LE MARIN A L'ANCRE - Bernard Giraudeau
- Par hervegautier
- Le 05/04/2011
- Dans Bernard GIRAUDEAU
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N°514 – Avril 2011. LE MARIN A L'ANCRE – Bernard Giraudeau – Métailié.
D'abord l'histoire sans laquelle un roman n'en est probablement pas un. Deux personnages principaux, l'un d'eux, Roland est tétraplégique, « ancré » sur un fauteuil roulant, sa « galère à roulettes » et Bernard a été ce marin de dix-sept ans, sur la Jeanne d'Arc, naviguant sur les mers du globe, puis est devenu comédien, réalisateur... Pour lui il sera « témoin »... Entre eux, des lettres écrites par Bernard pour Roland, pendant dix années... Il y raconte ses souvenirs, ses aventures, une sorte de voyage par procuration dans les ports et sur les lieux de tournage, dans des pays lointains que son ami ne verra jamais, qu'il ne connaîtra que par la force de ses mots... Il lui offre avec pudeur des paysages magnifiques, comme ceux des cartes postales mais aussi des images de ports parfois crasseux, avec leurs relents de graisse et d'alcool et de vomissures. Il lui livre aussi ses réflexions personnelles sur la vie, sur ceux qu'il croise, note que l'homme n'est pas aussi bon que les philosophes du Siècle des Lumières ont voulu nous le faire croire, met ses pas dans ceux de René Caillié, de Pierre Loti, de Francisco Colloane ou d'Antoine de Saint-Exupery. Il mêle dans son récit ses souvenirs de jeune matelot embarqué, d'élève de l'école des mécaniciens de la marine à St Mandrier où à quinze ans les rêves d'enfant s'effondrent dans des odeurs de cuisine, d'équipages ou de salles des machines, que naissent les fantasmes et les fanfaronnades d'une adolescence à peine entamée... Il y ajoute ses expériences d'homme, d'écrivain-voyageur, retrace la découverte des femmes et de leur fragrance, celle de lui-même aussi, de son destin qui peu à peu se tisse, une chronique à la fois nomade et intime, livrée à travers un texte parfois intensément poétique, parfois trivial, brut et sans artifice... Cela aussi j'aime bien !
Des femmes, il dit « qu'elles naviguent dans le vent comme l'algue sur l'océan, (qu') elles bougent comme la houle », mais sous chaque mot qui les évoque, je choisis de voir leur beauté à laquelle nul ne peut être indifférent. Il parle simplement de « la douceur des femmes du sud », des vahinés de Gauguin, des femmes à la peau ambrée et en paréos bleus des Marquises, des filles de Manille dont «( les) rires s'éparpillent sur la pierre chaude », de cette irréelle et sensuelle dame de Balboa dont un quartier-maître de la Jeanne fut l'éphémère amant, de cet Iva « qui avait du satin au creux des cuisses »... Il parle aussi des bordels tristes, des étreintes fugaces et sans joie, des prostituées qui se vendent aux marins en escale pour manger parce que la misère est leur quotidien. Il évoque tout aussi bien ces épouses adultères qui trompent leur conjoint pour un peu de jouissance, pour le plaisir d'enfreindre l'interdit ou de cultiver la trahison. Pour cet interlocuteur lointain resté à terre, il se fait tour à tour guide, témoin d'exception, érudit, historien même, respectueux des coutumes et des traditions, mais aussi simple étranger de passage quelque fois pressé de partir, pour qu'à l'immobilité de l'un réponde le mouvement de l'autre. C'est la marque d'une amitié tissée à travers des mots confiés au papier messager, l'ambiance des ports, de La Rochelle à Dakar de Diego Suarès à Marseille ou Valparaiso, autant de lieux mythiques où le dépaysement le dispute à l'invitation au voyage, où l'écriture de l'auteur suscite l'émotion et l'imaginaire du lecteur. Bernard et Roland voulait partir ensemble aux Marquises. Ils n'en ont pas eu le temps, Roland qui n'a connu que l'île de Ré et les pertuis a été rejoint par la mort en décembre 1997, a « décidé de voyager libre comme un papillon du silence ».
Ce roman a été publié en 2001 et a sans doute consacré la naissance d'un auteur. Il fut suivi d'autres qui ne laissèrent pas cette revue indifférente (La Feuille Volante n°316 - 373) Pour moi, simple lecteur, je ne considérerai jamais que la valeur d'un livre réside dans sa seule nouveauté, il reste un témoignage pérenne. Au delà de ce premier ouvrage, du regard bleu de l'acteur et de son charisme, de sa lutte désespérée contre la souffrance et contre la mort, de son témoignage et de l'émotion qui a suivi sa disparition brutale (La Feuille Volante n° 438), Bernard Giraudeau avait ce talent d'écrivain qui, de livre en livre, allait s'affirmant. Je ne me lasserai jamais de dire que la mort est un gâchis et, si elle ne l'avait pas fauché, il serait assurément devenu un écrivain majeur, apprécié à la fois pour son message et pour la façon originale qu'il avait de l'exprimer. Sa démarche créatrice n'était pas différente de celle formulée par Victor Segalen, un autre marin-écrivain, [« Voir le monde et, l'ayant vu, dire sa vision »], de redessiner pour son lecteur un décor, de l'y inviter et de susciter le rêve.
J'ai lu ce livre comme je l'aurais fait d'un roman d'Alvaro Mutis, d'Henri de Monfreid ou de Jack London. J'ai suivi Bernard dans le désert et sur les mers, j'ai imaginé le sac de l'éternel errant, du marin perpétuellement en partance, moi qui ne suis qu'un terrien pantouflard ! [je dois probablement à mes origines charentaises le goût du port des chaussons du même nom ]. J'ai surtout lu ce roman avec émotion à cause du message, certes mais aussi parce que celui qui en a tracé les lignes a maintenant rejoint le néant, que son destin s'est soudain brisé et qu'il n'écrira plus.
©Hervé GAUTIER – Avril 2011.http://hervegautier.e-monsite.com
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