leurs hommes, dans des engagements meurtriers sont souvent miraculeusement épargnés par les balles et les boulets.

     

    Ce roman s'inscrit dans la tétralogie que notre auteur a consacré à Napoléon. Fidèle à son habitude, Patrick Rambaud nous offre un roman richement documenté, particulièrement réaliste dans ses vocations et descriptions, fort bien écrit et passionnant jusqu'à la fin, et qui, au-delà de l'historiographie officielle, nous donne à réfléchir sur le destin de ces hommes autoproclamés sauveurs de l'humanité mais qui en fait sont rattrapés par la réalité.

     

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2018.http://hervegautier.e-monsite.com

  • Le chat botté

     

    La Feuille Volante n° 1298

     

    Le chat botté - Patrick Rambaud – Grasset.

     

    Ce surnom, digne d'un conte de Perrault avait été donné à Bonaparte par une femme, Laure Permont, future épouse de son fidèle Junot dont il fera un général, à cause de ses grandes jambes maigres et bottées, un vrai chat efflanqué. Il n'était alors qu'un obscur général désargenté de 25 ans, au fort accent corse qui cherchait sa voie dans le tumulte de la Révolution, arrivait de Marseille dans une capitale qui venait de voir la chute de Robespierre. Nous étions au printemps 1795 et son ascension commençait. C'était une de ces situations surréalistes qu'on rencontre dans les périodes d’extrême tensions: le peuple de Paris affamé grondait et les muscadins fêtards que pourchassait la Convention dépensaient largement de faux assignats dans les restaurants à la mode, les agioteurs s'activaient, la violence et l'insécurité étaient partout, le pouvoir vacillait et avec lui les Institutions, l'armée. Lui dont les débuts avaient été difficiles, attendait son heure, observait les faits et les gens, apprenait, rêvait de guerre en Italie, méditait les auteurs latins qu'il affectionnait qui racontaient la vie d'hommes illustres où de simples citoyens, et parfois même des généraux, devenaient dictateurs ou empereurs… Une atmosphère insurrectionnelle terrorisait les gens, les Jacobins menaçaient de revenir, les royalistes relevaient la tête, la guerre civile s'installait, rappelant la Terreur et les exactions de Robespierre. Comme toujours en pareil cas, des noms émergent qui se perdront dans la tourmente de la révolte et d'autres comme Murat, Marmont, Junot seront favorisés par le destin ou par l'Histoire. Bonaparte attendait, réfléchissait et agissait en vrai républicain.

    Ce général inconnu qui avait refusé d'aller en Vendée combattre la rébellion anti républicaine n'hésitera pas à faire feu au canon sur les royalistes de Paris à l'église Saint Roch. Pourtant, dans cette ambiance ahurissante, malgré les canons qui sèment la mort, on dîne dans les restaurants parisiens, on danse, on va au théâtre, enfin ceux qui en ont les moyens. Après le siège de Toulon où il s'était illustré victorieusement, Saint Roch est le deuxième acte de son parcours républicain, mais c'est aussi le début de la reconnaissance, de l'ascension vers le pouvoir suprême, vers la richesse. Il devient rapidement une sorte de dictateur de Paris, fait surveiller tout le monde, croise Fouché, le futur ministre de la police, rétablit l'Ordre Public si malmené pendant cette longue période de chienlit. L'aigle se sent pousser des ailes, déjà, parce qu'il faut un chef à la France et qu'il sera celui-là. Le Directoire n'a rien de bien sérieux, se trouve incapable de créer des richesses , de renflouer le Trésor, de juguler la hausse des prix, d'avoir de l'argent qui est le nerf de la guerre . Et c'est bien une guerre que ce général impétueux et ambitieux attend. Ce sera l'Italie.

    Il ne lui reste qu'à tomber amoureux et à se marier, ce qu'il fait avec Rose de la Pagerie, veuve Beauharnais. Il fallait qu'il le soit parce que celle qu'il appellera désormais Joséphine n'était ni noble, ni riche, comme il le pensait, mais surtout pas vertueuse comme il aurait pu l'espérer, ce qui excite sa jalousie. Tout est en place pour que Bonaparte devienne Napoléon.

    Alors qu'il était encore jeune, quelqu'un avait dit de lui qu'il fallait porter de l'attention à cet homme et ne pas oublier de le nommer à des postes importants, sans quoi il le ferait lui-même ! La suite de sa biographie a illustré cette appréciation pertinente.

