Ce que j'appelle oubli
- Par hervegautier
- Le 16/04/2023
- Dans Laurent Mauvignier
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N°1735 – Avril 2023
Ce que j’appelle oubli– Laurent Mauvignier – Les éditions de Minuit.
Cela paraît à peine croyable tant les choses sont simples. Un jeune marginal entre dans un supermarché se dirige vers une gondole de bières, prend une canette, la boit, quatre vigiles interviennent, le traînent dans un local de stockage à l’abri des regards, le frappent et le tuent, pour une simple bière volée! On se croirait revenu au Moyen-âge. C’est un simple « fait divers » comme on dit, c’est à dire un événement que la presse locale mentionne à peine en quelques lignes maigres en fin de journal entre les développements d‘une guerre lointaine qui fait rage et bouleverse des vies innocentes et les misérables tergiversations clownesques de politicards véreux, une anecdote authentique qui s’est produite à Lyon en décembre 2009 qui serait passée inaperçue si elle n’avait inspiré ce récit.
Le narrateur remet la victime au centre du récit, s’adresse à son frère pour lui raconter ce qu’il n’a pas vu, pour évoquer ce qu’il ne pourra plus vivre avec lui, décrit les quatre vigiles qui maintenant vont devoir répondre devant la justice d’un assassinat qui n’aurait jamais dû avoir lieu, tant l’enjeu était dérisoire. Ils se sont mal défendus, ont évidemment menti, ont protesté de leur absence de volonté de tuer, ont invoqué enchaînement absurde des événements... Ils n’en sont pas moins devenus des assassins, responsables d’un meurtre gratuit et injustifiable, que rien, pas même le paiement de leur dette à la société, comme on dit, n’effacera, que rien ne pourra jamais justifier, ni la nécessité, ni la légitime défense, ni l’ostracisme, ni une improbable conscience professionnelle. Cela leur collera à la peau toute leur existence, avoir sans aucune raison pris une vie, avoir à ce point outrepassé leurs fonctions, imposer une sanction définitive à un être humain. On pourra dire tout ce qu’on voudra, que nous sommes mortels, simples usufruitiers d’une vie qui peut nous être enlevée à tout moment sans préavis, que ce pauvre jeune homme s’est trouvé là au mauvais moment, au mauvais endroit, que l’espèce humaine est capable du pire comme du meilleur mais bien souvent du pire, mais cet homme qui vivait, faisait l’amour, respirait, ne le fera plus et maintenant n’est plus qu’un cadavre voué à l’oubli. Ces vigiles devront affronter les tribunaux et surtout la violence des prisons, légale celle-là, qui aura au moins l’avantage pour eux, si on peut dire, de les maintenir en vie alors que leur victime elle ne vieillira pas.
Ce geste est révélateur de ceux qui sont dépositaires d’une parcelle même infime de l’autorité et se croient autorisés à en abuser, une image banale mais pourtant quotidienne qui s’inscrit dans une société de plus en plus en manque de repères, où la violence est devenue tellement banale qu’elle n’étonne même plus, où un nombre exponentiel d’individus ordinaires ne rêvent que d’en découdre et pour cela ne reculent devant rien pour s’affirmer, se prouver qu’ils existent.
J’ai déjà dit dans cette chronique que j’apprécie Laurent Mauvignier non pas tant pour le longueur de ses phrases (ces 61 pages ne sont qu’une seule et même phrase) mais notamment parce qu’il est, ce que devrait être un écrivain, c’est à dire le reflet de son temps, jusques et y compris si celui-ci, n’est pas reluisant.
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