LE PREMIER QUI VOIT LA MER
- Par hervegautier
- Le 04/04/2015
- Dans Zakia et Célia HERON
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N°890– Avril 2015
LE PREMIER QUI VOIT LA MER – Zakia et Célia HERON – Versilio.
Nous sommes en 1956, quand l'Algérie était encore française, dans un village perdu de la plaine agricole de la Mitidja près de Blida. La narratrice, Leila, 8 ans, une petite arabe, d'une fratrie de 5 sœurs et 2 frères fait partager au lecteur sa vie quotidienne et familiale faite de jeux, de travaux domestiques réservés aux filles, d'une cohabitation paisible mais juxtaposée avec les Français, de rituels et d'interdits religieux musulmans, de soleil, de sirocco, un décor bucolique... Cela commence doucement, au rythme d'un éphéméride, puis soudain les temps changent, s'accélèrent, avec la présence des soldats, les attentas, le couvre-feu, les arrestations arbitraires, le départ des pieds-noirs, l'indépendance, le pays à construire... Leila s’éveille à l'instruction, à la vie qui évolue. C'est une jeune fille brillante qui ne craint pas de s'adapter, de s'affirmer, de contester les idées reçues surtout en matière de religion. L'université va lui ouvrir les portes de la connaissance jusque là réservée aux européens. Elle aborde cette émancipation à travers la culture et grâce aux intellectuels français favorables à la paix, à la décolonisation, à l'indépendance et prend ainsi conscience de l’émergence d'une identité africaine. Son évolution personnelle croise celle de son pays et du continent africain. Nous assistons au paradoxe qui met en perspective des danseurs africains à demi-nus applaudis…par des femmes voilées. Elle parfait même cette démarche en voyageant à l'étranger, en venant plusieurs fois en France sous l'égide de la culture et de la santé y rencontre l'amour libre et est bouleversée par les enfants algériens sourds et les problèmes que pose pour eux l'abandon du français et l'implantation de l'arabe comme langue officielle. Sa vie se poursuivra par un mariage mixte avec un français malgré l’opposition paternelle inévitable, la naissance de deux filles, la vie en Algérie. L'histoire est en marche avec ses évolutions, la présence pesante et liberticide de l'Islam intégriste dans la vie quotidienne, la violence des « fous de Dieu », l'intolérance, l'intransigeance de l'ordre moral et finalement le refuge en France, le déracinement.
Le style est ordinaire au début, comme celui d'une enfant mais au fur et à mesure que Leila grandit, la phrase s'affirme, le style devient plus fluide. Dans les deux premières parties du récit c'est Leila qui parle. Dans la troisième partie, il y a une alternance de narrations entre elle et d'autres dont ses filles (la police d'impression change en fonction des locuteurs). Ces dernières ont grandi, vivent en France, n'ont aucune mémoire de l'Algérie où elles en sont jamais allées, ne parlent pas arabe et s'étonnent même de ce qu'elles apprennent au sujet de ce pays bouleversé. Même s'il reste un mystère pour elles, il est aussi une sorte d'aimant, une interrogation autant que le silence de Leila qui y répond est une source de culpabilisation pour elle. Reste le problème de l'identité, du droit à la différence pour ces jeunes filles qui sont de plus en plus écartelées entre deux cultures et deux pays.
Au départ j'ai lu ce récit assez laborieusement, à cause du thème de la guerre d'Algérie déjà de nombreuses fois traité où à cause du commentaire que je m'étais engagé à écrire dans le cadre de « Masse critique », mais, au fur et à mesure de ma lecture, j'ai réellement pris plaisir à parcourir cet ouvrage émouvant écrit à quatre mains. Le conflit armé est ici à peine évoqué au profit de l'itinéraire personnel de Leila qui remet en cause l'image traditionnelle de la femme maghrébine. Il met en lumière l'évolution de cette petite fille arabe de 8 ans qui grandit dans un pays qui s'émancipe de la France, acquiert son indépendance mais tombe sous la domination politique et économique de la Russie, sacrifie sa liberté et connaît à nouveau la violence et les meurtres. Le lecteur suit son éveil à la connaissance à travers l'éducation scolaire, sa volonté de s'émanciper en tant que femme des événements qui fondent la nation algérienne mais aussi et peut-être surtout de s'opposer à ce qui est le lot des femmes dans la société maghrébine, leur dépendance servile par rapport aux hommes qui fait d'elles de véritables esclaves, le refus des mariages arrangés avec la complicité des familles, la remise en cause des préceptes de la religion musulmane mais aussi la résistance au prosélytisme des religieux catholiques.
Comme beaucoup métropolitains de ma génération, je n'ai vécu le conflit algérien qu'en pointillés, à travers les images des actualités cinématographiques, les conversations d'adultes, les idées reçues mais aussi de l’afflux au quotidien de gens qui avaient tout perdu et devaient recommencer leur vie dans un pays qui était certes le leur mais qu'ils ne connaissaient pas, de leur accent, de leurs coutumes... Il y eut, certes des réactions de rejet, d'abus, de racisme ordinaire surtout à l'encontre des Arabes, des harkis survivants qui pourtant avaient fait le choix d'une France qui maintenant les rejetait.
Ce récit retrace 50 ans de souvenirs de nostalgie, de mélancolie.
©Hervé GAUTIER – Avril 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com
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