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la feuille volante

Déserter

N°1834 – Février 2024.

 

Déserter – Mathias Enard – Actes sud.

 

Ce roman, c’est d’abord un titre, laconique, sibyllin, une sorte d’invitation à la désobéissance, une envie de bouleverser les choses établies, la fidélité, l’engagement qu’on finit par trahir et par fuir. Deux histoires s’y entremêlent sans apparemment aucun lien entre elles. On retrouve cette démarche initiale dans la première évocation, celle d’un soldat anonyme qui quitte une guerre inconnue, parcourant prudemment à pied un paysage méditerranéen pour rejoindre une vieille bergerie délabrée et vide, perdue dans la montagne, berceau de son enfance, où il sait que personne ne viendra l’y chercher. Sur lui il porte les traces des combats, un treillis puant, des galoches usées, pleines de merde et de sang, un fusil, un sac… Une femme viendra qui le connaît et le craint et tout son passé refait surface, celui de l’enfance, de la guerre aussi.

C’est un personnage fictif, tout comme l’est celui de la seconde histoire, ce mathématicien et poète allemand, antifasciste, Paul Heudeber, rescapé d’un camp de concentration, auteur des « Conjectures de Buchenwald ». Ces deux histoires se juxtaposent sans qu’il soit possible, à tout le moins au début, d’en saisir Les points communs. Paul, génie des mathématiques, après la chute du Mur et l’effondrement du rêve communiste, a choisi de demeurer en Allemagne de l’est par fidélité à son idéal et ce, bien qu’il soit amoureux fou de Maja qui elle a choisi de vivre à l’ouest et d’y faire une carrière politique différente. Leur amour, sa fidélité à l’utopie marxiste, l’existence de leur fille Irina ne changent rien à sa détermination. Nous sommes le 10 septembre 2001, sur un lac près de Berlin et un congrès a choisi de rendre hommage à sa mémoire et à son œuvre où les poèmes se mêlent aux raisonnements mathématiques. Maja est aussi une figure, elle à qui ses mots s’adressent malgré la distance, c’est une militante du féminise avant la lettre, une mère célibataire, une femme libre a la fois désirable et respectable.

 

Mathias Enard est un érudit qui s’est longtemps penché sur l’orient et cela se sent dans son œuvre autant que dans son parcours personnel. Il affectionne le rythme syncopé par l’alternance des phrases courtes et d’autres parfois démesurées. Il serait intéressant de pouvoir percer le mystère de cette architecture assez inattendue où le lecteur se perd parfois. Il alterne les descriptions, les évocations et le narrateur interpelle les personnages mais aussi leur laisse la parole tout en adressant à Dieu des prières alternativement propitiatoires et jaculatoires. La poésie est omniprésente dans le récit consacré au soldat et seulement épisodique et sous forme de poèmes ou de mots d’amour dans celui des lettres échangées jadis entre Paul et Maja. Ces deux histoires s’entremêlent pourtant ; le thème du père est très présent dans le témoignage d’Irina et d’une façon plus estompée dans celui du soldat mais ce qui s’impose à mon esprit c’est aussi l’obsession de la solitude et de la mort. Dans ces deux récits il y a la guerre, lointaine mais bien réelle d’une part, plus larvée dans un contexte de lutte idéologique et politique d’autres part, l’auteur lui-même, sorte de troisième personnage s’inscrivant aussi dans ce contexte à raison de son parcours personnel dans un orient où les conflits sont permanents. Même l’occident n’échappe pas à la violence, l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center à New-York, puis plus tard l’invasion de l’Ukraine par la Russie rajoutent de la barbarie dans un monde qui en regorge déjà. Cette irruption de violence vient contredire ce que capitalisme triomphant nous avait fait croire et qui s’effondre dans le fracas du 11 septembre, comme est interrompu le colloque sur Paul Heudeber. De même l’invasion de l’Ukraine rappelle à notre génération qui n’avait pas connu de guerre que l’homme porte en lui ses propres germes de destruction.

 

Mais revenons au titre, tous les personnages ont déserté leur milieu pour y échapper, parce que déserter c’est fuir, abandonner. Irina a toujours eu conscience du modèle écrasant et inaccessible pour elle que sont ses parents et a voulu y échapper par la distance mise entre elle et eux. Pourtant ce parangon maternel est entamé par la révélation par Pawley, un ami américain du couple, que Maja s’est accordé avec lui, il y a longtemps, une parenthèse amoureuse, tout juste ravivée lors de ce congrès, un détail qu’il veut révéler à Irina avant de mourir. L’image si forte de cette mère est aussi ébréchée par l’aveu fait à son amant d’avoir trahi Paul en ne le préservant pas de son arrestation par la Gestapo. Paul Heudeber a fui le monde réel parfois bien contradictoire pour celui des mathématiques et on laisse planer l’éventualité d’un suicide au sujet de sa mort, justifiée peut-être par sa prise de conscience des trahisons qui l’ont entouré et qu’il ne méritait pas. Les vérités « officielles » qu’on entretient sur les êtres, surtout après leur mort, ne sont que des apparences, des mensonges. La femme qui accompagne le déserteur fuit ce monde qui l’a vomie et déshonorée et lui cherche à échapper à la violence de la guerre et peut-être un peu lui-même parce que ce conflit lui a révélé sa propre image qui lui fait horreur. Il rachète cependant son passé fangeux par son attitude digne face à sa prisonnière, donnant ainsi une dimension humaine, voire religieuse à ce récit.

 

Mathias Enard a confié, dans une interview qu’il avait mis longtemps a écrire ce roman, comme s’il l’avait porté en lui sans pouvoir en tracer les lignes. Cela rajoute pour moi au mystère de l’écriture qui n’est pas qu’une histoire qu’un auteur raconte à son lecteur, c’est le résultat d’une quête, d’une souffrance autant qu’un exorcisme, une longue impossibilité autant qu’une obligation urgente. Le livre refermé j’ai le sentiment de n’avoir pas tout compris ou d’avoir reçu quelque chose qui ne correspond pas forcément à ce que l’auteur voulait dire mais de me l’être approprié comme une vérité personnelle. Nous fuyons tous une forme de réalité qui peut s’avérer parfois intimement obsédante au point de ne pas vouloir nous l’avouer à nous-mêmes, de ne pas pouvoir y mettre des mots.

 

 

 

 
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