la feuille volante

En attendant Robert Capa

 

N°563 – Avril 2012

EN ATTENDANT ROBERT CAPA – Susana Fortes -Éditions Héloïse d'Ormesson.

Traduit de l'espagnol par Julie Marcot.

Fuyant l'Allemagne nazie, Gerta Pohorylle, jeune juive allemande, admiratrice de Greta Garbo, « avec un passeport polonais », vient d'arriver à Paris. « Elle à 24ans et elle est vivante » ! Elle ne va pas tarder à rencontrer, un peu par hasard, un autre réfugié, photographe, Hongrois, ambitieux mais désargenté. Ces deux-là étaient faits pour se croiser et le fait qu'ils le fassent dans la capitale française est plus qu'un symbole. Gerta y voit un signe, une chance ! Lui, c'est André Friedmann, juif lui aussi, qui vit avec son Leica comme on vit avec une femme. Dans ce Paris d'avant-guerre, pleins d'intellectuels, ils croisent au hasard des cafés ou des cercles, dans le tourbillon germanopratin, James Joyce, Man Ray...

Pourtant, entre eux, ce n'est pas vraiment le « coup de foudre », juste, de la part de Gerta, une sorte d'observation curieuse. Elle adopte cependant cet homme [« Ne t'inquiète pas, ce qu'il te faut c'est un manager...Et c'est moi qui vais être ton manager »]. Pour lui, elle est « la patronne » et il l'initie à la photographie en même temps qu''il devient son amant.

Foncièrement antifasciste, André part pour l'Espagne, d'abord comme reporter-photographe et Gerta, restée à Paris, apporte sa pierre à la réaction républicaine qui se doit de faire front aux bruits de bottes qui approchent, qu'ils viennent de Berlin ou d'ailleurs. Pourtant Gerta et André sont amoureux l'un de l'autre, prennent la décision un peu folle de couvrir la guerre d'Espagne comme photo-reporters en s'inventant les pseudonymes américains de Gerta Taro et Robert Capa. C'est une manière pour eux d'échapper à leur judéité autant que d'inaugurer leur nouvelle vie ensemble. En changeant de nom, André devient un américain triomphant et audacieux, en devenant Taro, Gerta s'approprie phonétiquement le nom de Garbo, son actrice fétiche.

Ce conflit les fascine autant qu'il les révolte et ils rendent compte en images du quotidien des républicains au front ou dans les villes et villages. Cette guerre fait d'eux un couple mythique qui ne vit que pour son métier de photographe de guerre et sa passion d'informer, armés de leur appareil photo ou à l'occasion d'un fusil, tissant leur propre légende, exposant leur vie. Leur amour fait contrepoids à la violence des combats et, petit à petit, ils changent leur vision romantique de la guerre. Si des atrocités ont été commises de part et d'autre, eux ont choisi leur camp, celui des républicains. Comme ils sont jeunes, leur vie se déroule au mépris du danger, tantôt houleuse et cahoteuse, tantôt passionnée, au sein même de ce conflit sanglant. Pourtant l'amour de leur métier se conjugue assez mal avec celui, à la fois sensuel et épisodique qu'ils éprouvent l'un pour l'autre. Gerta est éprise de liberté et d'indépendance mais a du mal à exister professionnellement dans l'ombre de Capa. Certains de ces clichés sont attribués à Robert; le journalisme de guerre n'est pas vraiment une affaire de femme ! Cependant, quand elle apparaît, au front ou à l'arrière, tous ces hommes un peu frustes n'ont d'yeux que pour elle. Pourtant, elle n'est pas vraiment une beauté au sens des canons traditionnels, mais il émane d'elle une sorte d'aura. « La guerre l'avait dotée d'une beauté différente, de survivante » écrit joliment Susanna Fortes.

C'est aussi un hommage aux journalistes de terrain qui risquent leur vie pour l'information du plus grand nombre, mais c'est aussi un récit passionnant, émouvant et poétique où le lecteur croise Raphaël Alberti, Ernest Hemingway, autant qu'une version romancée de la vie libre, passionnée et solaire de ces deux amants, une mise en lumière de celle de Gerta dont on ne connaissait jusqu'alors que très peu l'existence. Elle se révèle sous la plume de l'auteur être une femme courageuse, passionnée et passionnante quand le nom seul de Capa était connu autant d'ailleurs que certaines de ses photos dont l'une d'elles, devenue célèbre, représente un milicien espagnol anonyme, fauché par une balle. Capa ne se remit jamais de ce cliché par ailleurs sujet à polémique.

C'est un roman très bien documenté sur cette Guerre civile ( d'aucuns l'ont baptisée « incivile ») qui déchira l'Espagne de 1936 à 1939 et qui annonça la Deuxième Guerre Mondiale. L'auteur mêle donc dans ce travail, la fiction à la réalité. C'est une histoire tragique aussi puisqu'elle se termine par la mort de Gerta, la première femme reporter tuée pendant la Guerre Civile, fauchée à la bataille de Brunete en juillet 1937 à l'âge de 27 ans [« C'est à cet instant qu'elle comprit que toute une vie tenait dans l'éclair d'un millième de firmament, car le temps n'existait pas. »].

Elle qui vivait dans l'espoir d'une victoire des républicains ne vit pas leur défaite. Elle sera enterrée au cimetière du Père Lachaise, en présence de milliers de personnes, son éloge funèbre prononcée par Pablo Neruda et Louis Aragon. Elle ne quittera jamais plus la mémoire de Capa qui s'en voulait de l'avoir abandonnée aux combats meurtriers de l'Espagne. Sa vie à lui est désormais en pointillés, et quand il débarque, le jour J à Omaha Beach avec la première vague d'assaut, il pense aussi à cette mort qu'il a si longtemps défiée. S'il survit, comme par miracle au débarquement et au conflit, c'est en Indochine en 1954, à l'âge de 40 ans que le destin les réunira.

Il se dégage de ce roman une formidable énergie autant qu'un amour de la vie de la part de ces êtres, morts jeunes, que le monde fascinait mais qui n'étaient pas faits pour lui, qui mettaient constamment en balance leur vie sachant qu'ils n'en étaient que les usufruitiers. Ils ont pris des risques pour vivre intensément l'instant, pratiquer l'art de la photo unique qui résume tout, mais aussi pour satisfaire leur idéal d'informer, de témoigner, d'être présents là où il n'y avait personne d'autre, et d'y arriver avant les autres ! Avec eux, la photo est devenue une véritable arme.

L'occasion de ce récit a été inspiré à Susanna Fortes, un peu par hasard à cause de la découverte de négatifs et de clichés de Capa et de Gerta, en 2008, au Mexique. Il a le grand mérite de mettre en lumière la personnalité de cette femme d'exception qui n'était jusque là qu'une silhouette.

© Hervé GAUTIER - Avril 2012.

http://hervegautier.e-monsite.com 

  • Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire

 
×