la feuille volante

Fils du feu

La Feuille Volante n° 1336 – Mars2019

 

Fils du feu – Guy Bolet – Grasset.

 

J'ai fait connaissance avec cet auteur un peu par hasard, à l'occasion de la lecture de son roman « Quand Dieu boxait en amateur » (La Feuille Volante n° 1309). J'avais trouvé cela fort bien et j'avais eu envie de faire un bout de chemin avec lui.

 

Ici aussi, il refait le chemin de la mémoire. Il parle de son enfance du côté de Besançon, dans les années 1950 auprès de ses parents, un père forgeron (d'où le titre), une mère lavandière mais aussi de Jacky, l'ouvrier de la forge, de sa grand-mère, grande tueuse de grenouilles devant l’Éternel, des voisins, M. Lucien époux de Fernande, et Marguerite-des-oiseaux surnommée mystérieusement ainsi malgré son « cul de jument comtoise ». Il a grandi au milieu de l'odeur de la lessive, des senteurs d'eau de toilette de Lucien, des flammes de l'atelier et de la fumée blanche des locomotives parce leur maison jouxtait le dépôt. Une vie entre l'univers des hommes et le monde des femmes. Il nous confie ses craintes des cours de récréation face aux plus grands, son habitude de se réfugier dans les latrines malodorantes, mais c'est aussi dans ce lieu insane qu'il prend conscience des choses de ce monde, de la réalité du ventre des femmes sur lequel, enfant, il fantasme un peu, y voit l'origine du monde (on songe ici au tableau de Courbet, mais avec plus de pudeur, de retenue à cause de son âge). Nous sortons tous du ventre d'une femme, lui comme son petit frère qui, quelques années après sa naissance, a été happé par la mort, ce qui a non seulement bouleversé cette famille mais a donné à chacun une idée précise de ce que sont l'absence, le vide, l'injustice, l'abandon, tout ce qui rend les vivants fous et les morts trop présents. Personne, et surtout pas les prêtres au discours surréaliste fait de concepts aussi fumeux que le ciel, la vie éternelle, la résurrection des morts, ne pourra jamais apaiser le chagrin né de la mort d'un enfant. Ils ne seront jamais convaincants sur ce point ; on ne met pas un enfant au monde pour aller à son enterrement, face à cela, l'amour supposé de Dieu pour les hommes passe pour une cruelle billevesée et l'enfer prend soudain une réalité bien terrestre. Cette mort rappelle celle du fils de Marguerite. Elle est tellement dans le déni qu'elle l'attend toujours pour déjeuner, une assiette à la main, bien des années après sa disparition. Mais voilà, le temps continue sa course, indifférent à la douleur des hommes, censé seulement l'aplanir, l'apaiser, mais cela n'est qu'une fiction ridicule qu'on habille de mots lénifiants et d'apparences trompeuses. Il n'y a que la mort de ceux qui les ressentent pour éteindre cette douleur et ce deuil qui dès lors fait partie de leur vie, jusqu'à la fin.

Le progrès s'installe, qu'on a baptisé plus tard du nom des « Trente glorieuses », la forge s'est éteinte, le père est devenu représentant de commerce, la mère et la grand-mère se sont fondues dans une sorte de religiosité ridicule, faite de prières, de visites au cimetière avec fleurs et bondieuseries, et lui, le narrateur, a fini par enfiler une armure et revêtir un masque, c'est à dire adopter le mensonge et l'hypocrisie qui est une manière de supporter la vie, de l'exorciser.

Une telle mort détruit une famille plus sûrement qu'elle ne la soude à cause de la culpabilité judéo-chrétienne qui vous pourrit la vie autant que cette volonté bien humaine de tout détruire autour de soi, peut-être pour conjurer quelque faute antérieure. Il s'ensuit une fuite en avant ou un repli sur soi-même pour tenter d'oublier, une valse-hésitation fait d'engagements et de renoncements sans aucune raison, mais tout cela est vain. Sa mère s'enfonce dans le déni en mimant artificiellement la vie évanouie à jamais mais entretenue par elle, ce qui, vu de l'extérieur, prend toutes les apparences de la folie. La psychiatrie, autre réponse proposée face à cette détresse, sera tout aussi inefficace. Elle se met à vivre de l'autre côté du miroir, dans un mode virtuel, tricoté pour elle et par elle et qui finalement lui convient. Cette bizarre propension à recréer un espace parallèle où s'entrechoque réalité et imaginaire, s'étend à ce fils bien vivant, le narrateur, mais qui par les hasards de la vie n'aura jamais de descendance. Il peint parce que sa sensibilité se manifeste ainsi faute sans doute de pouvoir s'extérioriser autrement, et, malgré lui ces thèmes de la mort, de la folie et de l'enfance reviennent sous son pinceau comme une obsession qui jamais ne pourra se révéler pleinement mais l’obsédera jusqu'à sa mort. Il en va de même de l'écriture qui, parce qu'elle résulte d'une alchimie intérieure, est souvent une tentative avortée, un exorcisme manqué, éternellement recommencé mais qui parfois, et peut-être bizarrement, atteint son but...

Je n'ai pas été déçu par ce deuxième roman lu avec passion et émotion. J'ai bien aimé cette plongée proustienne dans le temps et la façon qu'a cet auteur de nous la faire partager. J'ai apprécié la prolixité de ce discours souvent révolté, parfois poétique mais toujours authentique. Je crois que je serai attentif à son parcours.

©H.L.

 
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