la feuille volante

Fernando PESSOA

  • Ode maritime

    N°1631 - Mars 2022

     

    Ode maritime– Fernando Pessoa (Alvaro de Campos) – Éditions Fata Morgana.

     

    Ce sont des poèmes parus en 1915 dans le deuxième et dernier numéro de l’éphémère revue « Orpheu » dirigée par Pessoa. Ils sont signés d’Alvaro de Campos, un hétéronyme proche du grand écrivain portugais. Ce personnage quelque peu anglo-saxon malgré sa naissance est une création de Pessoa a eu une vie (1890-1935), un horoscope, il est un ingénieur naval à monocle, a navigué, notamment en Orient puis est revenu à Lisbonne où il est mort. C’est un poète d’avant-garde qui est à la fois semblable et différent de son créateur, chantre du modernisme et un auteur pétri de fantasmes et de mystères. Dans ces poèmes Pessoa se cache et se dévoile alternativement comme il le fait également avec ses autres hétéronymes. C’est autant une manière de s’exprimer qu’une manière d’être, une façon de se dédoubler en s’analysant lui-même, en semant des interrogations dans l’esprit de ses lecteurs tout autant que de donner volontairement une réalité à son esprit multiforme, aussi original qu’inattendu.

     

    C’est une poésie à la fois simple, complexe et tourmentée, avec des accents quasi surréalistes, quelque peu masochistes et parfois violents, qui ressemble à une longue litanie et parfois même à une épopée, tournée ici principalement vers le mystère que génèrent la distance, l’inconnu, le voyage avec ses départs et ses arrivées. C’est un long poème de plus de mille vers que j’ai eu plaisir à lire à haute voix pour partager la magie des mots. Il parle de la mer, du large, des navires et donc du port qui en est le point de démarrage. Voir le bateau qui quitte le quai est une invitation au rêve de découvertes et de rencontres pour celui qui part et de mélancolie pour celui qui reste à terre et se contente de voir le sillage et la fumée du navire qui disparaît. C’est une facette de cette « saudade » qui fait tellement partie de l’âme lusitanienne dont le destin est fait de voyages, d’exils et d’ailleurs.

    Puis c’est le retour à la réalité, l’acceptation de l’existence anonyme et oubliée, celle des quidams qui sont condamnés à regarder partir les autres et à rester seuls avec leurs regrets et leurs remords. Il y a dans ces textes, les premiers vers qui évoquent le retour d’un bateau, une idée très portugaise du retour, celle du « sebastianisme », du nom de Sébastien 1° roi du Portugal (1554-1578) qui mourut au cours d’une bataille au Maroc et dont la tradition veut qu’il ait survécu et qu’il revienne un jour au Portugal.

    La distance s’analyse aussi dans le temps, à travers la mémoire du passé, le souvenir de l’enfance heureuse et calme, accrochée aux murs d’une maison aimée .

    De tout cela je retire un sentiment de solitude, de tragique, sans oublier le mystère qui réside dans le personnage même de Pessoa.

     

     

     

     

     

     

  • poèmes païens

    N°1630 - Mars 2022

     

    Poèmes païens – Alberto Caeiro et Ricardo Reis - Christian Bourgois éditeur.

     

    Pessoa est un cas à part dans l'histoire de la littérature. Il a passé sa vie dans un bureau comme un discret employé aux revenus modestes, n'a pratiquement rien publié de son vivant sous son nom propre et est mort pratiquement inconnu, laissant le soin à ceux qui le suivraient de découvrir ses poèmes écrits parfois au dos de vieilles factures et déposés dans une malle ou éparpillés sur des feuilles et de les publier, ce qu’ils firent. Il est pourtant considéré comme un des plus grands écrivains portugais, à l'égal de Camões

    Ces deux auteurs n’ont jamais existé autrement que dans l’imagination et sous la plume de Fernando Pessoa (1888-1935). Ils sont parmi ses nombreux hétéronymes (on en dénombre 72) les plus importants. Ce terme n’est pas un simple pseudonyme, pas non plus un artifice littéraire ou une manière de se cacher, d’avancer masqué . Il y a ici une idée d’opposition entre tous ces personnages qui lui permet d’analyser et d’exprimer les arcanes de son « moi », une façon pour lui « d’être un autre sans cesser d’être lui-même » et peut-être aussi une forme de thérapie face à une vie solitaire d’écorché-vif. C’est l’occasion de révéler son style à la fois prolifique et protéiforme, sa modernité, son anti-conformisme, sa volonté de révolutionner l’art et de le marquer son empreinte comme il l’a fait dans son éphémère revue « Orpheu ». En effet, Pessoa les a crées, leur a prêté une vie, et parfois une mort, une sensibilité, une personnalité, un horoscope, a écrit pour eux une œuvre différente de la sienne et qui ne se ressemblent pas non plus à celle des autres hétéronymes.

    Parmi tous ses nombreux hétéronymes, Ricardo Reis a une place de choix. Selon Pessoa lui-même, cet « auteur » se serait imposé de lui-même. Ricardo Reis est un lettré, éduqué chez les jésuites portugais, son style est emprunt d’une rigueur stoïcienne et d’un épicurisme sobre à la manière d’Horace, c’est un humaniste, un intellectuel au vocabulaire choisi (« les odes »), un poète de l’instant fugitif, respectueux de la stricte règle prosodique. Cela est dû à la formation classique où prédominait le latin, reçue par Pessoa lors de sa scolarité en Afrique du sud. Il est médecin, monarchiste, ce qui fera de lui un exilé au Brésil quand la république sera instaurée au Portugal. Il y a chez lui un certain fatalisme face à la vie et à la mort.

