l'autre fille
- Par hervegautier
- Le 14/08/2016
- Dans Annie ERNAUX
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La Feuille Volante n°1064– Août 2016
L'AUTRE FILLE – Annie ERNAUX - NIL - Les Affranchis.
Si on en juge par le texte préliminaire, cette courte œuvre a été écrite à la demande de l'éditeur sur le thème« Écrivez une lettre que vous n'avez jamais écrite ». L'auteure a choisi une sorte de monologue adressée longtemps après à sa sœur Ginette, morte avant guerre de la diphtérie et qu'elle n'a pas connue. Il ne s'agit donc pas là d'un roman, ce serait une sorte d'exercice de style, un travail de commande ou quelque chose d'approchant. Pourquoi pas après tout, un écrivain écrit par définition et on peut lui demander d'exercer son art. Avec l'amour et la vie, la mort a beaucoup inspiré les auteurs, mais quand même, le décès d'un proche a une dimension différente et l'écriture, si elle ne vient pas spontanément, n'a pas forcement cette action apaisante. Cela deviendrait donc un banal témoignage, une occasion de se retourner sur le passé familial.
Parler d'un mort est une chose difficile, surtout quand on ne l'a pas connu qu'on n'a pas parlé ni vécu avec lui parce que le destin ne l'a pas permis. Ginette est sa sœur, mais pour l'état-civil seulement, un nom sur le livret de famille mais aucun souvenir entre elles, aucune complicité, rien que des photos, traces muettes d'un petit visage sur papier glacé, fantôme de cette « autre fille », morte à six ans alors qu'Annie n'était pas encore née. La mort est un sujet tabou, et dans cette famille pleine de préjugés et de bondieuseries, c'est le silence et le déni qui prévalent puisqu'on ne fleurit jamais sa tombe. On ne parlait jamais de Ginette et ce mutisme n'a été rompu pour Annie qu'au hasard d'une conversation entre sa mère et une cliente du magasin [s'est souvent par les femmes que passe ce genre de révélation] et qui ne lui était pas destinée. Comme le trépas sanctifie tout, parce qu'on ne dit jamais de mal d'un mort, on la pare de toutes sortes de qualités qu'elle n'avait peut-être pas. C'est tout juste si on ne regrette pas ouvertement le choix du destin tout en essuyant ses larmes. Voilà donc Annie devenue enfant unique, porteuse de l'espoir de ses parents, presque enfant de remplacement parce qu'une vie peut en remplacer une autre et qu'il ne faut pas rester sur sa douleur. On atténue l'injustice de la perte d'un enfant par la certitude, au moins proclamée quand on est croyant, que la petite défunte est devenue un ange, une véritable sainte, et voit maintenant la Vierge et Jésus, consolation bien moindre au regard du chagrin qui durera tant que durera la vie et dont les vivants ne se relèveront jamais. Pourtant l'auteure, dans sa tête, n'a jamais été cette enfant unique, il y avait toujours, comme à contre-champ, une présence sortie du néant et dont elle était l'héritière, un peu comme si tout l'amour qu'on donnait à l'enfant vivant n'était finalement destiné qu'à l'absente. Il y a même une une sorte de dédoublement quand la maladie rapproche Annie de la mort. Elle a seulement eu plus de chance que sa sœur entre sérum anti-tétanique et eau de Lourdes mais c'est une autre injustice que la mort de cette petite sainte et la vie de ce démon d'Annie. De cela naît une culpabilité amplifiée par le silence et la volonté de vivre de cette survivante.
Parce que le livre est bien souvent un univers douloureux, ce qui n'était au départ d'une invitation intellectuelle devient une quête intime, une interrogation face à cette mémoire parcellaire, une volonté de faire revivre cette silhouette, l'écriture servant de prétexte à ce cheminement intérieur. J'en reviens au texte préliminaire. Écrire sur un sujet éminemment personnel n'est pas sans risque et on n'en ressort jamais indemne. C'est le résultat d'un long travail de maturation. Au début, j'ai eu l'impression qu'entre Annie et sa sœur il n'y avait que le silence puis, petit à petit elle prend conscience que sa vie s'est nourrie de la mort de sa sœur et du vide qu'elle a laissé, qu'elle n'a vécu que par une sorte de procuration, qu'elle a une manière de dette envers Ginette, devenue ainsi une sorte d'ange protecteur. Ce qu'elle veut c'est la ressusciter par l’écriture parce que, sans peut-être le savoir, elle porte en elle ce vide d'une vie interrompue. Elle est bien consciente cependant que ce « tu » employé lors de cette sorte d’interpellation est de circonstance, que cette intimité entre elles est artificielle, imaginaire, que cette lettre est un leurre un peu comme jadis on nous demandait d'offrir à Dieu nos souffrance pour les autres. Ici elle offre ses renoncements pour faire revivre Ginette mais, ce faisant, elle a bien conscience de courir après une ombre, de la faire en quelque sorte « remourir ». Cette quête est finalement vaine et débouche sur la négation, sur une sorte d'échec « Pour être, il fallait que je te nie », « Je n'écris pas parce que tu es morte, tu es morte pour que j'écrive, ça fait une grande différence ». Reprenant le cours de son récit et évoquant la mort de ses parents , c'est donc la vie qui prévaut et elle devient pour eux « l'autre fille », celle qui s'est enfui loin d'eux et qui ne reposera pas à leur côté pour l'éternité.
Le texte préliminaire invitait des auteurs à « s'affranchir d'une vieille histoire », à y mettre un point final. Pour cela l'écriture possède ce pouvoir d'apaiser celui qui la pratique et cette manière d’interpeller quelqu'un, même fictivement dans une lettre qui ne sera jamais envoyée et jamais lue par son destinataire est un paradoxe. L’auteure a accepté ce principe, un peu comme un défi, sans peut-être en connaître le véritable motif et destine finalement ce texte fort bien écrit et émouvant au lecteur par définition inconnu. En a-t-elle conçu pour autant un apaisement ?
© Hervé GAUTIER – Août 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com
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