    L'ouvrage allie avec bonheur un travail d'historien, précis et authentique et un talent d'écrivain. Le style est fluide et facile à lire, ce qui transforme ce livre en un bon moment de lecture. Nous sommes en effet dans un roman historique qui, certes s'inscrit dans un contexte très concret mais qui laisse aussi la place à la fiction, même si, à titre personnel, je ne suis que très peu entré dans certains épisodes qui laissent la place à l'imaginaire.

    Cet ouvrage, paru en 2006 fait partie, avec « La Bataille » (1997), « Il neigeait » (2000) et « l'absent » (2003) de l'épopée napoléonienne.

    © Hervé GautierDécembre 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Le Maître

     

    La Feuille Volante n° 1297

     

    Le Maître - Patrick Rambaud – Grasset.

     

    Tchouang-tseu est un peu un Diogène qui préfère la vie dans la solitude de la nature à celle des villes et des privilèges que sa haute naissance et son éducation de lettré lui promettaient. Le poste de son père est important et sa puissance est enviée, ce fils est choisi par lui pour lui succéder, sa voie est donc toute tracée et, obéissant à la volonté paternelle, il devient Superviseur des Laques, situation lucrative qu'il aurait pu conserver toute sa vie. Quand il aurait pu mener une carrière dorée, corrompue et flagorneuse auprès de roi et de la cour ou profiter d'une situation recherchée, il préfère la vie itinérante et libre qui lui apprend davantage que ce qu'il aurait pu découvrir dans les livres et, lorsque les circonstances font de lui un mort officiel, il déclare préférer cet état à celui de vivant. Quand on lui demande ce qui est vraiment important en ce monde il répond simplement Le Ciel ! Il connaît l'enseignement de Confucius mais il n'en fait pas pour autant une règle de vie inconditionnelle. Cela fait de lui un personnage marginal, individualiste, vivant volontiers à l'écart du monde, à la fois craint, respecté mais surtout connu et dont on recherche les jugements. Pourtant, adepte de l’oisiveté, une option qui en vaut bien une autre face à la brièveté de la vie, à son côté provisoire et transitoire, et amoureux de la nature, il donne sa préférence à une vie simple, pauvre et proche du peuple. Son parcours, autant que la manière dont il appréhende l'existence dans ce royaume de la Chine lui confèrent une sorte de sagesse qui lui permet de survivre face aux tyrans sanguinaires qui le peuplent et le font connaître et apprécier par sa philosophie et les conseils qu'il prodigue. Il jette en effet sur le monde qui l'entoure un regard mi-amusé mi-circonspect qui lui font exprimer des sentences parfois énigmatiques ou adopter des postures quasi suspectes qui ne sont pas sans déconcerter ceux à qui l'entourent ou à qui il les destine.

     

    Ce roman ne manque ni d'humour ni de sobriété dans les termes. C'est une sorte de fable qui met en scène un authentique personnage hors du commun mais dont on sait peu de choses à part qu'il aurait illustré par ses écrits et sa vie la doctrine taoïste qui allie quiétude et équilibre mais aussi qu'il aurait effectivement refusé des fonctions politiques importantes, mettant ainsi en œuvre cette philosophie. Les sentences que l'auteur met dans sa bouche sont certes des aphorismes choisis pour cette fiction mais aussi ont une valeur universelle et sont pour nous aussi une invite à la réflexion. Elles témoignent d'une observation fine et attentive des travers de l'espèce humaine dans le quotidien pour les gens du peuple, comme dans l'exercice du pouvoir pour les dirigeants. L'auteur nous présente Tchouang-tseu comme bienveillant vis à vis des gens qui le sollicitent, soucieux de remettre en cause toutes les superstitions, invitant ses disciples à la tolérance, à la tempérance, à réfléchir avant d'agir, à bousculer les habitudes et les traditions héritées du passé, usant volontiers de paraboles pour illustrer et expliquer sa pensée.

     

    C'est peu dans l'air du temps où on met en lumière ceux qui ont réussi en évitant de mentionner tous ceux qu'ils ont écrasé pour obtenir postes et distinctions, mais, eu égard sans doute à la brièveté de la vie, j'aurais toujours un secret attachement pour ceux qui choisissent de rester dans l'ombre.

    J'ai lu avec plaisir les romans historiques de Patrick Rambaud qui ici change de registre. Cela m'a un peu surpris mais pas moins intéressé, autant par la mise en lumière de ce personnage que par la qualité de son enseignement et de son exemple. Le style d’écriture aussi a retenu mon attention, simple mais attachant.