    Alberto Caeiro(1889-1915) est une sorte de berger (« Le gardeur de troupeaux ») sans grande éducation dont la poésie est simple et spontanée, tournée vers la terre et les sens. Son écriture bucolique, sobre et dépouillée, et parfois même lourde, est à contre-courant du classicisme portugais de cette époque (1914) . On peut même y voir un certain humour. Il est le poète de la simplicité, de la nature, des choses vues et vécues. Il regarde le monde avec des yeux presque naïfs, se méfiant des intellectuels et de leur créations fantasques et éthérées, des mystiques et des espoirs fous qu'ils insinuent dans l'esprit des autres hommes. Il a conscience de n’être rien en ce monde, de n’être ici que de passage et évidemment voué à l’anonymat et à la disparition silencieuse. Il est celui qui prône l'indifférence face au monde des grandes idées qui le bouleversent et lui oppose un monde plus sensuel du quotidien.

    Ces poèmes sont dits païens parce qu’ils sont tournés vers les sens, les sensations, l’inverse du mysticisme, peut-être aussi parce qu’ils sont écrits d‘une manière irrévérencieuse au regard de la religion chrétienne, qu’ils célèbrent la vie qui n’a pour issue que la mort.

    C’est toujours un plaisir de relire Pessoa. Il reste pour moi un écrivain fascinant parce qu’il a été et parce ce qu’il a écrit.

     

     

     

  • Une malle pleine de gens

    Une malle pleine de gens – Antonio Tabucchi – Christian Bougois éditeur.

     

    Parmi tous les auteurs qui ont publié leurs œuvres au cours des siècles, certains deviennent écrivains mais peu marquent leur temps et leur art de leur empreinte. Fernando Pessoa est de ces poètes majeurs, moins sans doute par ce qu’il écrivit sous son nom que par ce qu’il publia sous celui de ses nombreux hétéronymes (On n’en décompte à peu près 72), une fiction au terme de laquelle « il était un autre sans cesser d’être lui-même » selon la formule consacrée. Lui qui publia peu sous son propre nom (des chroniques, des articles, des essais et quelques recueils de poèmes dont beaucoup sont posthumes), s’exprima vraiment à travers eux, mais cette pratique est bien différente du pseudonyme très en vogue chez les écrivains et bien différente d’un simple artifice littéraire. Pessoa créa ainsi des personnages, des écrivains, en leur donnant un état-civil, une date de naissance et une mort, (parfois un horoscope) une personnalité, une œuvre, un style… différents pour chacun. (Antonio Tabucchi analyse finement les principaux d’entre eux en insistant sur les différences et les ressemblances avec Pessoa). Cette sorte de dédoublement est unique dans l’histoire de la littérature si on excepte Rimbaud (« Je est un autre ») et dans une moindre mesure Nerval qui n’ont jamais été aussi loin dans l’exploration de ce « Moi » intérieur. C’est la marque d’un génie autant que celle de la folie et on peut dire que Pessoa a tenté ainsi d’exorciser sa solitude, son mal de vivre et l’analyse de cette thérapie mériterait sans doute une étude psychologique voire psychanalytique. C’est entre autre chose cela qui m’a toujours passionné chez Pessoa, autant l’homme, un quidam humble et modeste, égaré dans la vie qui cachait un écorché vif solitaire et tourmenté, mais aussi un génial créatif comme peu d’hommes de Lettres l’on été. Il eut sa période pauliste mais reste marqué par « la saudade » qui est la grande caractéristique du peuple portugais.

    Il était un modeste traducteur commercial employé d’une entreprise d’import-export et sa vie se déroula dans la « Baixa » à Lisbonne entre chambres meublées, bureau et cafés, avec juste une petite idylle vite interrompue avec Orphélia Queiros(on peut lire en fin d’ouvrage quelques-unes des lettres qu’il lui écrivait), n’abandonnant pour héritage qu’une malle pleine de manuscrits attribués à ses hétéronymes, parfois écrits au dos de factures, laissant au hasard le soin de les révéler au public.

     

    J’ai apprécié l’étude menée par Tabucchi, richement documentée et érudite et une démonstration qui éclaire un personnage encore aujourd’hui énigmatique.

  • Livre(s) de l'inquiétude

     

    La Feuille Volante n° 1374 Août 2019.

     

    Livre(s) de l'inquiétude - Fernando Pessoa.

    Traduit du portugais par Marie-Hélène Piwnik.

     

    Nous connaissions déjà "Le livre de l'intranquillité "(paru en 1990) de Fernando Pessoa mais que l'auteur avait attribué lui-même à Bernardo Soares, un hétéronyme, c'est à dire un des nombreux doubles de lui-même puisqu’il n'a que très rarement signé ses œuvres de son propre nom et qu'il n'a pratiquement pas connu la notoriété de son vivant. Voici cet ouvrage qui inclut les œuvres inédites du Baron de Teive et de Vicente Guedes à celles de Bernardo Soares, chacun de ces "auteurs" vivant en quelque sorte sa propre vie et écrivant dans son propre style. Ces textes ont été réunis par Térésa Rita Lopez, universitaire portugaise spécialiste de l’œuvre de Pessoa. C'est le résultat d'un travail difficile puisque l’œuvre de l'écrivain Lisboète était non seulement composée de feuilles éparses mais aussi parce que l'édition française de 1990 limitait le texte au seul Bernardo Soares ("Livro do desassossego" por Bernardo Soares). C'est un triptyque, un soliloque à trois voix, une sorte de miroir qui nous renvoie une image virtuelle de Pessoa, caché de l'autre côté de la glace, une façon bien personnelle de se faire l'écho de ce qu'il est, de ce qu'il voit et de ce qu'il ressent. Dans cette version, d'ailleurs un peu différente du"Livre de l'intranquillité" on retrouve cette impression de l'impossibilité de trouver la quiétude dans ce monde, une sorte de trouble permanent, un désagrément, un mal de vivre.

