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la feuille volante

la honte

La Feuille Volante n°1063– Août 2016

LA HONTE Annie ERNAUX - Gallimard.

 

C'est bizarre les livres. On leur donne vie après les avoir portés longtemps, ils mûrissent, nous vieillissons et il finissent par sortir, parfois un peu malgré nous, souvent à notre grand étonnement et le point final se met comme de lui-même. Pour eux on sollicite la mémoire, l’imagination, le travail, la documentation et ce souffle un peu bizarre qu'on nomme inspiration sans vraiment êtres capables de le définir. Souvent on fait appel à son histoire personnelle qui se raccroche à des photos, comme ici, la traditionnelle communion solennelle, un voyage en famille, une carte postale. A l’époque de la jeunesse de l'auteure qui est aussi un peu la mienne, les photos étaient en noir et blanc sur papier glacé, avec un rebord dentelé, un cadre blanc et on écrivait souvent au dos, une date ou un lieu… C'était le temps des messes en latin, avec des prières qu'on récitait par cœur sans les comprendre, de la communion reçue à jeun depuis la veille, des dizaines de chapelet ânonnées pour tout et n'importe quoi et dont on finissait par être persuadés qu'elles étaient indispensables à la bonne marche du monde...

L'auteur, fille unique d'une famille de petits commerçants provinciaux, catholiques, conservateurs, a une mère dominatrice et un père soumis mais qui, un jour de colère, menaça de la tuer. Nous sommes en 1952, elle a douze ans et cette scène violente se grava dans sa mémoire au point que, bien des années après, elle en rechercha la trace dans le journal local, vainement évidemment. Poussée par l'envie d'écrire, elle relate cet événement avec une grande économie de mots mais aussi se livre à une étude topographique, sociologique, linguistique, une étude des expressions et comportements sociaux de cette petite ville de Y. qui, au sortir le la guerre, se relève lentement du conflit, de ses bombardements...L'auteure insiste sur ce quartier populeux, à la limite de la campagne, avec sa population ouvrière, ses usages, ses tabous, son rythme de vie pour se concentrer sur la boutique familiale de « l'épicerie-mercerie-café ». Elle y détaille la conduite qui est propre à un petit commerce relative à la discrétion, à la manière de se comporter, de l'image qu'on donne de soi pour éviter la perte de clientèle génératrice de faillite infamante. Dans un autre chapitre elle détaille sa scolarité à l'école privée, ce qui était un privilège à l'époque, puisque payante, où se conjuguaient religion et savoir dans un rythme et des rites immuables, ses interdits, sa hantise de vivre en état de péché mortel, la malédiction de l'école laïque, mais aussi ses hantises de fille, ses règles qui ne viennent pas assez vite, un corps de femme qui prend du retard sur celui des autres… Cela c'était avant, avant cet épisode familial, repris d’ailleurs par un cousin qui a roué de sa tante de coups, un peu comme si quelque chose s'effondrait dans ce décor si bien agencé qu'on eût dit que rien ne pouvait venir le déranger. En même temps, la toute jeune fille qu'elle est encore, regarde le monde extérieur avec des yeux curieux et même un peu envieux. Chez elle aussi les choses changent, les goûts s'affirment qui ne correspondent pas exactement à ce qu'on lui a enseigné à l'école de Dieu, cet établissement que l'élite sociale dont elle ne fait pas vraiment partie, est censée fréquenter. Ainsi la honte tissée dans cet épisode familial se double-t-elle d'une décision, celle de renier un peu ses parents, anciens prolétaires devenus petits commerçants, et la menace que cette honte dure toujours et qu'elle s'impose à elle dans sa permanence [« Il y a ceci dans la honte : l'impression que tout maintenant peut vous arriver, qu’il n'y aura jamais d'arrêt, qu'à la honte il faut encore plus de honte encore. » ]

Il y a cet aspect documentaire intéressant et qu'il ne faut surtout pas négliger dans un tel contexte, surtout vu à travers les yeux d'une petite fille qui découvre le monde. Après ce qui avait introduit ce court roman et qui était bien de nature à traumatiser gravement une enfant de son âge, je me suis interrogé sur le long développement sur son éducation religieuse, sur la vie quotidienne à Y , sur ce qui se faisait et ce qui ne se faisait pas à cette époque, me demandant si elle ne s'écartait pas du sujet. Je m'attendais, légitimement peut-être, à un développement sur la honte comme le titre semble l'indiquer et pourquoi pas sur la culpabilisation si ancrée dans cette société d'après-guerre inspirée par le judéo-christianisme où il fallait se sentir coupable de tout ainsi que le curé de la paroisse le serinait chaque dimanche dans son sermon. Cette honte revient cependant à la fin, d'une manière assez inattendue cependant, à travers l'écriture qui non seulement lui permet de solliciter sa mémoire mais surtout de parvenir peut-être à exorciser le passé, ses mauvais moments surtout. Le temps souvent long qui passe entre ces deux épisodes, celui où l'on vit l'événement et celui où on l'écrit, prend sa vraie signification dans les mots qu'on trace sur la feuille blanche. Pourtant quelque chose m'attire chez cette auteur découverte par hasard, cette faculté particulière qu'elle a de raconter au « premier venu » qu'est le lecteur son vécu, son espoir, son intimité, ses phobies, ses fantasmes…Elle peut sans doute éprouver une certaine honte à écrire mais celle-ci ne sera jamais aussi grande que celle qui l'a envahie lors de cet épisode familial.

Cela dit, j'aime son style, cette phrase fluide, agréable à lire.

 

© Hervé GAUTIER – Août 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com

 
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