     

    © Hervé GautierNovembre 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

     

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  • L"absent

     

    La Feuille Volante n° 1296

     

    L'absent Patrick Rambaud – Grasset.

     

    Nous sommes en 1814, c'est la fin de l'Empire, les alliés de la coalition sont dans Paris et les Parisiens sont partagés entre la fidélité à Napoléon et la trahison. Talleyrand n'est pas en reste qui selon son habitude conspire, trompe son monde, trahit et assure son propre avenir. Face à une armée qui se débande et des hommes qui désertent, l'Empereur envisage une dernière tentative autour des officiers qui sont restés loyaux, face aux royalistes qui relèvent la tête et espèrent l'avènement de Louis XVIII, tergiverse puis finalement abdique. Il part pour l'île d'Elbe à travers une France qui, suivant les régions, l'acclame ou le rejette. Lui qui voulait soumettre l'Europe entière se retrouve à administrer et développer une simple sous-préfecture dépendant de Livourne, ce qu'il fait d'ailleurs avec efficacité et talent, réveillant une île qui dormait depuis des années. Tel est cet épisode qui caractérise la fin d'un règne.

     

    Comme il en a l'habitude, Patrick Rambaud procède par petits détails. Ici, il choisit notamment de gommer l'aura de Bonaparte au pont d'Arcole que, quelques années plus tard, le peintre Jean-Antoine Gros représenta pour la postérité comme un entraîneur d'hommes. En effet il remet à l'honneur Pierre Augereau, simple soldat devenu maréchal d'Empire et vrai héro de cet événement guerrier à la place de Napoléon, tombé dans un fossé avant ce fameux pont (p.157) et qui se couvrit de gloire par la suite. Dans une note à la fin du roman, il apporte d'ailleurs quelques précisions bien utiles sur les personnages de cette époque , sur la vie dans l’île et le débarquement de l'ex-Empereur à Golfe Juan, ce qui témoigne de son travail d'historien. Il prête aux personnages de cette fiction historique des propos qu'ils auraient pu tenir lors de cet épisode qui a précédé les « Cents jours » et Waterloo.

     

    Napoléon qui était parti de rien, que les événements avaient servi, et qui s'en était également servi, avait eu des succès en tous genres, la notoriété, la richesse, le pouvoir et maintenant il n'était plus rien, rien qu'un homme déjà malade, contraint de quitter son pays à bord d'un navire anglais, en se cachant de peur d'être assassiné. En outre il devait faire face à la trahison de ceux qui lui devaient tout et qui maintenant, par opportunisme ou par peur, se retournaient contre lui et menaçaient sa vie. Quand il arriva à l'île d'Elbe il reçut un accueil digne d'un «  sous-préfet aux champs » de la part d'une population flagorneuse qui l'ovationna mais qui, avant son arrivée, demandait sa tête et l'aurait bien vu pendu. Pour quelqu'un qui se targuait de connaître les hommes, la leçon était bonne ! Il rencontrait ici la versatilité de l'espèce humaine autant qu'un revirement de son destin personnel.

     

    La France n'a sans doute jamais été aussi grande que sous l'Empire mais je retiens aussi que Napoléon, fin stratège et grand chef militaire, a souvent, quand cela allait mal pour lui et sous un prétexte souvent étranger, abandonné ses hommes, ce qui est indigne d'un vrai chef. Je reste quand même très étonné que ses soldats l'aient suivi dans toutes les guerres qui émaillèrent l'Empire.

     

    C'est le quatrième volet de la saga napoléonienne consacrée par Patrick Rambaud à cette période de déclin de l'Empire commencé à la bataille d'Essling (« La Bataille ») et l’hécatombe de la campagne de Russie (« Il neigeait »).[Le premier « Le chat botté » -publié plus tard- évoque l’ascension de Bonaparte] Ici, l'ardeur des combats et le froid ont laissé place à la moiteur et au calme de l’île d'Elbe et ce malgré la préparation des « Cent Jours » et les différents projets d' assassinats déjoués. Encore une fois, mais d'une manière différente et pacifique, l'ex-Empereur devenu roitelet d'un caillou perdu en Méditerranée, réussit à s'imposer à la population locale en qualité d'administrateur.

     

    Le style est précis, simple, agréable à lire. J'ai passé un bon moment de lecture avec ce livre. J'aime en effet le roman historique surtout quand il a l'avantage, comme c'est le cas ici, d'évoquer certes une grande figure de l'Histoire mais aussi d'en noter les petits travers.

