la feuille volante

Livre(s) de l'inquiétude

 

La Feuille Volante n° 1374 Août 2019.

 

Livre(s) de l'inquiétude - Fernando Pessoa.

Traduit du portugais par Marie-Hélène Piwnik.

 

Nous connaissions déjà "Le livre de l'intranquillité "(paru en 1990) de Fernando Pessoa mais que l'auteur avait attribué lui-même à Bernardo Soares, un hétéronyme, c'est à dire un des nombreux doubles de lui-même puisqu’il n'a que très rarement signé ses œuvres de son propre nom et qu'il n'a pratiquement pas connu la notoriété de son vivant. Voici cet ouvrage qui inclut les œuvres inédites du Baron de Teive et de Vicente Guedes à celles de Bernardo Soares, chacun de ces "auteurs" vivant en quelque sorte sa propre vie et écrivant dans son propre style. Ces textes ont été réunis par Térésa Rita Lopez, universitaire portugaise spécialiste de l’œuvre de Pessoa. C'est le résultat d'un travail difficile puisque l’œuvre de l'écrivain Lisboète était non seulement composée de feuilles éparses mais aussi parce que l'édition française de 1990 limitait le texte au seul Bernardo Soares ("Livro do desassossego" por Bernardo Soares). C'est un triptyque, un soliloque à trois voix, une sorte de miroir qui nous renvoie une image virtuelle de Pessoa, caché de l'autre côté de la glace, une façon bien personnelle de se faire l'écho de ce qu'il est, de ce qu'il voit et de ce qu'il ressent. Dans cette version, d'ailleurs un peu différente du"Livre de l'intranquillité" on retrouve cette impression de l'impossibilité de trouver la quiétude dans ce monde, une sorte de trouble permanent, un désagrément, un mal de vivre.

Toute sa vie Pessoa s'est ingénié à brouiller les pistes puisqu'il n'a presque jamais publié de son vivant, laissant le soin à ses contemporains, après sa mort, d'explorer la multitude de textes déposés (27000) par ses soins dans une malle sous forme de feuilles séparées et attribuées à de nombreux auteurs, comme autant de petits cailloux destinés à un jeu de piste. C'est une manière pour lui d'explorer son "moi" multiple et complexe autant que de demander à son lecteur éventuel de ne pas chercher à le comprendre. Vicente Guedes est un être décadent et désargenté, une sorte d'intellectuel de la pensée, un modeste employé de commerce, un penseur impénitent qui aime à analyser ses rêves dans un style recherché mais parfois un peu trop intellectuel, le baron de Teive est un aristocrate stoïcien que le suicide fascine et pour qui l'action est un paradoxe et qui s'exprime dans un style austère, quant à Bernardo Soares, aide-comptable employé de bureau comme lui, c'est un éternel promeneur solitaire, arpentant les rues de Lisbonne ou regardant de sa fenêtre les gens passer dans la rue et qui en parle avec une certaine ironie à laquelle il mêle des remarques personnelles désabusées sur sa vie au quotidien; j'avoue de cet hétéronyme à ma préférence à cause de sa vision des choses de l'existence et la manière qu'il a de l'exprimer. Je ne suis pas un spécialiste, mais à chaque fois que je lis Pessoa, il me semble que pour lui l'écriture, et cette forme particulière qui consiste à prêter son talent à un autre en s’effaçant derrière lui et en s'excusant presque d'exister, est pour lui une sorte d'antidote à sa vie de subalterne anonyme. Par le rêve jusques et y compris s'il ne mène nulle part ou n'enfante que des chimères et surtout par l’écriture, les mots qu'il trace sur le papier, il se réfugie dans un monde imaginaire, tisse autour de lui et pour lui seul, un univers différent, habite même un autre corps et un autre destin, ce qui l'aide (peut-être) à supporter cette succession de jours qu'il passe pour gagner sa vie dans un sombre bureau. C'est sans doute aussi une forme exprimée personnellement de cette "saudade" qui fait tellement partie de l'esprit lusitanien et que le poète Luis de Camões a défini comme "Un bonheur hors du monde", l'expression d'un manque de quelque chose autant qu'un espoir d'autre chose qui par ailleurs peut-être assez indéfini, une sorte de référence à un passé révolu qu'on voudrait bien voir revivre... C'est étonnant de voir cet homme discret qui, après sa mort sera considéré comme un des plus grands écrivains portugais, confier à des feuilles volantes, c'est à dire un support bien fragile, le cheminement de sa pensée complexe, vivre simplement en ne recherchant pas la notoriété et la consécration comme c'est souvent le cas chez les membres de l'espèce humaine et spécialement chez ceux qui font œuvre de création.

Ce sont donc trois facettes judicieusement révélées de Pessoa lui-même, une autobiographie en trois temps, un journal intime en trois moments à la fois complémentaires et cohérents, où la solitude et l’inaptitude à vivre se lisent à chaque ligne.

 

©Hervé Gautier.http:// hervegautier.e-monsite.com

 
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