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la feuille volante

Stéphane Emond

  • Argonne

    N°1672– Septembre 2022

     

    Argonne – Stéphane Emond – La table ronde.

     

    Les photographies sont souvent, pour ceux qui les regardent, l’occasion de remonter le temps. Ceux qui y figurent sont souvent morts depuis longtemps et offrent au papier glacé l’image d’un enfant alors que dans les mémoires c’est plutôt celle d’un vieillard qui s’y est incrustée. C’est à l’aune de ces clichés en « noir et blanc », aux bords dentelés, parfois même couleur sépia, qu’on mesure la fuite et la patine du temps. Les rides s’incrustent sur les visages, les années taraudent le cerveau. Elles sont parfois prémonitoires pour qui sait lire en elles. Elles ont, dans les sourires ou les traits figés de ceux qu’elles représentent, leur pesant d’avenir et de destiné. Les souvenirs s’accrochent parfois à un objet fragile dont on prend le plus grand soin et qui ressemble à une relique pleine d’émotion parce qu’il a appartenu à un proche disparu et qu’on se transmet comme un témoin qui traversera les générations. Dans cette région de France, l’Argonne, dont l’auteur est originaire, on connaît la guerre depuis des siècles parce que c’est par là que sont passés tous les envahisseurs conquérants, obligeant les populations à un exil, parfois sans retour, là que se sont toujours déroulés les combats. Valmy et surtout Verdun suffisent à résumer le destin de cette terre et du tribut qu’elle a payé à la camarde. Ce terroir de légendes et d’histoire qui a bu tant de sang ne se conçoit pas sans cérémonies du souvenir ne serait-ce que pour honorer la mémoire des héros.

    Ce récit délicat écrit à la première personne évoque, longtemps après l’exode de juin 1940, dans la touffeur de l’été et sous le mitraillage des avions allemands ou italiens, des bribes de ces moments tragiques et personnels qui se mêlent à l’Histoire de la défaite et du malheur. Cela ressemble à un pèlerinage pour l’auteur parti depuis longtemps et qui retrouve des lieux qui ont changés, des souvenirs qui donnent le vertige parce que le temps efface les traits des visages, érode la mémoire. Je retiens ce besoin d’explorer le souvenir familial, de le transformer en mots et de les confier au papier pour ne pas les vider de leur trace, de mettre ses pas dans ceux des siens disparus, comme pour communier avec eux, de ressusciter des fantômes parfois inconnus, pour mieux s’approprier leur passé.

    Je note une certaine gêne de l’auteur qui, devenant libraire, n’a pas perpétré le métier d’artisan de son père qui lui-même le tenait du sien, brisant ainsi une sorte de transmission d’un savoir-faire ancestral, mais aussi une réelle fierté mêlée d’humilité d’avoir donné une vie de papier à une parentèle inconnue et oubliée, d’avoir nommé chacun de ses membres, d’avoir épousseté leur silhouette avant qu’elle ne disparaisse complètement, pour que ses propres enfants s’en souviennent comme ils se souviendront de lui.

    Un livre bienvenu en cette rentrée littéraire et qui tranche sur les 490 volumes publiés dont beaucoup sans doute sont promis à l’oubli.

     

     

     

  • Pastorales de guerre

    N°1671 – Septembre 2022

     

    Pastorales de guerre – Stéphane Emond – Le temps qu’il fait.

    Prix du livre en Poitou-Charentes- 2006 .

     

    Le titre sonne comme un oxymore. Le terme « pastorale » évoque la campagne, les bergers, une œuvre littéraire ou musicale, quelque chose d’apaisant, de bucolique, mais la guerre n’a rien de tout cela. Et puis la campagne dont il s’agit c’est l’Argonne, cette terre française de forêts et d’étangs, mais surtout située dans le couloir des invasions et donc une terre qui a connu les guerres, celle de 14-18 mais pas seulement. A l’humus le sang s’y trouve toujours mêlé et les champs agricoles se sont souvent transformés en champs de bataille.

    Le mots pastorales est au pluriel. En effet ce livre est une sorte de recueil d’une vingtaine de courtes nouvelles qui n’en sont pas vraiment, quelque chose comme un album de photos un peu passées, sépia même pour certaines parce qu’elles évoquent les ancêtres de cet auteur marqués par les guerres, ou plus exactement une série de tableaux répondant aux exigences du théâtre classique avec unité de lieu d’action et de temps, cette dernière étant quelque peu étirée à cause de tous les combats meurtriers qui s’y sont déroulés.

    La mort est en filigrane dans ces textes et avec elle les regrets, les remords, les souvenirs et les deuils pour ceux qui restent. Pour eux aussi, c’est parfois la folie du refus de voir la réalité en face comme cette mère à qui on vient dire qu’elle ne reverra pas son fils. Ces fantômes, c’est le déserteur qui fuit la violence des combats, l’arrière-grand-père mutilé qui a rendu son dernier souffle, le retour du cercueil d’un volontaire étranger venu mourir pour défendre un pays qui n’était pas le sien, la peur du soldat dans sa tranchée ou dans la charge qui sent la mort sous la mitraille ou dans la boue, la jeune femme dont la vie est interrompue par la salve d’un avion ennemi, autant d’évocations de quidams qui ne laisseront que leurs noms sur un monument et sur une croix de pierre. Dans ces moments la mort devient banale, presque ordinaire, on s’interroge sur Dieu, il est soit une consolation, soit un refus définitif parce que ce qu’on nous a dit de Lui est soudain inacceptable. La camarde frappe au hasard, sans distinction d’âge ou de sexe, rappelle à ceux qui l’auraient oublié que nous sommes tous mortels et laisse à ceux qu’elle épargne une trace de son passage sous forme d’amputations, peut-être pour leur rappeler la valeur de la vie. Sans oublier les histoire de famille, pleines de secrets, de non dits, de trahisons, d’adultères, de rumeurs assassines que seule la mort peut éteindre.

    Il n’y a pas de grandiloquence qui pourrait magnifier le courage, le sacrifice ou le hasard parce chacun de nous n’est de sa vie que l’usufruitier et que son cours peut être interrompu à tout moment, mais au contraire un texte concis, avec une sorte d’économie de mots, comme pour évoquer les choses davantage que pour les décrire. C’est un ouvrage dédié à la fois aux ancêtres de l’auteur qui ont vécu sur cette terre qu’à ceux qui y ont défendue la Patrie menacée où la grande faucheuse danse avec la peur et engrange sa moisson de cadavres.