     

    © Hervé GautierNovembre 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

     

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  • Quand Dieu apprenait le dessin

     

    La Feuille Volante n° 1282

    Quand Dieu apprenait le dessin - Patrick Rambaud – Bernard Grasset.

     

    Au Moyen-Age, Venise est déjà une puissance maritime, commerciale et politique qui s'affirme face au pape et à l'empereur d'Occident. Pourtant le duché est gouverné par Justinien, un doge vieillissant dont la vie est menacée. Il lui faut donc affirmer sa puissance par le rapatriement de la momie de l'évangéliste Saint Marc qui aurait jadis séjourné sur la lagune avant de terminer ses jours comme évêque d'Alexandrie où il est enterré. Mais Alexandrie est aux mains des Ottomans et selon la légende, le doge charge de cette mission deux marchands vénitiens rusés, voyageurs aguerris et tribuns, c'est à dire proches du doge, Rustico da Torcello et Buono da Malamocco qui s'en acquitteront avec succès et d'une manière rocambolesque, face à un Islam tout puissant qui menaçait la dépouille de profanation. Ils n'en tireront cependant aucune gloire et on oubliera jusqu'à leur nom .

    Avec ce texte, l'auteur nous transporte dans un temps où les cités médiévales dominées par le pouvoir de l’Église, tiraient leur prestige de la possession de saintes reliques et Venise n'échappait pas à cette tradition, ne serait-ce que pour concurrencer Rome et le tombeau de Saint Pierre. Peu importe d'ailleurs l’authenticité de ces restes qui, à cette époque, faisaient l'objet non seulement d'une vénération un peu surréaliste mais surtout d'un négoce florissant. Nous sommes dans un Moyen-Age boursouflé d'obscurantisme et de superstition , gouverné par des prélats et des prêtres ignares, manipulateurs et dogmatiques qui ne juraient que par un dieu lointain, oublieux du message de l’Évangile dont ils étaient pourtant porteurs et exécutaient leurs semblables au moyen de ridicules ordalies. On se prosternait devant n'importe quoi pourvu que cela soit censé avoir appartenu à un saint ou mieux au Christ lui-même. Quant aux miracles qui leur sont attribués l’imagination était sans borne. Il n'y a que la foi qui sauve !

    Si la dépouille du saint apôtre était effectivement en pays musulman, elle était entre les mains de l'église copte, donc concurrente des catholiques. Pour légitimer ce voyage on a un peu maquillé la réalité, les communautés chrétienne et musulmane vivant en bonne intelligence, ce qui est peut-être un signe de tolérance mais assurément la marque d'un autre monde, une autre culture où le commerce fait aussi sa loi avec palabres et profits, esclaves contre denrées. Pourtant, les religieux locaux s'avèrent tout aussi vénales que leurs collègues occidentaux, tout aussi hypocrites aussi, les miracles supposés ainsi que les dons des pèlerins étant une ressource importante de cette communauté..

    Il y a une dimension épique dans ce récit qui prête vie à ces marchands intrépides, rusés et avides d'argent qui parcouraient l'Europe et l'Asie pour faire fortune en risquant leur vie. Sur des routes peu sûres du nord ils croisaient des brigands, des loups, des moines paillards et des religieuses lubriques protégés par la religion, l'hypocrisie et leur robe de bure. L'auteur s'approprie avec bonheur cette légende, adjoint à Rustico les services de Thodoalt, un aventurier pragmatique et instruit, un peu moine un peu médecin devenu son mentor. C'est l'occasion pour l'auteur de promener son lecteur dans cette cité médiévale vénète, d'en retracer l'histoire difficile et mouvementée, un duché florissant où le commerce prend la place des combats et où la paix doit être préservée parce qu'elle favorise le négoce quand tant d'autres villes s’appauvrissent dans la guerre.

    Le dépaysement dans le temps comme dans l'espace est prenant dans cette fiction. L'auteur,balade son lecteur des brumes du nord de l'Europe à la touffeur d'Alexandrie en passant par les canaux humides de Venise. Par son style et la façon ironique et originale qu'il a de conter cette histoire autant que par la qualité et la précision de sa documentation historique et anecdotique, il fait revivre une époque méconnue et un peu oubliée, s'approprie l 'attention de son lecteur jusqu'à la fin et instille des remarques pertinentes sur les religions, l'hypocrisie, la superstition, les interdits, les batailles et les morts qu'elles suscitent.

