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la feuille volante

La vie suspendue

N°1718 – Février 2023

 

La vie suspendue – Baptiste Ledan- Éditions Intervalles.

 

Depuis la mort de son épouse et de ses deux enfants, Tomas Fischer est seul au monde, sa vie n’a plus de sens et il aspire à quitter sa ville et ses souvenirs pour s’installer dans une cité-état érigée en république indépendante, lointaine et isolée, pleine d’interdits, de codes et de choses étranges, Lasciate, qu’on peut traduire de l’italien par  oubliée ou abandonnée. Après quelques jours dans sa nouvelle résidence qui n’a pourtant aucun attrait tant elle est quelconque, grise, désespérante, il éprouve le besoin de s’y installer définitivement, mais sa vie ici ne peut être que clandestine parce que les étrangers y sont indésirables. Il s’ingénie donc à y devenir invisible dans une cité vouée à l’immortalité grâce à une immunisation, lui le mortel parmi les immortels, mais une opportunité s’offre à lui qu’il saisit spontanément autant par volonté de rendre service que de consolider son nouveau statut. Il se rend donc indispensable, ce qui lui vaut l’estime de tous et une bonne situation financière dans cette ville de l’éternelle jeunesse où la mort est l’exception et l’éternité la règle générale, mais où il choisit volontairement de me pas profiter de l’opportunité offerte à tous. Il trouvera l’amour, se mariera, fera sa vie, vieillira et mourra comme un humain ordinaire, ce qui ne sera pas sans l’amener à s’interroger sur cette société lascebberote et sur lui-même, sur ses contradictions existentielles, sur ses choix, sa culpabilité.

C’est une fiction dans laquelle je suis entré de plain-pied et où, toutes choses égales par ailleurs, je me suis trouvé nombre d’affinités personnelles, malgré le fait que je ne perdais pas de vue que ce microcosme citadin n’existait évidemment pas, que la situation décrite étaient pleine d’extravagances et de paradoxes. Au fil des pages, je me suis installé dans cette contradiction tout en me disant que si l’histoire racontée était imaginaire, la vie des habitants de Lasciate avec leurs phobies, leurs fantasmes, leurs hypocrisies, leurs mensonges et leur désespoir n’était peut-être pas si différente de la nôtre et cela méritait réflexion. L’immortalité est un fantasme distillé par certaines religions qui imaginent un mode meilleur que le nôtre pour nous aider à accepter cette vallée de larmes qu’est notre parcours terrestre. Nous autres, pauvres mortels, nous vivons en faisant semblant d’oublier que nous ne sommes que les usufruitiers de notre vie et qu’elle peut nous être enlevée sans préavis, que la mort n’est que son terme, qu’elle en fait donc simplement partie, mais cet aspect des choses, à travers la maladie et les accidents, les suicides, est aussi présent dans ce microcosme lascebberote qui connaît aussi la lassitude de vivre. A l’issue de sa vie choisie entre liberté et destiné, Tomas, malgré les obstacles qui se dressent devant lui, ouvre volontairement ses bras à la camarde comme un dernier sommeil, comme une parenthèse enfin refermée sur un cheminement terrestre parfois hasardeux, comme une délivrance qui tient à la fois de la fascination et du mystère, accepte pour lui le néant tout en confiant son exemple aux vivants qui jugeront ses choix et ses actions, les rejetteront ou les respecteront d’autant plus aisément qu’eux sont éternels. Sa attirance pour les cimetières me paraît significative. En effet, les traces qu’il laisse après lui, son exemple parfois cahoteux, des milliers de mots écrits par lui, inspirés par sa vie transitoire, ses réflexions, ses états d’âme, confiés au fragile support du papier et légués post mortem aux vivants qui le suivent et à leur appréciation, existent néanmoins. Ils en sont désormais les maîtres et son immortalité à lui dépend d’eux. Je choisis d’y voir quelque chose qui ressemble à des remarques personnelles de l’auteur sur le fait d’écrire et surtout ce qui reste de nous-même après notre mort.

Avec de courts chapitres dont le titre est emprunté à des œuvres d’autres écrivains, Baptiste Ledan, dans ce qui est son premier roman, balade son lecteur, avec son écriture fluide et agréable à lire, dans une fable un peu folle mais qui n’est pas sans rappeler, avec humour et réflexion, notre condition humaine, la vanité des choses. Cela tient de la science-fiction et de la métaphysique mais me paraît être un miroir assez fidèle de notre société qui se referme sur elle-même et qui refuse la différence.

Le livre refermé, l’acceptation de la mort par Tomas, son refus volontaire d’une éternelle jeunesse tout en cherchant une autre forme d’immortalité ramènent les choses à leur vraie dimension, interrogent sur nous-mêmes, sur notre démarche, sur ce qui reste de nous.

 
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