    Toute sa vie Pessoa s'est ingénié à brouiller les pistes puisqu'il n'a presque jamais publié de son vivant, laissant le soin à ses contemporains, après sa mort, d'explorer la multitude de textes déposés (27000) par ses soins dans une malle sous forme de feuilles séparées et attribuées à de nombreux auteurs, comme autant de petits cailloux destinés à un jeu de piste. C'est une manière pour lui d'explorer son "moi" multiple et complexe autant que de demander à son lecteur éventuel de ne pas chercher à le comprendre. Vicente Guedes est un être décadent et désargenté, une sorte d'intellectuel de la pensée, un modeste employé de commerce, un penseur impénitent qui aime à analyser ses rêves dans un style recherché mais parfois un peu trop intellectuel, le baron de Teive est un aristocrate stoïcien que le suicide fascine et pour qui l'action est un paradoxe et qui s'exprime dans un style austère, quant à Bernardo Soares, aide-comptable employé de bureau comme lui, c'est un éternel promeneur solitaire, arpentant les rues de Lisbonne ou regardant de sa fenêtre les gens passer dans la rue et qui en parle avec une certaine ironie à laquelle il mêle des remarques personnelles désabusées sur sa vie au quotidien; j'avoue de cet hétéronyme à ma préférence à cause de sa vision des choses de l'existence et la manière qu'il a de l'exprimer. Je ne suis pas un spécialiste, mais à chaque fois que je lis Pessoa, il me semble que pour lui l'écriture, et cette forme particulière qui consiste à prêter son talent à un autre en s’effaçant derrière lui et en s'excusant presque d'exister, est pour lui une sorte d'antidote à sa vie de subalterne anonyme. Par le rêve jusques et y compris s'il ne mène nulle part ou n'enfante que des chimères et surtout par l’écriture, les mots qu'il trace sur le papier, il se réfugie dans un monde imaginaire, tisse autour de lui et pour lui seul, un univers différent, habite même un autre corps et un autre destin, ce qui l'aide (peut-être) à supporter cette succession de jours qu'il passe pour gagner sa vie dans un sombre bureau. C'est sans doute aussi une forme exprimée personnellement de cette "saudade" qui fait tellement partie de l'esprit lusitanien et que le poète Luis de Camões a défini comme "Un bonheur hors du monde", l'expression d'un manque de quelque chose autant qu'un espoir d'autre chose qui par ailleurs peut-être assez indéfini, une sorte de référence à un passé révolu qu'on voudrait bien voir revivre... C'est étonnant de voir cet homme discret qui, après sa mort sera considéré comme un des plus grands écrivains portugais, confier à des feuilles volantes, c'est à dire un support bien fragile, le cheminement de sa pensée complexe, vivre simplement en ne recherchant pas la notoriété et la consécration comme c'est souvent le cas chez les membres de l'espèce humaine et spécialement chez ceux qui font œuvre de création.

    Ce sont donc trois facettes judicieusement révélées de Pessoa lui-même, une autobiographie en trois temps, un journal intime en trois moments à la fois complémentaires et cohérents, où la solitude et l’inaptitude à vivre se lisent à chaque ligne.

     

    ©Hervé Gautier.http:// hervegautier.e-monsite.com

  • fragments d'un voyage immobile

    La Feuille Volante n° 1094

    Fragments d'un voyage immobile. Fernando Pessoa - Petite bibliothèque Rivages

    Traduit du portugais par Rémy Fourcade.

     

    Tout d'abord il s'agit là de la publication de citations de Pessoa, choisies arbitrairement par l'éditeur parmi celles qui ont déjà été publiées ou qui restaient encore inédites, ce qui donne à voir un désordre de textes, mais un désordre apparent cependant. Ces « poèmes » révèlent un Pessoa, certes poète, bien qu'il s'en défende, mais surtout un penseur, un rêveur introspectif qui voisine avec un homme inquiet du quotidien (le manque d'argent) mais aussi l'amour ou plus exactement l'idée qu'il s'en faisait(« La vraie sensualité n'a aucun espèce d'intérêt pour moi »), un être hanté par l'idée de la vacuité de lui-même, bref quelqu'un qui est à la fois banal et extraordinairement hors du commun. Ce sont des textes riches et révélateurs, sans artifice rhétorique, des remarques jetées sur le papier au hasard de l'inspiration ou du désespoir.

    Entrer dans l’univers créatif d'un poètes n'est pas chose facile et c'est sans doute encore plus difficile quand il s'agit de Pessoa, un homme qui toute sa vie a fui les honneurs, se cantonnant dans les fonctions de modeste rédacteur de documents commerciaux. Personnalité hors du commun, donc mais aussi poète complexe qui écrivait en son nom mais aussi au nom de personnages fictifs, créés par lui-même, aussi différents de lui-même qu'ils l'étaient les uns par rapport aux autres – C'est ce qu'on a appelé les hétéronymes.

    Voila donc 241 fragments, c'est à dire des « pensées  » jetées sur de vieilles feuilles de papier, parfois même au dos de factures périmées et déposées dans une malle qui sera retrouvée après sa mort comme une sorte de bizarre testament à l'usage de tous les vivants et des générations à venir. Ce sont des sentences brèves où il nous parle de lui-même, de sa vocation poétique, du plaisir qu'il a à écrire, à inventer des personnages, sa préférence pour la prose, la prééminence de l’imagination et de son impossibilité de créer parfois, face à la page blanche ou face à son besoin de sincérité (« Le poète est un simulateur »). Mais, quid du voyage pour lui qui à part dans son enfance ne quitta pratiquement jamais Lisbonne ? Écrire, s’exprimer avec des mots, c'est comme dans tous les autres arts, faire un voyage à l'intérieur de soi. Cette démarche révèle une solitude intime, certes créatrice et catalysant l'émotion, mais aussi un mal-être où il prend conscience de son absence d'avenir, de la réalité de son échec avec une tendance à la procrastination ou carrément à l'inaction, de l'angoisse qui l'étreint entre des rêves fous pour demain et l'inutilité de sa vie au quotidien et même d'une sorte de déconstruction de lui-même, l'antichambre de la mort, la seule conclusion de la vie qui vaille (« la seule conclusion, c'est mourir »), bref une sorte de « saudade » qui caractérise bien l'esprit lusitanien. Il est en permanence ce, paradoxe, entre le vertige et le néant, la connaissance de soi et la simulation, la feinte voire la supercherie, conscient que son isolement se double d'une véritable déréliction face à une divinité à laquelle il ne croit plus et dans une société où il a du mal à se situer. Même le sommeil n'est plus pour lui une parenthèse bienvenue(« Je ne dors pas, j'entresuis ») c'est tout juste un moment physique obligatoire et la lecture n'est plus un « divertissement » au sens pascalien du terme. Pessoa est un être introverti qui avoue ne pas vouloir parler de lui mais c'est pourtant ce qu'il fait à longueur de pages et à travers différents hétéronymes, ce qui est une manière de s'analyser soi-même. Rien d'étonnant à cela, les écrivains trouvent en eux la vraie nourriture de leur œuvre. Mais à ses yeux, publier ce qu'on écrit, c'est perdre une partie de soi-même.