    J'ai lu ce roman avec délectation, pratiquement sans désemparer, et j'ai particulièrement apprécié la dédicace, notamment à tous ces anonymes vénitiens contemporains

    © Hervé GautierOctobre 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La bataille

     

    La Feuille Volante n° 1292

     

    La bataille – Patrick Rambaud – Grasset. Prix Goncourt 1997 – Grand prix de l’Académie Française.

     

    Ce roman historique, Balzac en avait rêvé sans pour autant en venir à bout.

     

    Nul n'est resté indifférent au personnage de Napoléon, son génie de militaire et d'organisateur, son charisme, l'admiration qu'il inspirait à ses soldats, ses ambitions bien souvent contestables, ses failles… Il a certes été un excellent stratège, ce qui lui valut un destin hors du commun, mais son étoile guerrière n'a pas pâlit seulement à Waterloo. Nous sommes en mai 1809 dans la banlieue de Vienne, à Essling et l'armée de l'Empereur est face aux Autrichiens. Si ça n'a pas une défaite pour Napoléon, ça n'a pas été une victoire non plus, avec de lourdes pertes françaises, dont la mort du maréchal Lannes, et les désertions et les suicides dans son armée autant que les troubles en France annoncent déjà la fin de l'Empire.

     

    Patrick Rambaud nous donne à voir, avec force détails le quotidien de cette armée en campagne, les vols, les viols, les pillages, la mort qui rode et les doutes qui commencent à pointer sous l'apparente excitation des combats et la gloire militaire de la Grande Armée. Il nous révèle les mouvements de troupes, les actes de bravoures des maréchaux combattant à la tête de leurs hommes dans des engagements meurtriers, les détails techniques des uniformes et des armes dans les deux camps, ce qui témoigne du côté documentaire de cet ouvrage. Son roman est plein du fracas des préparatifs de cet affrontement, du bruit des sabres et des charges meurtrières, du fracas des canonnades, du hennissements des chevaux qui, vivants participent aux combats et morts servent à améliorer le maigre ordinaire de la troupe, des charges des maréchaux aux uniformes brodés d'or et les soldats souvent en guenilles, de la mitraille, de la faim qui assaille les hommes, de la construction des fragiles ponts de bateaux face à la crue du Danube et des coups de boutoir des Autrichiens, des morts, officiers ou simples soldats, des amputations des blessés, une bataille de deux jours et de deux nuits...La troupe est toujours fidèle à l'Empereur, mais on sent néanmoins que la lassitude gagne les soldats et les officiers qui en ont assez le guerroyer loin de chez eux. Napoléon au contraire, confiant en sa bonne étoile, est toujours aussi autoritaire. Pourtant il ne s'est jamais vraiment relevé du désastre récent de la guerre d'Espagne. Il est certes toujours un fin stratège et un manœuvrier visionnaire au cœur même des combats mais l'auteur nous le révèle colérique, injuste pour ses hommes de qui il n'attendait qu'une obéissance servile, n'hésitant pas à opposer les maréchaux entre eux pour mieux les dominer, gourmand de parmesan, quelque peu négligé parfois et aussi superstitieux. Il nous laisse même deviner le son de sa voix à travers des expressions puisées dans un dialecte italo-corse. Charles Meynier aura beau peindre quelques années plus tard un Empereur vainqueur au milieu de ses soldats blessés, on sent déjà une ambiance de fin de règne dont ce roman témoigne. Même la victoire de Wagram quelques semaines plus tard aura un goût amer

     

    Au cours de ce roman le lecteur rencontrera Henry Beyle, pourvoyeur de vivres pour l'armée qui ne s'appelle pas encore Stendhal et le compositeur Haydn ; Comme nous sommes dans un roman, il y a un côté romantique : des hommes sont engagés dans la guerre et peuvent mourir à tout moment mais gardent une pensée pour une femme restée loin d'eux. Ce sont de simples soldats, des paysans arrachés à la terre par la conscription mais qui songent à revenir chez eux pour les moissons et regrettent leur pays. Il y a des rivalités d'amoureux d'autant plus dérisoires que la mort rôde…

     

    C'est un ouvrage fort agréable à lire, écrit dans un style fluide.

     

    Il y a certes un petit croquis indiquant sommairement les lieux de cette bataille mais il me semble que, s'agissant d'un texte traitant de cet engagement important pour l'Empire, une carte plus détaillée aurait sans doute été préférable.

     

    © Hervé GautierNovembre 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]