RUE DES VOLEURS
- Par hervegautier
- Le 04/12/2012
- Dans Mathias Enard
- 0 commentaire
N°603– Décembre 2012.
RUE DES VOLEURS – Mathias Enard.
Lakhar est un jeune adolescent marocain qui vit à Tanger. Sans travail mais à l'abri de sa famille, il rêve à l'Europe en regardant partir les ferries pour l'Espagne toute proche. Tanger est maintenant une ville comme les autres, plus cette métropole mythique et mystérieuse, refuge des bordels et de tous les trafics qui a tant fait fantasmer les hommes. En compagnie de son copain Bassam, un garçon de son âge influençable et un peu balourd, il passe ses journées « à mater l'étrangère surtout quand elles mettent des shorts et des jupes courtes ». Les jeunes filles sont vraiment son problème et on le découvre un jour nu en compagnie de sa cousine Meryem ce qui lui vaut d'être banni par son père et de se retrouver à la rue tandis que sa cousine est envoyée dans le Rif loin de lui. Enceinte, elle décédera des suites d'une hémorragie. Son fantôme sera son compagnon obsédant. Plus tard ce sera Judit, une jeune catalane, étudiante et enfant des beaux quartiers de qui il tombe éperdument amoureux. Rentrée dans son pays, elle cherche une raison d'exister à travers la contestation, se détache peu à peu de lui, atteinte par l'ennui, la dépression, le désintérêt pour les choses de cette vie et bien sûr pour lui. En fait tout les oppose.
Désœuvré et sans un dirham, Bassam lui conseille de fréquenter la Mosquée là où chaque musulman peut trouver des réponses à ses questions. Il y rencontre surtout Cheikh Nourédine, un beau parleur un peu bellâtre qui, contre un petit salaire et un logement minable, fait de lui un libraire religieux, avec promesse de prier et d'étudier le Coran, lui qui n'avait jamais été qu'un mécréant. Malheureusement pour lui, il se trouve embrigadé dans un « Groupe pour la diffusion de la pensée coranique » et ne tarde pas à s'apercevoir qu'il s'agit d'un mouvement islamique. Bassam lui aussi subit l'enseignement religieux et parce qu'il disparaît tout à coup, Lakhar croit qu'il est parmi les auteurs de l'attentat de Marrakech de la place Jamaâ el-Fna et qu'il a aussi assassiné un homme à Tanger. De nouveau à la rue après l’incendie de sa librairie et la disparition des membres du « Groupe » il se retrouve à travailler dans la saisie informatique, une véritable arnaque qui ne l'enrichit guère. Il parvient ensuite à être embauché sur un ferry comme homme de peine mais il reste bloqué à Algésiras, son bateau étant saisi. Plus tard il travaille sans être payé dans une entreprise de pompes funèbres dont le patron se suicide mais même s'il a un pied en Europe, il reste un clandestin qu'on exploite facilement
Sur fond d'actualité brûlante de l'Europe, de la France et de l'Espagne, de la libération des pays arabes, le professeur qu'est Enard initie son lecteur à la beauté de l'arabe littéraire autant qu'à la civilisation et à l'Islam. Cela ne l'empêche pas d'asséner quelques aphorismes bien sentis sur nos civilisations occidentales riches, égoïstes et fragiles.
Le livre est divisé en trois parties, trois véritables prisons pour Lakhar, celle tout d'abord de la religion, puis celle du travail précaire et parallèle auquel chaque émigré illégal est destiné, un véritable esclavage. Enfin Barcelone, sa nouvelle prison où il se réfugie pour échapper à la police pour qui il est coupable d'avoir tué et volé son dernier employeur, puis plus généralement l'Europe qui, pour lui aussi fonctionne comme un miroir aux alouettes dans lequel, bien entendu il se fait prendre. Le destin le précipitera cependant dans une autre !
Les dialogues sont un peu abrupts au début mais le texte devient avec le temps plus profond, plus dense. Ce récit, décliné par Lakhar lui-même, nous révèle dans un style qui va de l'humour à l'émotion en passant par le réalisme un regard bizarrement pertinent, même si c'est celui d'un émigré finalement différent de celui que nous pouvons imaginer. Il est polyglotte, cultivé et plein de ressources pour sortir de sa condition, même si la chance ne l'accompagne pas forcément. Il juge notre société occidentale riche et fragile, hypocrite et moralisatrice, l'oppose aux pays arabes désireux de se libérer des dictatures qui les oppressent ; Les démocraties européennes quant à elles sont jugées trop opulentes et indolentes pour envisager des révolutions refondatrices.
J'ai apprécié le style agréable à lire, réaliste et poétique dans les descriptions, l'air de Barcelone, cette ville exceptionnelle et mythique, qui est distillé dans ces pages, ce « quartier des Voleurs » qui donne son titre au roman où Lakhar se réfugie, une sorte de havre où se rencontrent alcooliques, prostituées, macros, drogués, tout un peuple interlope, entre cour des miracles et quart monde, que les touristes viennent regarder et photographier comme des bêtes curieuses.
Je retiens aussi la première phrase de ce roman que nous livre Lakhar, ce jugement bien senti sur l'humanité qui résonne comme un avertissement « Les hommes sont des chiens, ils se frottent les uns aux autres dans la misère, ils se roulent dans la crasse sans pouvoir en sortir, se lèchent le poil et le sexe à longueur de journée, allongés dans la poussière prêt à tout pour le bout de barbaque ou l'os qu'on voudra bien leur lancer, et moi, tout comme eux, je suis un être humain, donc un détritus vicieux esclave de ses instincts, un chien, un chien qui mord quand il a peur et cherche les caresses ».
Après « L'alcool et la nostalgie »[La Feuille Volante n°548) et « Parle leur de batailles, de rois et d'éléphants » (La Feuille Volante n°477) que j'avais bien aimés, ce roman a retenu mon attention jusqu'à la fin et a été l'occasion d'un bon moment de lecture.
©Hervé GAUTIER – Décembre 2012.http://hervegautier.e-monsite.com
Ajouter un commentaire