    Comme le fait remarquer Otavio Paz dans un remarquable essai en forme de longue préface, Pessoa signifie « personne » en portugais, qui vient lui-même de « persona » le masque des acteurs romains, cela résume bien l'homme et l'écrivain.

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • LE LIVRE DE L'INTRANQUILLITE – Fernando Pessoa

    N°624– Février 2013.

    LE LIVRE DE L'INTRANQUILLITE – Fernando Pessoa - Christian Bourgois Editeur

    Il s'agit d'une œuvre posthume de l'écrivain portugais Fernando Pessoa [1888-1935], attribuée par lui-même à Bernardo Soares un « semi-hétéronyme », c'est à dire un des nombreux doubles de l'auteur qui incarnent autant de facettes de sa personnalité. Pessoa n'a en effet presque jamais signé ses œuvres de son vrai nom mais il est cependant reconnu comme un des plus grands écrivains portugais alors même que son nom signifie « personne ».

    C'est un recueil de réflexions, de pensées, de poèmes en prose écrits de 1913 à 1935, de manière anarchique, sur des feuilles éparses, suivant son habitude et enfouies dans une malle. Il est considéré comme le chef-d’œuvre de son auteur. Il met en scène Bernardo Soares qui est un modeste employé de bureau dans un magasin de tissus, sans la moindre ambition et qui fait ce qu'il peut pour ne pas se faire remarquer. Il n'a ni famille ni attache, vit petitement et se fonde humblement dans le décor de son quotidien. C'est une véritable« Autobiographie sans événements ». Comme Pessoa, il a mal à sa vie, la refuse ou fait au moins ce qu'il peut pour ne pas s'adapter. L'écriture étant une formidable manière de s'en évader, il en fait une chronique ce qui donne un texte à la fois lucide et désespéré. Pourtant il note avec un certain paradoxe « J'ai toujours évité, avec horreur, d'être compris ».

    Bernardo Soares est sans doute le personnage qui se rapproche le plus de Pessoa parmi ses nombreux « doubles » puisque la vie de l'auteur se résume à presque rien. Il est, quant à lui, un poète introverti, anxieux et discret, écrivant à la fois en portugais et en anglais, qui a passé la presque totalité de sa vie à Lisbonne comme rédacteur et traducteur chez différents transitaires maritimes. Pourtant d'autres hétéronymes de Pessoa tels Alberto Careiro, le sage-païen, son exact contraire, Ricardo Reis, un épicurien stoïcien et le sensationiste et moderniste Alvaro de Campo se différencient largement de lui. Masques ou miroirs, la question mérite d'être posée puisque Pessoa vit en fait une autre existence qui lui convient mieux. C'est à la fois un rêveur et un idéaliste

    Le mot lui-même d' « intranquillité » qui pourrait être assimilé à l'inquiétude ou plus précisément à la difficulté d'être, est un néologisme, même s'il a été auparavant employé par le poète Henri Michaux.

    Il s'agit ici de textes qui dénoncent le désenchantement du monde et une affirmation que la vie n'est rien sans l'art qui ainsi lui donne un sens. J'y ai lu une profonde tristesse, une sensation aiguë de solitude qu'il combat grâce au sommeil, à l'idée du voyage, mais d'un voyage immobile, au rêve ["Je ne suis pas seulement un rêveur, je suis exclusivement une rêveur"] et aussi à l'alcool, une impression de temps suspendu tant sa vie est banale et sans relief, comme lui- même [ "C'est une saoulerie de n'être rien et la volonté est un seau qu'on a renversé au passage dans la cour, d'un geste indolent du pied"].tant son quotidien qui se résume à la fenêtre de sa chambre, à ce bureau de la rue des Douradores, à ce quartier et à cette ville, est monotone, banal, sans relief.

    C'est aussi un journal intime au quotidien, avec de nombreuses réminiscences d'enfance, tenu tout au long de sa vie où l'auteur analyse les nombreuses facettes de cet « hétéronyme », cette « prolifération de soi-même » qui existe en chacun de nous. Cela donne, sous la forme de pensées décousues mais dans une prose somptueuse et poétique, une analyse de l'existence quotidienne au bureau, douloureuse et parfois étonnamment douce. Cette somme de réflexions, de remarques, de prise de conscience de soi-même et parfois d'élans lyriques est presque une biographie de Pessoa écrite par Soares. Pourtant on peut aussi le considérer comme un récit, mais qui aurait la particularité d'être impossible à raconter ! De cette relation du quotidien sourd un ennui, la saudade, tout à fait caractéristique de l'âme lusitanienne. De plus, dans cet ouvrage, Pessoa entretient avec la ville de Lisbonne une relation toute particulière un peu comme le fait James Joyce avec Dublin.

