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la feuille volante

La fabrique des pervers

La Feuille Volante n° 1143

LA FABRIQUE DES PERVERS – Sophie Chauveau – Gallimard.

 

Tout commence par le courrier d'une lectrice à destination de l'auteure à propos d'un de ses romans et il n'est, pour une fois, pas question du traditionnel débordement de mièvres flagorneries cependant fort appréciées des écrivains, mais au contraire révèle une parenté entre elles. Cette correspondance démasque également un tabou familial : l'inceste. Sophie Chauveau comprend alors que, dans cette famille, elle n'est pas le seule à avoir subi cette opprobre qui détruisit son enfance et son adolescence. Par une curiosité sûrement moins malsaine que les agissements hypocrites de cette parenté, elle entreprend d'en dresser l'arbre généalogique, de répertorier tous ceux qui, dans sa parentèle se sont rendus coupables de cette horreur. Ainsi, sur quatre générations, dresse-t-elle la liste de ces pervers qui s'attaquèrent aux enfants de leur propre famille pour assouvir leurs vices cachés, avec la complicité de leurs proches. Elle remonte jusqu’à 1870 quand les Parisiens furent contraints de manger les animaux du Jardin des Plantes, ce qui fit la fortune épicière d'Arthur. Avec son épouse Eugénie, ils seront les fondateurs de cette lignée qui comprendra vite que l'argent permet tout et que l'hypocrisie bourgeoise jette un voile pudique sur les moindres débordements familiaux. Puis la Grande Guerre, l'Occupation avec son inévitable marché noir et les trente glorieuses ne feront qu'enrichir les descendants. Elle n'en finit pas de faire l'inventaire des amants, des maîtresses, des enfants illégitimes ou adultérins, des coucheries à l'intérieur de la famille, de la pratique de l'échangisme, des attouchements et des caresses, des viols, de la pédophilie, de petits arrangements avec la morale et la loi pourvu que les apparences soient sauves et que l'oubli vienne recouvrir tout cela du moment que ça ne sort pas de la famille ! Et chaque génération reproduira le modèle, victime puis bourreau, héritière de cette « maudite molécule familiale ». La cécité, le silence, le déni seront la règle et tout cela restera tabou surtout si la religion, la maladie et la mort s'en mêlent. Le plus étonnant c'est que les conjoints, forcément au courant, n'ont rien dit, inconscience, complicité ou volonté de ne rien voir ? Dans l'exploration de cet arbre familial, l'auteur découvre que certains transhument et exportent même à l'extérieur leurs propres perversions. Que reste-t-il aux enfants ainsi abusés, sinon le divan du psy puisqu'il développent eux-mêmes de la culpabilité ? Dès lors, parler devient impossible et quand ils osent le faire la réparation judiciaire est impossible du fait de la prescription. D'ailleurs la famille est un tel symbole qu'il est parfois impossible de dénoncer l'inceste. Reste le pardon, mais c'est une autre histoire qu'on n'est pas obligé de trancher ;

Dans ce catalogue d'horreurs familiales, je m'attendais à ce qu'elle avoue faire partie de cette « fabrique de pervers ». Non seulement elle ne le fait pas, mais s'en exclut, se pose en réaction face à cette lignée malveillante. Si elle en avait fait partie, on aurait salué son courage d'avoir parlé, on l'aurait absout à cause de la génétique, de l'atavisme familial, du mauvais exemple que le destin vous pousse malgré vous à reproduire. Il n'en est rien et l'écriture est sans doute pour l'auteur une forme de catharsis. Elle se présente au contraire comme une mère aimante, soucieuse de ses enfants, c'est à dire l'exact contraire de ce lignage de tordus, en tout cas une femme qui, pour la première fois, a osé parler alors que la plupart ont observé un silence coupable. Elle soulève également des interrogations intimes : A-t-elle éprouvé du plaisir, de la jouissance à ces attouchements, pourquoi s'est-elle laissée faire, a-t-telle aimé cet homme qu'elle me parvient pas a appelé « papa », comme un père ou comme un bourreau, cela a-t-il impliqué chez elle une forme de frigidité et d'impossibilité de reconstituer à son tour une vraie famille sans rejeter, même inconsciemment, son mari , peut-elle pardonner… ?

A force de chercher des explications, d'analyser, d'excuser peut-être cette perversion familiale et surtout paternelle, l'auteure finit par ressentir une forme de culpabilisation. J'avoue, à titre personnel, que parmi toutes les épreuves que la vie envoie à chacun d'entre nous, ce vieux réflexe judéo-chrétien revient à chaque fois. Je me suis toujours attaché à le combattre parce qu'il ne correspond à rien d'autre qu'à une longue tradition de responsabilisation personnelle héritée de la religion chrétienne et qui ne repose sur rien d'autre que sur cette volonté, de la part de la religion ou du pouvoir politique, d'asservir l'autre pour mieux le manipuler. Elle a été simplement une victime comme c'est souvent le cas dans ce genre de famille où on a pris grand soin de faire prévaloir les apparences trompeuses et d'accuser à tort des innocents pour mieux s'innocenter soi-même.

Ce n'est pas le premier livre sur ce sujet mais l'auteure a le courage de secouer le cocotier et de révéler ces perversions familiales. Elle le fait avec un texte simplement et parfois crûment écrit, dénonçant un père exhibitionniste, brutal et pervers, une mère soumise, frustrée, irresponsable et hystérique puis un oncle et un parrain du même tonneau. Ce récit autobiographique fort dense pose beaucoup de questions. L'auteure a le courage de s'attaquer à la famille, cette institution qu'on a longtemps présentée comme un pilier de la société et qui, en tant que telle, ne pouvait qu'être que vertueuse et ne pouvait donc pas souffrir de critiques. L'inceste fait partie des tabous familiaux dont on ne parlait jamais surtout dans les couches aisées de la société. Elle remet en cause le sacro-saint amour parental comme s'il était une chose incontestable, à jamais gravée dans le marbre. Heureux ceux qui ont eu des parents « aimables » c'est à dire dignes d'être aimés, respectés, honorés.

Et l'inceste n'est malheureusement pas la seule déviance qu'on peut reprocher à la famille !

 

© Hervé GAUTIER – Juin 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

 
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