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la feuille volante

LA CINQUIEME SAISON

N°954– Août 2015

 

LA CINQUIEME SAISONPhilippe DelermGallimard.

 

On a tous dans le cœur un tableau noir et sa poussière de craie, la portée bleue d'un cahier d'écolier avec des mots écrits à l'encre violette dans le crissement d'une plume d'acier, pleins et déliés, le doux ronronnement des tables de multiplications, le lourd silence des dictées, les blouses grises et les punitions, la cour de récré poudreuse et les derniers jours d'école dans la touffeur naissante de l'été, les jeux de billes, de marelle ou de corde à sauter. Tout le parfum de l'enfance ! Plus tard ce seront des nattes et des taches de rousseur, les regards maladroits et les paroles timides, les garçons hâbleurs qui voudront se faire remarquer des filles qui les ignoreront du haut de leur beauté naissante. Leur indifférence et leurs yeux annonceront déjà les femmes qu'elles seront bientôt. Ce sera le temps des amours inventées, des menthes à l'eau, des illusions qui ne manqueront pas d'éclater, avec cette volonté de grandir vite et cette fascination de l'avenir mais aussi ce désir un peu fou de demeurer encore un peu dans le giron tiède de l'enfance.

 

M. Chatel est un instituteur, un Maître d'école comme on disait avant, soucieux de l'avenir de ses élèves à qui il transmet son savoir. Ils le respectent pour cela, parce qu'il leur apprend le calcul et la grammaire, même si ce n'est pas passionnant et qu'ils n'aiment pas vraiment cela. Ce n'est pas tout à fait un copain, pourtant il joue à l'occasion avec eux au foot sur la place du village, organise la kermesse de fin d'année scolaire. On l'appel « M'sieur » entre crainte et une complicité feinte. C'est un petit village où on a déjà abandonné la gare, sans doute non rentable, avec sa dernière épicerie qui fermera à la mort de sa propriétaire, son café à la lisière de la faillite, l'école elle-même disparaîtra bientôt, faute d'élèves. Ils partiront vers d'autres horizons ou au collège et ne seront pas remplacés parce que les temps changent et qu'on n'y peut rien.

 

Il se souvient de cette tranche de vie où il aimait cette jeune fille trop tôt disparue dans un accident. D'elle il n'a plus que des souvenirs, les albums pour enfants qu'elle a crées, ses aquarelles aux couleurs chaudes. Ils avaient tout pour vivre ensemble une vie heureuse et longue mais le destin en a décidé autrement. Parce que c'est un baume, il choisit de de lui écrire avec des mots d'encre bleue, de crier dans l'écriture tout cet amour perdu, tout ce gâchis, tout ce deuil impossible à faire. Ces mots, elle ne les lira jamais mais ils lui viennent à travers ses souvenirs qui renaissent dans la couleur d'une robe, la langueur d'une soirée d'été, une chanson de Duteuil ou de Souchon, une photo de David Hamilton... Il la fait revivre dans sa mémoire, habille ces années heureuses de phrases, entre leur enfance différente, leur rencontre, leur vie amoureuse, leurs vacances au soleil de Provence, leurs projets… Même si écrire est une forme de folie, entre vertige et exorcisme, c'est une sorte de longue lettre, tissée à petites touches intensément poétiques, un journal confié aux feuillets blancs d'un cahier où le deuil est présent à chaque page sans pour autant être exagérément larmoyant, mais à certains moments du roman j'ai pourtant eu l'impression d'un veuf qui parlerait à une tombe.

 

Bien sûr la vie continue mais l'absence reste et lui s’accroche aux mots qu'il investit de son chagrin. Ce sera une nouvelle rentrée avec ces feuilles qui tombent déjà et les matinées qui rafraîchissent, les encriers en porcelaine qu'on remplit d'encre mais cette femmes diaphane disparue sur une route rappelle que nous ne sommes que les pauvres usufruitiers de notre vie, même si nous choisissons de ne pas y penser, de vivre comme si nous étions immortels.

 

Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

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