    Certains commentateurs ont parlé à propos de cet ouvrage de "littérature de limbes". J'ai vraiment eu l'impression que Pessoa a vécu sa vie comme un calvaire et anticipe son entrée dans le néant dans pour autant le craindre. Pour lui, il me semble que la vie elle-même était un lieu de souffrance où elle s’apparentait à une mort lente. Les limbes sont un espace assez confus et flou qui nous est proposé par les catholiques. Ils se situent après la mort, aux marges de l'enfer pour des âmes qui en seront libérées pour finalement entrer au Paradis, une sorte de purgatoire en quelque sorte. C'est aussi un endroit où séjournent les enfants non baptisés qui ne peuvent accéder au Paradis mais ne méritent pas pour autant l'enfer. C'est là un débat théologique qui devait échapper à Pessoa. L'auteur, conscient de lui-même n'est ni vraiment vivant ni complètement mort, juste de passage ici-bas, mais semble indifférent à son existence, à sa promotion professionnelle en se concentrant sur ses propres aspirations dont il est une sorte de contemplatif ironique. Il sait ce qu'il souhaiterait en ce monde pour lui-même mais, dans le même temps, à conscience qu'il ne parviendra pas à l'obtenir. Ce narcissisme enfante une certaine jouissance intime d'explorer son propre labyrinthe, d'analyser les arcanes de son "Moi", tout en ayant une parfaite conscience de soi et d'être l'illustration consciente de la parole de Rimbaud "Je est un autre". Paradoxalement peut-être, dans ce processus, l’humilité le dispute à la désespérance et Pessoa-Soares choisit une vie grise et sans relief. Il y a aussi de la lucidité dans tout cela et s'il choisit la solitude, le célibat, comme une sorte de sacerdoce, c'est pour mieux y développer sa réflexion sur le monde tout en en restant en retrait. C'est quand même l'ouvrage d'un philosophe, d'un penseur mais aussi et surtout d'un érudit.

    A la lecture de ce texte, j'ai l'impression qu'il y a aussi du regret dans ces lignes ["Je gis ma vie"], une extrême conscience de l'échec [« Je suis l'enfant douloureux malmené par la vie »] au point de confier au papier puis à sa malle, autant dire au néant, toutes les réflexions que lui inspire ce quotidien sans joie ["Et je contemple avec dégoût, à travers les grilles qui masquent les fenêtres de l'arrière-boutique, les ordures de tout un chacun qui s'entassent, sous la pluie, dans cette cour minable qu'est ma vie"]. Pourtant il y révèle un curieux rapport à l'écriture qui n'est pas dénué d'un sens de l'esthétisme ["J'écris parce que c'est là le but ultime, le raffinement suprême, le raffinement viscéralement illogique de mon art de cultiver les états d'âme"]. Manifestement, il compense ce manque avec le rêve et l'imaginaire.

    Il est vrai que l'analyse de cette œuvre de Pessoa ne peut se faire valablement dans ce court article.

    ©Hervé GAUTIER – Févrer 2013.http://hervegautier.e-monsite.com

  • BUREAU DE TABAC - Alvaro de Campos [Fernando PESSOA] Edition UNES.

     

     

    N°277 – Juillet 2007

     

    BUREAU DE TABAC – Alvaro de Campos [Fernando PESSOA] Edition UNES.

     

    C'est sans doute une drôle d'idée et assurément un manque d'humilité de ma part que de vouloir présenter ce poète qu'on ne présente plus, de vouloir parler de lui dont on parle encore, et pour longtemps encore, d'oser commenter une partie de son oeuvre... Eh bien j'ose puisqu'il me fascine toujours, davantage peut-être par ce qu'il a été que par ce qu'il a écrit..

     

    C'est un bien étrange tableau que nous dessine Alavaro de Campos, alias Fernando Pessoa. Il est à la fois tout en nuances et plein de couleurs crues, de coups de pinceaux abrupts. La forme interpelle d'abord. Ce poème est écrit en strophes inégales et sans grande logique, alternativement descriptives (la rue)et introspectives (ses interrogations sur lui-même et sur le monde)en insistant toutefois sur ces dernières, sans beaucoup d'action, avec cependant des remarques de nature philosophique mais aussi inattendues, comme l'allusion au chocolat qu'une improbable petite fille est invitée à manger. L'auteur nous indique qu'il préfère cette friandise à la métaphysique! Cela laisse une curieuse impression de phrases juxtaposées et parfois contradictoires, comme nées d'une écriture automatique.

     

    Il semble que nous ayons affaire à quelqu'un de désespéré qui s'approche de sa fenêtre avec le sentiment diffus qu'il ne verra pas la fin de la journée. Nous n'avons pas de renseignements précis sur lui ni sur l'étage où se trouve cette ouverture, mais, j'ai l'impression qu'elle est au moins au premier, en ce sens qu'elle semble ouvrir sur un vide attirant. Cette impression suicidaire est corroborée par les idées fugitives qui sont couchées sur le papier, comme s'il était urgent de les exprimer au fur et à mesure qu'elles lui viennent. Tout commence par une sorte d'aphorisme [« Je ne suis rien »] qui évoque un sentiment d'impuissance, tout aussitôt suivi de son contraire[« Je ne peux vouloir être rien »], puis viennent pêle-mêle des remarques sur le monde auquel il appartient et qu'il va sans doute quitter. Il fait allusion à la mort, au destin, au temps qui passe, se dit lucide, perplexe, se déclare « raté » parce que le hasard ne lui a pas été favorable et il remâche ses échecs, que ceux-ci soient de sa faute [«  Je jette tout par terre comme j'ai jeté ma vie – J'ai fait de moi ce que je ne pensais pas et ce que je pouvais faire de moi, je ne l'ai pas fait  - J'ai enjambé la formation qu'on m'a donnée par la fenêtre de derrière »] ou simplement de celle du hasard [« Le domino que j'ai mis n'était pas le bon », pour aussitôt se demander s'il n'est pas au contraire un génie méconnu[« Génie? En ce moment, cent mille cerveaux se prennent en rêve, comme moi, pour des génies »], ce qui engendre une interrogation sur lui-même[« Que sais-je ce que je serai, moi qui ne sais qui je suis? »], une sorte d'auto-suffisance de celui qui a toujours été incompris et qui dénonce le côté dérisoire de cette vie [« Toujours une chose aussi inutile que l'autre, toujours l'impossible en face du réel »]. Il se sent en ce monde « comme en exil», « comme un chien toléré par la direction parce qu'il est inoffenssif » avec la mort « qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes » et dont on ne sait, en cet instant, s'il la souhaite ou s'il la redoute.

