Une femme
- Par hervegautier
- Le 14/10/2016
- Dans Annie ERNAUX
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La Feuille Volante n°1075 – Octobre 2016
Une femme – Annie Ernaux – Gallimard.
Ce qui me frappe dans le cas d'Annie Ernaux, comme c'est souvent la même chose dans les relations parents-enfants, c'est que les oppositions innombrables qui ont eu lieu au cours de la vie commune, les désaccords parfois, dus notamment à la simple différence de génération, se gomment lors des derniers moments de la vie des parents, comme si au moment de basculer dans le néant il fallait faire taire tout cela, une façon de se faire pardonner ses écarts, d'oublier les mauvais moments, la volonté de laisser un bon souvenir de soi… On a beau dire que c'est une délivrance quand elle est précédée par la souffrance, on préfère toujours la vie à la mort et même si cette situation est paradoxale, l’absence du proche qui vient de disparaître est toujours insupportable, révoltante. Ici la situation est semblable. Elle nous parle de sa mère comme d'une femme violente, mais quoiqu'il en soit le chagrin prend vite le pas sur les autres sentiments. Va donc se poser le problème du deuil (je n'aime pas le terme « travail de deuil »), de tous les artifices qu'il faudra trouver pour gommer les difficultés rencontrées du vivant du disparu. On se raccroche aux photos, aux souvenirs qui feront d'eux-mêmes un tri, si on est croyant à l'espérance d'une résurrection ou aux rituels religieux, on espère que, selon le dicton populaire, temps fera son œuvre même si là rien n'est sûr, aux rêves qui se peuplent de fantômes, aux hallucinations où l'on a l'impression de le voir partout.
Dans le cas d'un écrivain, la résilience peut passer par l'écriture et c'est bien entendu une démarche dont il ne faut pas faire l'économie. Ainsi Annie Ernaux remonte-telle le temps pour explorer l'histoire personnelle de cette mère et, ce faisant, tente de « la mettre au monde », c'est à dire de révéler ce que fut sa vie. Elle refait le chemin avec des mots qu'elle va choisir, refait ce parcours un peu cahoteux de son enfance à elle quand on obéissait à ses parents, on respectait l’autorité, on pratiquait la religion comme une tradition, on allait à l'école jusqu'au certificat d'études, on tenait aux apparences et à sa respectabilité, on vivait pauvrement comme des gens de la campagne, de la terre, qui ne gaspillent rien et dont la fierté et le but, même inavoué, était de travailler en usine pour se démarquer de sa condition. Pour les femmes de son époque le mariage était « l'espérance de s'en sortir à deux ou la plongée définitive ». Elle s'est donc mariée, est devenue modeste commerçante mais le manque d'argent, les épreuves et la mort ne l'ont pas épargnée. Violences et débordements de tendresses résument son attitude à l'endroit de sa fille alors qu'elle était intransigeante au regard des règles du commerce, bref une femme à deux visages qui voulait donner d'elle l' image d'un être supérieur à sa condition malgré le travail dur qu'elle ne refusait pas, mais désireuse que sa fille ait une meilleure vie que la sienne. Effectivement en grandissant Annie acquiert la certitude que sa mère s'est sacrifiée dans ce seul but, même si leur complicité n'a pas été totale . Pourtant, avec le temps qui passe l'attachement qu'elle ressent pour elle s'affermit au point qu'elle ressent une sorte de culpabilité d'être largement logée alors qu'elle ne peut en faire profiter sa propre mère. De son côté, quand elle vient vivre avec sa fille mariée et mère de famille, cette femme s'adapte à un univers bourgeois qui n'a jamais été le sien même si ce nouveau monde n'est pas fait pour elle et qu'elle le sait. Tout au plus peut-elle se consoler en se disant que cette fille « a réussi ». Pourtant, quand elle comprend qu'elle n'y a plus sa place, que le silence préside aux relations qu'elle a avec sa fille, elle revient d'elle-même à Yvetot où elle a passé toute sa vie. Dès lors, les visites qu'Annie lui fait sont rapidement empruntes de ce mutisme devenu ordinaire et un accident de la circulation la fait entrer dans cette spirale où elle va peu à peu, malgré les périodes de fugaces lucidité, perdre le sens des choses, revisitant son passé et ses souvenirs, retombant dans son enfance, perdant la mémoire, ne reconnaissant plus ses proches… Bizarrement, alors qu'on pourrait penser que ce livre est une manière de la faire revivre, elle confie qu'il n'en est rien(« Dans ces conditions, « sortir » un livre n'a pas de signification, sinon celle de la mort définitive de ma mère »), comme s'il était sinon un hommage, à tout le moins un témoignage, s'il était investi par l'auteur d'un autre rôle. Elle s’interroge d’ailleurs elle-même sur ce processus « Est-ce qu'écrire n'est pas une façon de donner ». Je pense qu'une telle démarche peut avoir pour l'auteur une fonction cathartique, bien qu'en ce qui me concerne je n'en sois plus très sûr, elle peut aussi avoir un rôle déculpabilisant face à cette notion générale judéo-chrétienne qui m'a toujours paru surréaliste. Nous sommes démunis devant la mort, cela fait partie de la condition humaine et nous n'y pouvons rien. Notre vie moderne nous incite à placer nos parents dans des établissements spécialisés sans qu’il nous soit souvent possible de faire autrement et l’allongement artificiel de la durée de la vie, regardé par la médecine comme une victoire, sonne souvent pour le commun des mortels comme de l’acharnement thérapeutique inutile.
Ce récit est complémentaire de « Je ne suis pas sortie de ma nuit » dont j'ai déjà parlé dans cette chronique (Feuille Volante n° 1075). J'ai lu ce livre émouvant et bien écrit comme un rappel d'une chose à laquelle nous ne voulons pas penser alors qu'elle est inéluctable. C'est une prise de conscience que chacun d'entre nous aura à connaître cette fin de vie où la mort sera regardée par nos proches comme une délivrance, même si nous voulons imaginer une autre issue.
© Hervé GAUTIER – Octobre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]
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