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la feuille volante

Les demeurées

La Feuille Volante n° 1084

Les demeurées – Jeanne Benameur - Denoel.

 

C'est un texte poétique et bouleversant, fort joliment écrit, une fable qui, tout d'abord évoque l'exclusion comme l'espèce humaine l' affectionne, surtout quand elle s'exerce sur deux êtres sans défense, faibles et que la vindicte publique a désigné définitivement comme inadaptés à notre société. Il y a la mère, « La Varienne » qu'on n'appelle jamais « Madame » et dont on fait précéder le nom d'un article défini avec tout le mépris que cela implique ; par cet artifice apparemment anodin, qui en d'autres circonstances est un signe de respect, on marque une différence : elle n'est effectivement pas comme les autres, mais uniquement dans le sens péjoratif du terme. D'ailleurs c'est « l'idiote du village » et on imagine bien que chacun aura à cœur de la maintenir dans ce rôle . Sa fille c'est la petite Luce, elle la protège et il n'est pas besoin d'être grand clerc pour supposer qu'il n'y a pas d'homme avec elles, que ce n'est pas une vraie famille dans cette maison pauvre et à l'écart du village où Dieu ne pénètre même pas. La Varienne travaille, mais comme domestique chez les autres, chez « Madame », et elles vivent de peu, de ce qu'on leur donne, des restes des autres, mais c'est sans doute bien suffisant pour elles. Entre la mère et la fille, c'est le silence qui prévaut, non qu'elles ne s'aiment pas, bien au contraire, mais il n'est pas besoin de paroles pour qu'elles se comprennent. La petite va à l'école parce c'est obligatoire, mais même pour si peu de temps, cette période est vécue par elles comme une séparation et, dans la cour de récréation comme dans la classe, Luce se renferme sur elle-même, cultive aussi le silence et même Mademoiselle Solange, la dévouée institutrice n'y peut rien. Elle est sage mais elle est imperméable à l'école, comme elle est étrangère à ses camarades et de ce fait représente une énigme, elle est dans un autre monde dont sa mère est la seule gardienne. C'est vrai qu'elle est un peu sorcière et un peu « demeurée »comme on dit, doux euphémisme pour ne pas dire débile et sa fille marche sur ses traces. Pourtant Mademoiselle Solange s'acharne pour instruire son élève, même malgré elle, mais rien n'y fait, ni son obstination ni ses recherches personnelles au point que sa santé vacille et que ses convictions sont ébranlées. Luce devient pour elle un échec pédagogique ce qui lui fait mettre en doute son beau métier d'enseignante. Elle se sent tellement démunie qu'elle ressent de la déréliction comme un poids, surtout face à cette femme et à son enfant, mesure le gouffre qui les sépare, envie même cette « existence sans savoir » de Luce et de sa mère. D'ailleurs, depuis qu'elle a été malade, Luce, victime sans doute de cet équilibre rompu malgré elle par Solange, ne va plus à l'école et reprend possession de son univers, substitue la broderie aux cahiers. Tout ce qu'elle a appris est devenu inutile. Solange se sent plus seule que jamais et ses connaissances ne suffisent plus à sa vie .Dès lors la poussière de la raie et l'odeur acre de l'encre ne pèsent plus rien. Hier encore la transmission du savoir passait par elle mais c'est la petite fille qui a pénétré son âme et qui a gagné, malgré tout, l'enseignante n'est pas la seule à être bouleversée par la simplicité de Luce. Pourtant le hasard va mettre l'enfant en situation de lui montrer que ses efforts n'ont pas été vains, et c'est à travers le fil de couleur qu'elle brode que l’alphabet lui revient et que les mots appris par cœur vont ressortir dans ses travaux d'aiguille qui ont pour la petite fille un pouvoir apaisant. Ce sont bien des mots, non pas écrits sur la portée bleue d'un cahier d'écolier ou sur un tableau noir, mais inscrits dans la trame du tissu, pas des paroles, des promesses jetées au vent et qu'on oublie, qu'elle va, sans le savoir, offrir à Solange qui de plus en plus perd la mémoire et la raison au point qu'elle aussi, mais sans qu'on le dise au village, devient une « demeurées », une folle qui a abandonné sa classe et qu'on préfère appeler « malade », qu'on va soigner après l'avoir remplacée. Pour Solange, Luce restitue les pleins et les déliés de l'écriture qu'elle refusait et les lui offre sous la forme du «  point de croix ». C'est toujours le silence qui présidera aux relations entre la mère et la fille parce que c'est comme cela entre elles mais pour l'enfant le message est passé et il grandira en elle.

C'est une fable qu'on interprète comme on veut. J'y vois la force des mots écrits qui restent et perdurent par delà le temps et même la mort, le triomphe de la transmission du savoir qui n'est pas forcément intellectuel et qui est une des bases de l'éducation même si elle ne passe pas par les voies officielles et convenues de l'école, l'éloge de la patience qu'il faut avoir envers autrui parce que nous ne sommes pas tous semblables, la reconnaissance du travail manuel qui lui aussi fait partie de la vie, la prise en compte que la vitesse d'exécution, de compréhension n'est pas un critère suffisant pour juger et classer les êtres qui ont chacun leur rythme. J'y vois aussi tout les ravages de l'exclusion, le triomphe de la tolérance, l'acceptation de ceux qui ne nous ressemblent pas, la solitude qui souvent en résulte et qui peut être fatale, parce que la vie est aussi fragile que les certitudes qui gouvernent nos parcours personnels, parce que tout peut arriver, surtout quand on s'y attend le moins, parce que chaque être à une valeur qu'il faut révéler et cultiver… Cela en vaut la peine et nos critères de réussite ne sont qu'une référence parmi d'autres… Une bonne occasion de réfléchir en tout cas !

 

© Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

 
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