     

    Son désarroi est grand qu'il exprime par des mots forts [« Mon coeur est un seau vide »]. Cet homme est un adulte et nous imaginons qu'enfant il avait déjà tissé des projets d'avenir qui ne sont maintenant plus que des souvenirs inconsistants [« Je porte en moi tous les rêves du monde »] Il a vu dans la vie une extraordinaire occasion de faire bouger les choses, de faire changer ce vieux monde, d'y laisser sa marque, mais ses rêves se sont révélés être des chimères. [« Combien d'aspirations hautes, nobles et lucides... ne verrons jamais la lumière du vrai soleil »] . En cela il est le reflet de la condition humaine. C'est un simple humain assujetti à la fuite du temps, à la vieillesse, à la mort, au destin « qui mène la carriole de tout sur la route de rien ». Pour lui cette prise de conscience génère un malaise [« Foulant aux pieds la conscience de se sentir exister, comme un tapis où trébuche un ivrogne »], un doute [« Non, je ne crois pas en moi » - « Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais qui je suis »] et rien d'autre ne pourra l'en guérir, ni les religions [Dieu?] ni même l'écriture et surtout pas la métaphysique qui « n'est que le résultat d'une indisposition ».

     

    C'est un être tourmenté, facette hétéronyme de Pessoa, à la fois conscient de son inexistence et porteur d'ambitions qu'il n'atteindra jamais, un paradoxe apparent. Il le sait et le déplore, le regrette aussi parce qu'on ne peut se satisfaire d'une telle image de soi-même, coincé entre réalité et rêve. C'est aussi un idéaliste qui fait prévaloir l'écriture et attend vainement le succès, la notoriété peut-être [« Je serai toujours celui qui attendait qu'on lui ouvrît la porte, au pied d'un mur sans porte qui chantait la chanson de l'Infini dans un poulailler »]. Il me semble qu'il entretient avec son écriture une relation à la fois salvatrice et malsaine en ce sens qu'il vit par elle et pour elle, mais la légitime notoriété qu'il en attendait n'a jamais été au rendez-vous où peut-être ressent-il une impossibilité de s'exprimer complètement? Dès lors, il en parle comme d'un « portail en ruines sur l'impossible » et allume une cigarette au lieu de prendre la plume, comme si, en cet instant, sa fumée, bleue et légère, valait mieux que tout!

     

    Il s'interroge sur l'inutilité de ce qu'il a écrit mais pense sérieusement à recommencer, fait allusion aux femmes qui consolent du mal de vivre pour revenir au spectacle de la rue, véritable toile de fond dynamique de cette évocation, au patron du tabac d'en face, à un client, à une cigarette qu'il allume, à la fille de la blanchisseuse qu'il pourrait épouser et ainsi être heureux. Ce client c'est « Estève-n'a-pas-de-métaphysique », et à qui tout son univers est étranger, il le connaît, le salue, c'est comme si la vie reprenait le dessus avec son quotidien, comme si la seule vue de cet homme suffisait à lui rendre l'envie de vivre.

     

    C'est le texte d'un désespéré que le spectacle simple du réel, la rue, la boutique du buraliste d'en face, le patron avec son cou endolori, le client qui est simplement venu acheter du tabac, fait reprendre temporairement goût à la vie. A tout le moins a-t-il décidé lui-même de lui donner dernière chance, même s'il avoue que ce monde lui et étranger, qu'il n'a rien à y faire. « L'univers s'est refermé sur moi sans idéal et sans espoir et le patron du Tabac a souri. »

     

    © Hervé GAUTIER - juillet 2007.

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  • CANCIONEIRO[Poèmes 1911- 1935] – Fernando Pessoa – Christian BOURGOIS Éditeur.

     

    N°288– Décembre 2007

    CANCIONEIRO[Poèmes 1911- 1935] – Fernando Pessoa – Christian BOURGOIS Éditeur.

    Il n'est pas aisé de parler de Fernando Pessoa. Il est un paradoxe à lui tout seul. Modeste employé de commerce, citoyen qui n'a jamais cherché les honneurs ni la réussite, écrivain qui n'a jamais vraiment connu la consécration littéraire de son vivant, poète sans succès mais surtout pas sans talent, il reste l'écrivain le plus célèbre de la littérature portugaise. Pour cela, il est une énigme pour le lecteur et sans doute encore plus pour l'exégète, à cause notamment de l'existence des « hétéronymes », manifestation protéiforme dans son écriture et des nombreuses facettes de lui-même. Sa silhouette nous est connue, mais elle est fuyante, son ombre, au contraire, s'étend et n'en finit pas de questionner, mais ce ne sont pas ses poèmes qui apporteront une réponse. Ils suscitent, au contraire, bien des interrogations! Tout jeune, il a reçu l'empreinte de la culture anglaise victorienne, mais c'est en portugais, « sa langue », qu'il choisit de s'exprimer. Son style post-romantique et symboliste va du naïf au mystique en passant par l'érotisme, mais reste baigné par cette « saudade » qui caractérise tant l'âme portugaise. C'est un homme qui a sacrifié sa courte vie à une oeuvre immense mais quasiment inédite de sa propre volonté.

