la feuille volante

LA CONFUSION DES SENTIMENTS

N°747 – Mai 2014.

LA CONFUSION DES SENTIMENTS – Stefan Zweig – Stock

Traduit de l'allemand par Alzir Hella et Olivier Bournac.

 

Pour son soixantième anniversaire, Roland de D, un vieux professeur de faculté reçoit un livre qui est censé être sa biographie. Deux cents pages qui lui sont consacrées retracent son parcours . D'emblée il note des erreurs. En effet, puisqu'il a réussi, on suppose qu'enfant il avait des dispositions puisqu'il était le fils d'un proviseur et donc baignait dans le domaine de l’intellect. On voyait légitimement en lui un futur professeur alors que lui, secrètement se voyait plutôt marin. Il confesse qu'il a eu du mal à avoir son baccalauréat et que, à dix neuf ans, pour ne pas déplaire à son père il s'est inscrit en faculté. Las, une fois étudiant à Berlin c’est à dire loin de chez lui, son côté naturellement épicurien prit le dessus et il négligea les cours pour s'adonner aux plaisirs simples de la vie, le cabaret, les femmes... Pourtant le goût de l'étude lui vint d'un coup, après il est vrai une semonce paternelle, mais la véritable raison de ce revirement resta secret. Pour le reste de l'année, il s'inscrivit dans une autre faculté et découvrit un vieux professeur qui sut lui faire partager sa passion pour Shakespeare et dont il devint le secrétaire et presque le confident ; Il proposa en effet de l'aider à terminer un travail universitaire qu'il avait abandonné. Bien entendu, cette démarche personnelle le mit d'emblée à part parmi les communauté des étudiants.

Il n'était pas non plus indifférent au charme de sa jeune et belle épouse qui lui avoua que son mari s'absentait fréquemment sans qu'elle ne trouve rien à redire. C'était une femme effacée mais ce couple sembla au jeune homme assez singulier et pas seulement à cause de la différence d'âge. Elle paraissait s’accommoder des absences de son mari, les comprendre, les tolérer et peut-être les approuver ce qui faisait de cette union un mariage de façade

Au départ, le lecteur peut facilement être égaré par une supposée et potentielle liaison entre Roland et la femme du professeur. Après tout, cela ressemble bien à cet étudiant épicurien qui renouerait là avec ses anciennes habitudes. D'autant plus que non seulement l'épouse se montre, en l'absence de son mari non seulement portée sur les confidences intimes mais aussi complice et même compatissante, dénonçant l'état de subordination et même d'esclavage de l'élève par rapport au maître. Elle l'engage à mener une vie d'étudiant plus conforme à son âge mais s'affiche publiquement en sa compagnie et lui révèle des détails sur sa vie privée qui sont de nature à provoquer l'adultère. Pourtant, il y a de la part de l'épouse une série d'hésitations troublantes qui fait naître dans l'esprit du jeune homme une certaine confusion. Bizarrement Roland, confie qu'il n'aime guère ce genre de trahison, ce qui est étonnant de la part d'un jeune étudiant aussi amoureux de la vie, mais il ajoute qu'il est, comme l'épouse sans doute, sous l'influence de son maître. L'expression s'applique pour les deux, pour cette femme en tant qu'épouse et pour Roland en tant que disciple, l'ascendant que cet homme exerce notamment sur lui est présenté comme déstabilisant. Non seulement le professeur est peu reconnaissant du travail que son élève fournit à son profit mais il est parfois blessant voire humiliant au point que naît dans l'esprit du jeune homme à la fois une culpabilisation due à la jalousie et à une certaine tension entre eux mais aussi à un attachement certain à sa personne. Si le jeune homme se laisse aller, avec la complicité active de cette épouse, à ce qu'il appelle une trahison, c'est moins l'acte de chair qu'il réprouve mollement que le voile que cette femme lève pour lui sur les secrets intimes de son mariage. Pourtant Roland est à la fois honteux et demandeur de cette révélation qui, le pense-t-il, le déculpabiliserait. S'il séduit cette femme c'est aussi en pensant très fort au mari de cette dernière ce qui ajoute, dans son esprit en tout cas, à cette confusion de sentiments. [« J'ai de tout temps exécrer l'adultère, non par esprit de mesquine moralité, par pruderie et par vertu, non pas tant parce que c'est là un vol commis dans l’obscurité, la prise de possession d'un corps étranger, mais parce que presque toute femme, dans ces moments-là, trahit ce qu'il y a de plus secret chez son mari  »].

 

On sent qu'il y a une évolution personnelle du jeune homme dans l'exercice du plaisir. Auparavant, il jetait sa gourme avec des femmes en ne s'attachant pas à elles, profitant de l'occasion pour jouir de l'instant, maintenant, avec l'épouse de son maître, c'est un peu différent. Certes il la fréquente au point de se retrouver dans son lit mais sa démarche est plus laborieuse, plus amoureuse aussi. Non seulement on a l'impression que leurs relations est d'une autre nature, qu'elles sont empreintes de retenue et de culpabilisation mais surtout elles interviennent avec en toile de fond les disciplines intellectuelles avec lesquelles Roland a décidé de renouer. C'est dans ce contexte sans doute qu'il en éprouve à la fois du dégoût et de la honte et que les relations qu'il peut avoir avec l'un et l'autre séparément sont tendues, qu'il est en quelque sorte partagé entre entre le plaisir dont il entend profiter et la colère qu'il ressent contre lui-même au point qu'il tente de fuir cette ambiance qu'il ressent comme malsaine. Cette fuite répond à celle qui l'a fait partir de Berlin mais elle est évidemment causée par des raisons différentes. Pourtant la réaction du maître est bien opposée, non seulement il suppose un écart de la part de son épouse, n'y accorde que peu d'importance et avoue même à Roland la grande liberté qu'il lui octroie par principe. Cette licence a pourtant un pendant puisque lui-même pratique des relations extra-conjugales, mais avec des hommes et il lui déclare son amour, ce qui achève de déstabiliser le jeune étudiant. Il s'attendait à un châtiment de la part de cet homme et c'est un aveu quelque peu humiliant qu'il reçoit de sa part, assorti d'ailleurs de confidences personnelles et bouleversantes. De cette situation finalement délétère il choisit de sortir par la fuite (encore une fois). Il tourne cette page de sa vie en choisissant de poursuivre son cursus universitaire mais surtout en se cachant sous le masque de la respectabilité. Cet épisode de sa vie est resté secret puisqu'il correspond autant à l'éveil intellectuel qu'à la rencontre d'une passion qui aurait pu être destructrice.

 

Il est vrai que Zweig se livre ici à une analyse psychologique très fine des sentiments de chaque personnage autant que le trouble qu'engendre une passion pour ceux qui en sont l'objet. Cela n'a pas échappé à Sigmund Freud qui expliquait les relations humaines par la sexualité.

 

Il s'agit d'une nouvelle parue en 1927 qui a fait l'objet d'une adaptation télévisuelle en 1979 réalisation d’Étienne Perrier avec Miche Piccoli dans la rôle du professeur.

 

 

©Hervé GAUTIER – Mai 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

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