Créer un site internet
la feuille volante

Pedro Almodovar

  • La chambre d'à côté

    N°1959– Janvier 2025.

     

    La chambre d’à côté – Un film de Pedro Almodóvar.

    Lion d’or à la Mostra de Venise 2024. - Sorti en France en 2025 ;

     

    La sortie d’un film de Pedro Almodóvar est toujours un événement cinématographique. C’est apparemment de 25° long-métrage du cinéaste espagnol, l’adaptation d’un roman de l’écrivaine américaine Sigrid Nunez « Quel est donc ton tourment » ? qui met en scène, pour la première fois, deux actrices américaines dans un décor étasunien.

     

    Deux amies new-yorkaises de longue date qui ont jadis été collègues dans le même journal et qui se sont perdues de vue pendant des années, se retrouvent un peu par hasard. L’une d’elles, Ingrid (Julianne Moore), est devenue écrivain tandis que l’autre, Martha (Tilda Swinton) qui est atteinte d’un cancer en phase terminale, a longtemps été correspondante de guerre. Martha qui souhaite mettre un terme à ses souffrances, demande à Ingrid de l’assister dans ses derniers moments qui précéderont l’absorption d’une pilule létale et d’occuper la chambre d’à côté de la sienne pour l’aider à partir sereinement. Elle sera donc à la fois un soutien amical, difficile pour elle, mais aussi une complice. Après une longue réflexion, elle accepte de l’accompagner mais c’est Martha qui s’administrera elle-même le médicament mortel donnant à ce geste la dimension d’un authentique suicide et non d’une euthanasie qui fait intervenir un tiers. Les deux femmes se remémorent leurs souvenirs communs, Ingrid qui a profité de la vie et Martha qui lui confie combien la guerre a marqué sa vie, celle du Vietnam tout d’abord qui l’a privée de son amour de jeunesse d’où est née une fille qui a disparu de la vie depuis longtemps, celles aussi qu’elle a couvertes professionnellement et dont elle a exorcisé la peur au quotidien en couchant avec de nombreux partenaires. Le sexe était pour elle une sorte de bouclier contre la violence et la peur de mourir, comme il l’était sans doute aussi pour le frère carme, homosexuel, qu’elle a rencontré lors d’un reportage.

    Privée de père et confrontée aux absences professionnelles répétées de Martha, sa fille a pris durablement ses distances avec sa mère. Son apparition et les liens qu’elle tisse ensuite avec Ingrid, expriment une sorte de pardon, de réconciliation posthume en s’allongeant à l’endroit même où sa mère a voulu sa mort. Certes, sa fille, absente au moment des faits, ne l’a pas accompagnée au moment de sa mort mais, par son geste bien que décalé, elle remet en lumière l’habitude ancienne et traditionnelle de l’accompagnement familial d’un mourant.

    Certes Martha choisit un moment d’absence d’Ingrid pour basculer dans le néant, illustrant d’une certaine façon la solitude intime devant la mort, mais elle le fait pour poser son geste à la fois pleinement et sereinement, pour partir en quelque sorte sur la pointe des pieds, puisque, comme la mort est inévitable, autant qu’elle soit douce.

    C’est un film qui déroule son scénario en dehors de toute réflexion religieuse judéo-chrétienne qui aurait pu, par ses interdits, venir polluer la réflexion suscitée. C’est étonnant de la part d’Almodóvar qui fut élevé dans la foi catholique et la très religieuse Espagne autorise depuis peu l’euthanasie.

    C’est un film sur la fuite qui se veut réparatrice d’injustices, une volonté d’y trouver une réponse par l’abandon de l’autre ou par la recherche du danger à la fois pour satisfaire un besoin égoïste et pour s’étourdir avec le risque de perdre sa propre vie. Des références à James Joyce et a Ernest Hemingway ponctuent leurs conversations.

    C’est aussi un film sur l’amitié, celle d’Ingrid qui sait d’avance qu’elle va au devant d’une épreuve à laquelle elle n’était pas préparée et qui devra faire face aux interrogations de la police qui, dans un pays puritain, très marqué par la religion chrétienne, interdit l’euthanasie et le suicide. Elle sera en effet soupçonnée de complicité dans l’achat prohibé du médicament fatal au point de devoir constituer avocat face à un officier de police zélé et suspicieux, plus enclin à écouter sa foi qu’à instruire cette affaire objectivement et avec bienveillance, malgré les précisons écrites par Martha elle-même.

    Ce que je retiens aussi c’est la beauté fragile du visage de ces deux femmes. Ingrid qui au départ respire une joie de vivre rayonnante exprime à travers ses traits dévastés par le projet de son amie à la fois toute sa réprobation puis sa complicité, sa crainte devant l’épilogue attendu, son espoir de voir peut-être son amie changer d’avis et la douleur devant la réalité. Martha dont le visage souvent filmé de près exprime alternativement la détermination, l’angoisse, le désespoir, la souffrance, donne à voir une esthétique à la fois émouvante et dévastée. Pourtant au seuil de son trépas volontaire, elle choisit des vêtements colorés qui tranchent avec sa vêture habituelle, peint ses lèvres d’un rouge vif et s’allonge face à une nature calme sur un transat de couleur vive à la façon d’un personnage de Edward Hopper, peintre à la fois de la solitude figée dans l’immobilité du quotidien et des sentiments exprimés dans les expressions du visage. L’apparence apaisée de Martha enfin délivrée de son supplice lui donne une sorte de douceur .

    Ces deux portraits de femme sont remarquables.

     

    C’est aussi une réflexion sur le destin, la vie injuste qui frappe de son sceau chaque être humain sans qu’il y puisse rien, sur la mort, inévitable pour chacun d’entre nous même si, en Occident elle peut parfois être marqué par un relatif déni né des progrès de la médecine. On nous parle même maintenant d’une improbable immortalité mais qui ici, pour Martha, se décline à travers une souffrance qui lui fait hâter volontairement sa fin. Pour tous la camarde aura ,certes, le dernier mot et interviendra souvent quand on s’y attend le moins, laissant aux condamnés à la peine capitale et aux agonisants le temps de s’y préparer. Cela ne signifie pas que, pour les malades incurables, cette attente soit à la fois résignée et douloureuse, conformément à une notion philosophique inspirée par le stoïcisme ou au nom d’une interprétation contestable du catholicisme qui a toujours considéré la souffrance comme rédemptrice voire sanctifiante, ou simplement comme l’expression d’une volonté divine.

    Pouvoir choisir sa mort en toute liberté et dignité doit être considéré comme un droit humain, évidemment encadré dans des conditions très strictes. L’ euthanasie ou le suicide assisté sont autorisés par peu de pays au monde actuellement, mais cette idée fait son chemin dans l’opinion française, suscitée par de récentes affaires, des lois existantes (Léonetti de 2005 puis Claeys-Leonetti de 2016), un projet de loi sur « l’aide à mourir » actuellement en attente de discussion au parlement et des groupes de paroles, ont maintenu ce débat ouvert. Ce film qui ne passera pas inaperçu contribuera sans doute a faire évoluer durablement les mentalités.

     

    Accompagné par la musique d’Alberto Iglesias, porté sobrement par deux comédiennes d’exception, c’est un beau film  sur le plan esthétique et qui provoque la réflexion en dehors de tout contexte religieux en osant bousculer le tabou du droit à mourir dans la dignité.