    C'est sous ce titre original et pratiquement intraduisible en français, mais qui évoque la musique, que Pessoa souhaitait publier sa poésie lyrique. Il n'en a pas eu le temps. Il s'agit ici d'une oeuvre « orthonyme », c'est à dire sous la seule signature de Pessoa et non sous le masque de ses nombreux hétéronymes, ainsi, qu'on y prenne bien garde, Pessoa est tellement complexe que lorsqu'il a décidé, comme ici, d'être son propre personnage, il tisse à nouveau, et à l'insu de son lecteur, un masque supplémentaire. En effet, ce qu'on peut interpréter comme une tentative de connaissance de lui-même, n'est peut-être pas autre chose qu'une couche supplémentaire de mystère que l'auteur rajoute. Cet ouvrage est organisé en trois temps «  Loin de moi en moi  », « Entre le sommeil et le songe » et « Sur le chemin de ma dissonance » qui sont des titre empruntés à Pessoa lui-même. Cette somme de poèmes, malgré l'impression première, possède une grande unité, celle de la recherche de soi-même et de la conscience de soi, à la fois plénitude et vacuité. Comment, en effet, concevoir que Pessoa puisse se définir lui-même en dehors des hétéronymes qu'il a si génialement créés et à qui il a insufflé la vie. On a beaucoup glosé sur « le cas Pessoa » qui a brouillé les pistes, ou, à tout le moins, défini ses propres aspirations littéraires et philosophiques à travers eux. Dédoublement de la personnalité, recherche véritable du moi ou simple exercice de style visant à une création littéraire certes originale mais avant tout intellectuelle ? Chaque hétéronymes a-t-il sa propre personnalité, sa propre vision du monde, sa propre sensibilité ou sont-elles autant de facettes de Pessoa. Pire, dans cette pléiade de poètes, seul Pessoa a existé réellement , a habité cette terre portugaise et y est mort, mais a-t-il été le géniteur de ces hétéronymes, ne les a-t-il crée que pour mieux leur insufflé une vie qu'il n'a pas connue et dont il a rêvée? Cela révèle-t-il de profondes contradictions, des apparences fuyantes ou une réalité insondable. En effet, son oeuvre est un constant affrontement entre deux réalités que les langues ibériques rendent parfaitement par la dualité de forme du verbe être, l'une transitoire[estar] et l'autre définitive [ser]. De plus Pessoa fait usage de l'oxymore qui est la forme de rhétorique des contraires.

    Il aggrave même son cas en analysant en quelque sorte sa créativité et en la caractérisant avec des mots. Pour lui, le poète est un « fingidor », celui qui feint, parce que la « saudade », cette nostalgie qui chez Pessoa prend sa source dans l'enfance perdue, trouve dans les mots du poète adulte, une tentative d'antidote.

    De tout cela naît pour le lecteur un véritable vertige qui peut s'expliquer dans la connaissance que Pessoa avait de l'astrologie, dans la certitude de sa médiumnité, à la fois celle du poète mais aussi celle des relations bien réelles qu'il a eues avec le mage anglais Aleister Crowley. Tout se tient et se manifeste en mots puisqu'on ne peut scinder le Pessoa poète du Pessoa passionné de sciences occultes, de société secrètes et d'hermétisme. Elles nourrissent son imaginaire et son écriture n'en est que le reflet.

    La notoriété de Pessoa est telle aujourd'hui que nombre d'exégètes notoires en font chacun une lecture différente, ce qui influence forcément le simple lecteur et qui bouleverse encore plus les pistes sinon de la compréhension, à tout le moins de l'appréhension de Pessoa. Et après tout qu'importe! Chacun d'entre nous lit Pessoa avec sa propre sensibilité et ce que nous en retirons nous regarde et nous comble. C'est là le signe d'un véritable écrivain.

    © Hervé GAUTIER - Décembre 2007.
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  • ETRANGE ETRANGER - Une biographie de Fernando PESSOA

     

     

    MAI 1997 N° 190

     

    ETRANGE ETRANGER - Une biographie de Fernando PESSOA

    Robert BRECHON - Christian BOURGOIS - Editeur.

    Le personnage de Fernando Pessoa m'a toujours fasciné.

    Cet homme, mort relativement jeune (47 ans) qui a choisi par dépit ou par réelle volonté la situation de modeste agent du bureau malgré une solide formation littéraire et une parfaite connaissance de l'anglais, qui a résolu de vivre en solitaire à Lisbonne malgré une adolescence sud-africaine prometteuse, qui a choisi d'écrire parce qu'il avait eu l'intuition très tôt que là était sa véritable destiné mais qui a peu publié préférant entasser ses manuscrits dans une malle qu'on retrouva après sa mort, ce créateur qui a été pratiquement ignoré de son vivant malgré des efforts en direction de la notoriété et qui, cinquante ans après sa mort a été reconnu comme l'un des plus grands écrivains portugais depuis le Renaissance au point de reposer maintenant au Monastère des Jeróminos aux côtés de Vasco de Gama et de Camões, ne pouvait me laisser indifférent.

    Cet homme, en effet est , en lui-même un véritable paradoxe.

    Sans réel livre ni lecteur de son vivant, il a cependant voulu marquer son temps par des prises de positions politiques et littéraires mais tout cela est pratiquement resté sans lendemain. Il me fait songer à cette phrase de Constantin Cavafy "Tu es fait pour accomplir de grandes et belles choses mais toujours le sort te refuse les encouragements et le succès."

    Pourtant il a puisé dans ses contradictions mêmes la richesse de son oeuvre. Tour à tour nationaliste, sentimental, cynique, baroque, classique, érotique, ésotérique ou tragique, ses écrits et spécialement ses poèmes ont jalonné son itinéraire mais c'est surtout grâce au Livre de l'intranquillité, sorte de journal intime en prose qu'il tint toute sa vie qu'il est maintenant le plus connu.

    Dans sa jeunesse il s'enthousiasma pour les revues. Des deux qu'il créa Orpheu ne dépassa pas deux numéros et Athéna cinq. Ses écrits, pour la plupart inédits ont pourtant été publiés ponctuellement mais dans d'autres revues. Etrange destiné en effet que celle de Pessoa qui, s'il publia, le fit cependant à compte d'auteur où en revues et essuya souvent le refus des éditeurs.

     

    Etonnant aussi cet écrivain qui fit si bien chanter la langue portugaise et qui, dès lors qu'il tomba amoureux d'Ophelia Queiroz, sans doute l'unique femme de sa vie et de quelques dix ans sa cadette lui adressa des missives enfantines pour finalement rompre avec elle brutalement et sans autre raison sans doute qu'un profond état dépressif. Celui-ci est certainement un des terrains nourriciers de son oeuvre!

