le désert des Tartares
- Par hervegautier
- Le 17/10/2016
- Dans DINO BUZZATI
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La Feuille Volante n°1076 – Octobre 2016
Le désert des Tartares – Dino Buzzati – Robert Laffont.
Traduit de l'italien par Michel Arnaud.
Giovanni Drogo est content, il vient d'être promu officier au sortir de l'école militaire… Depuis le temps qu'il attendait cela ! C'est pour lui le commencement de la vrai vie, celle d'un soldat, d'un combattant qui va se couvrir de gloire... Oubliés des chambrées glaciales, les réveils en plein hiver, les corvées...Il est maintenant lieutenant et a reçu sa première affection pour le Fort Bastiani qu'il rejoint après une longue chevauchée. Il a le temps d'imaginer les lieux où il doit rester plusieurs mois mais quand il est enfin arrivé, il constate que l'édifice est plutôt modeste, vieux et surtout situé sur une frontière désertique, défend un col où il ne passe jamais personne, bref dans une contrée désolée, au milieu de nulle part, inquiétante même. Pourtant l'ennemi est toujours présent et menace, c'est à tout le moins ce qui se dit. D'emblée le paysage exerce sur Drogo une véritable fascination et, alors qu'il avait eu le projet de ne rester que quatre mois et d'en partir sous un faux prétexte médical, il choisit d'y rester. Au bout de deux années, il se passe enfin quelque chose, mais rien en tout cas de ce que peut espérer un soldat valeureux qui désire se battre. Il doit se contenter de rêver à des actions héroïques improbables. Il y eut bien quelques occasions où le destin aurait pu être favorable à ses espoirs de gloire, mais finalement ce ne furent que de fausses alertes et il retomba dans sa léthargie coutumière. Au bout de quatre années de présence au fort, Drogo obtient enfin une permission, part pour la ville mais s'y sent maintenant étranger comme il l'est à sa mère et à Maria, son amour de jeunesse. La garnison du fort est réduite mais il reste à son poste et au bout de quinze années, alors qu'il a été promu capitaine, il croit pouvoir enfin se battre puisque l'ennemi se manifeste, mais en vain. Au bout de vingt ans de service au fort, il est commandant et alors qu'il pourrait être relevé il ruse avec les certificats médicaux pour demeurer ici alors qu'il est miné par la maladie. Ce n'est qu'au bout de trente ans de présence que l'ennemi se décide enfin à attaquer mais Drogo, épuisé et malade doit être rapatrié et ne combattra pas sinon contre sa propre mort.
Drogo ne fait pas autre chose qu'attendre une attaque ennemie devenue mythique tant elle tarde. Pire peut-être, il est frustré de ses espoirs de combats et de gloire par la maladie et assiste impuissant à la montée en ligne de jeunes officiers ambitieux qui auront l'opportunité de combattre et de se distinguer. Le plus étonnant sans doute c'est que, malgré l'inconfort et l'austérité de la vie militaire, la routine parfois absurde du règlement et la dureté du quotidien dans cette contrée dépouillée, Drogo choisit de son plein gré d'y demeurer, animé du seul espoir de se battre qui occupe constamment son esprit et ce malgré la peur de cet ennemi invisible. Est-ce le décor ou l'ambiance générale du lieu mais chacun, dans cet univers étrange qui suscite une sorte d’hystérie collective, semble vivre dans une sorte d'expectative. J'y vois à titre personnel une manifestation du destin contraire qui, sous les formes les plus diverses et quoique nous fassions pour réaliser nos rêves, se trouvera constamment en travers de votre route au point qu'au bout du compte, et malgré toute votre bonne volonté, nous finirons nous-mêmes par culpabiliser et par nous dire que nous n'avons pas fait tout ce qu'il fallait. Ces choix que nous faisons, en croyant de parfaite bonne foi qu'ils sont bons pour nous, pour notre vie et notre avenir, se transforment en désastre. Pour nous rassurer, nous finissons par nous dire que soit nous n'y sommes pour rien soit ils étaient finalement une erreur que bien entendu nous ne referions pas, que les événements nous ont été contraires... Complémentairement au thème de l'échec, c'est aussi celui de l’incertitude face au quotidien, celui aussi de l'espoir déçu. Tout cela distille une atmosphère de déréliction qui gagne chacun face à « la ville » qui, exerce, avec les femmes et les plaisirs une sorte de fascination mais Drogo choisit pourtant de la fuir, étranger qu'il est désormais à sa vie d'avant. Même sa mère et son amour de jeunesse ne lui suffisent plus, seuls le désert et ses espoirs fous d’héroïsme le maintiennent en vie. La fuite du temps est aussi un sujet qui est particulièrement marqué dans ce texte par l'attente interminable de Drogo qui finit par se demander ce qu'il attend réellement. Il finira pas admettre que c'est sa propre mort et face à cela il prendra conscience de sa déchéance physique, de l'inutilité de sa propre vie. Cette œuvre, inspirée à l'auteur par son travail routinier de journaliste au « Corriere della serra », parue en 1940, est écrite dans un style somptueux. Elle est émaillée de passages poétiques et a une dimension philosophique étonnamment humaine au point qu'elle a inspiré films et chansons et a rendu Dino Buzzati célèbre dans le monde entier.
En effet, dès lors que nous venons au monde, la seule certitude est que nous le quitterons. Entre ces deux dates, destin, liberté, volonté individuelle, hasard, malchance, fatalité, divinité... , en fonction de nos croyances, orienteront notre quotidien et dessineront les contours de notre vie. Bien souvent, la constatation est négative et nous nous disons que cela n'a pas fonctionné comme nous aurions voulu, que, pour parler avec Aragon « Rien n'est jamais acquis à l'homme, ni sa force, ni sa faiblesse ni son cœur ». A l'heure du bilan, il nous appartiendra, et à nous seul, d'apprécier notre parcours et nous pourrons toujours nous dire que les événements n'ont pas été à la hauteur de nos ambitions, que nous n'avons pas été là au bon moment, que nos choix, pourtant faits de bonne foi, se sont révélés contraires...C'est finalement l'image de l'absurde de la vie et de la guerre, de la vanité de l'existence, des espérances et des entreprises humaines qui est ici illustrée.
Au terme de ce passionnant roman Drogo sourit, ce qui est pour le moins énigmatique. Après avoir pris conscience que son parcours sur terre était un fiasco, qu'il l'avait mené en attendant un événement qui n'était pas arrivé, peut-être a-t-il conclu qu'il valait mieux traiter par le mépris cette comédie qu'est la vie. A-t-il regardé cette mort qu'en militaire il voulait héroïque et qui ne l'a pas été, comme une délivrance ? A-t-il choisi, avant de basculer dans le néant, de saluer ainsi ce qui n'est pas autre chose qu'une libération ? J'avoue que j'inclinerais plutôt pour cette dernière solution.
© Hervé GAUTIER – Octobre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]
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