    L'écriture sera pour Pessoa une manière de bouée de sauvetage dans un monde qui décidément n'est pas fait pour lui. Je crois en effet que c'est grâce à elle et plus spécialement à la poésie qu'il parviendra à y survivre. Il fut sans doute comme les écrivains maudits qui ne peuvent, leur vie durant, être reconnus et se débattent contre l'adversité mais je crois surtout qu'intimement il avait la nostalgie de la grandeur du Portugal, de ce pays où il a choisi de vivre, qu'il a choisi de servir dans l'ombre avec des moments plus officiels. Il est resté hanté par le mythe de dom Sébastien, "Le Roi caché", tué au Maroc en 1578 et qui selon la légende doit revenir à Lisbonne. Il a donc cherché parmi les hommes politiques de son temps celui qui pourrait bien incarner le renouveau de son pays. Ce fut Sidonio Paiz, puis, au début Salazar qu'il finit par combattre ouvertement. Quelques temps avant sa mort l'élégie de l'ombre dit sa profonde déception.

    Il a voulu "Tout sentir de toutes les manières" mais il est resté reclus dans ce quartier de la Baixa de Lisbonne jusqu'à donner de lui l'image d'un citoyen quelconque vivant au quotidien...

    Illustrant la phrase de Descartes "Au moment de monter sur le théâtre du monde... Je m'avance masqué"(encore ne l'a-t-il été que très partiellement puisqu'il a signé de son nom nombre de poèmes) il a donné naissance aux hétéronymes, sorte d'autres lui-même qui non seulement ont reçu de lui l'existence mais encore la faculté d'écrire. Pessoa a donc été un créateur au sens plein du terme. Il a illustré jusque dans le détail les relations subtiles qui existent entre un auteur et ses personnages mais surtout il leur a donné plus que la liberté d'être. Ils ont été les acteurs de son "drame", ont vécu leur vie fictive comme de véritables êtres humains et comme des écrivains à la fois semblables et différents de lui au point que notre auteur les regardera vivre tout en restant en retrait. Il avouera "Il me semble que tout cela était encore moi, le créateur de l'ensemble, qui était le moins présent. On dirait que tout s'est passé et continue de se passer indépendamment de moi." De sorte qu'on ne sait plus très bien où commence et où s'arrête le jeu que Pessoa a initié. Mais ce n'est pas tout. Considérant cette galerie de personnages (cette "coterie" comme il l'appelle) Pessoa disserte sur leur talent respectif, publie des études faites par lui à leur propos ou par certains d'entre eux sur certains autres sans qu'un non-averti puisse supposer que tout cela n'est finalement que l'oeuvre de Pessoa lui-même.

    Tout se passe comme s'il avait voulu brouiller les cartes et compliquer cette situation à l'envi au point peut-être d'être dépassé par elle, subjugué par ses propres créatures.

    On peut se perdre en conjectures sur les raisons de l'existence de ces principaux hétéronymes. Alberto Caeiro est un poète païen à l'éducation fruste dont le style refuse les artifices du genre et où l'émotion est absente. Le Docteur Ricardo Reis est un épicurien au langage châtié, l'ingénieur Alvaro de Campos un poète sensationniste qui veut lui aussi "tout sentir de toutes les manières". Ils ont chacun une biographie et une oeuvre publiée par Pessoa lui-même. C'est aussi Bernardo Soares, l'auteur du Livre de l'intranquillité n'est peut-être qu'un demi-hétéronyme mais qui est sans doute celui qui ressemble le plus à l'auteur de Message. Il y en a d'autres bien sûr mais tout cela me semble procéder d'une intuition rimbaldienne de notre auteur qui à sa manière a eu la révélation de cette phrase toute simple "Je est un autre". En effet, à cinq ans il s'adressait déjà des lettres du Chevalier de Pas, un autre hétéronyme.

    Est-ce par goût de l'ambiguïté, pour donner libre cours à son imagination, pour révéler les facettes cachée de sa personnalité, pour donner vie à des personnages qu'il aurait aimé être, par simple goût de vivre masqué ou pour le plaisir de se construire un microcosme intime dans lequel il avait plaisir à vivre en compagne de gens qu'il aimait? C'est sans doute pour toutes ces raisons à la fois... Je ne peux pas pour ma part imaginer que le goût qu'il avait pour les sciences occultes ait été étranger à cela. De même son penchant pour les contraires qui se manifeste dans le phénomène des hétéronymes trouve aussi une illustration dans l'usage qu'il faisait des oxymores.

    Ce qui paraît important de garder toujours a l'esprit c'est que Pessoa est à la fois témoin de son temps malgré la solitude qu'il cultive et un intellectuel d'une grande culture et d'une extraordinaire créativité, un formidable magicien des mots à travers une poésie multiforme, quelqu'un qui a rêvé d'être ce qu'il n'a jamais été au point de n'être finalement rien et d'en avoir une conscience extrême. Aussi avoue-t-il simplement "Je ne suis rien, cela dit je porte en moi tous les rêves du monde"

    Il incarne à mes yeux la condition solitaire de l'écrivain face à lui-même et à son oeuvre. Il est le truchement nécessaire à cette création qui avant lui et sans lui ne serait rien et qui accomplit sa tâche parce que cela correspond à sa fonction sur terre. Peu lui importe dès lors la reconnaissance et les honneurs. Il collationne ses écrits et les entasse. Tant pis si, à la fin, fatigué de vivre il accepte la mort. Il a accompli sur terre son office.

    Plus que tout le reste sans doute c'est quelqu'un, comme l'a bien noté Gaspar Simoès qui puise dans la magie de son enfance perdue la force d'écrire dans le vide, celle de durer malgré son mal de vivre et la mort d'êtres chers qui s'est très tôt révélée à lui, quelqu'un qui malgré sa nostalgie et ses échecs a toujours été un étranger pour lui-même et sur la terre, quelqu'un qui "attendait qu'on lui ouvre une porte devant un mur sans porte."

    Comme le note très bien Robert Brechon il reste un poète et « Les Poètes aussi écrivent pour les dieux, c'est à dire pour une hypothétique conscience du monde sans laquelle rien de ce que nous faisons n'a de sens ici-bas ».

     

    1. Hervé GAUTIER