la feuille volante

Sam Savage

  • Moi, Harold Nivenson

    La Feuille Volante n° 1154

    Moi, Harold Nivenson – Sam Sauvage – Notabilia.

    Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marc Amfreville

     

    Même si la lecture de ce roman ne nous révèle pas l'âge d'Harnold, on comprend très vite qu'il est vieux. D'ailleurs, comme tous les vieux, il ressasse ses souvenirs et jette sur le monde un regard désabusé. Il est face à sa fenêtre et il nous décrit ce qu'il voit, l'agitation du dehors, ses voisins qu'il espionne plus qu'il ne les regarde et qui vivent leur vie au quotidien et il se laisse aller à des réflexions acerbes et aigries sur sa vie personnelle autant que sur l'art et sur les artistes dont il note de beaucoup sont devenus fous ou se sont suicidés. Il nous livre ses impressions depuis sa fenêtre, autant dire qu'il est en dehors du monde et le regarde à travers le filtre des vitres. On comprend très vite que c'est un artiste raté qui nous confie ses réflexions sur l'art mineur et les artistes minuscules dont il avoue faire partie mais aussi qu'il a joué, à un moment de sa vie, la comédie du connaisseur inspiré et du collectionneur qu'il n'a jamais été. Il vit dans un quartier maintenant peuplé de « bobos » mais qui auparavant a été populaire et industrieux, il habite une maison délabrée qui a jadis été belle mais qu'il a laissée à l'abandon, un peu comme sa propre vie. Il semble avoir vécu sans travailler grâce à une fortune personnelle. Auparavant, il était à la fois un écrivain mineur et une sorte de mécène qui y abritait des peintres plus ou moins parasites. On découvre son amitié avec le peintre Peter Meininger qui exerçait sur lui une véritable fascination mais dont il était véritablement jaloux, au point de partager avec lui la même femme. Il en profite pour égratigner au passage les experts qui viennent chez lui examiner et évaluer les toiles de cet artiste. A cette période pourtant, il croyait encore en lui, en ce destin brillant qu'il attendait pour lui-même mais qui n'a pas été au rendez-vous, soit qu'on ne lui ait pas donné sa chance, qu'il n'ait pas su la saisir ou tout simplement qu'il n'ait pas eu de talent. Maintenant, il s'est mis dans la tête d'écrire un « Manifeste », sans savoir lui-même de quoi il sera question. Il revoit sa triste vie et se laisse aller à des remarques déplaisantes sur ses parents qui n'ont pas su lui donner une jeunesse heureuse, sur ses frères et sœurs qui le torturaient, sur ses contemporains et sur lui-même qui petit à petit est devenu misanthrope et même dégoûté de sa propre personne, se méfiant de tout et de tous. Il avoue volontiers qu'il est d'une grande de indifférence aux autres, à en devenir méchant, même s'il dépend de Moll, une sorte de gouvernante qui s'occupe de lui et qui figure sur les tableaux de Meininger, parce que son fils ne veut pas se charger de lui. On a même du mal à s'imaginer qu'il a pu avoir une famille mais pourtant c'est vrai et il la méprise, comme tout ce qui l'entoure. Du temps où il était encore vivant, seul son chien semblait avoir de l'intérêt à ses yeux. Il sent venir la mort, mais apparemment elle ne lui fait pas peur. Il la voit comme une délivrance face à l'échec de sa vie. Je ne suis pas vraiment spécialiste de l'art mais certaines de ses remarques sont pertinentes. Quant à ses commentaires sur sa vie ratée, je les trouve plutôt sains simplement parce que je suis toujours agacé par ceux qui, suffisants, passent leur temps à se regarder le nombril et à se tresser des lauriers.

    Par ce roman pris au hasard sur les rayonnages d'une bibliothèque, j'ai été assez surpris à cause de l'atmosphère déprimée et glauque qu'il distille.Les remarques du narrateur ne correspondent peut-être pas tout à fait à celles que je pourrais faire moi-même mais certaines d'entre elles ma paraissent quand même justes et pertinentes. Elles sont certes désabusées mais correspondent à ce qu'un homme en fin de vie peut penser d'un parcours personnel entaché par l'échec et par la solitude qui en résulte. Sur le plan du style, le texte se lit bien mais il assez décousu parce que divisé en paragraphes où le passé se mêle au présent et où ses remarques sont comme jetées sur le papier, comme des « pensées » ou des pièces d'un puzzle qui laissent parfois la place à des longueurs inutiles.

    © Hervé GAUTIER – Juillet 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Firmin

    La Feuille Volante n° 1159

    Firmin – Autobiographie d'un grignoteur de livres – Sam Savage – Actes Sud.

    Traduit de l'américain par Céline Leroy – Illustrations Fernando Krahn.

     

    Avec une couverture pareille- un rat feuilletant un livre- et un tel sous-titre, je ne pouvais que lire ce roman. Firmin , c'est un rat exceptionnel, malchanceux, dernier d'une portée de treize qui, ne trouvant pas de tétine, se rattrape en mâchonnant les livres d'une vieille librairie d'occasion dans le quartier de Scollary Square, à Boston où il est né dans les années 1960 et où vit toute sa famille. Il y prend rapidement goût d'autant que le papier remplace agréablement le lait un peu frelaté de sa mère alcoolique. Oui, vous avez bien lu, Flo, sa mère rate, est une vraie pochetronne. Au début, c'était pour se nourrir mais rapidement il se met à les lire et même à jouer de la musique sur un piano miniature, même si on peut se demander comment il a pu apprendre mais nous sommes dans une fable, n'est ce pas ? Et, Firmin n'est pas n'importe quel rat ! Du coup, le papier qui était pour lui un aliment, devient une source de connaissances et notre rat, un lecteur assidu, fort cultivé et curieux de tout, un « rat de bibliothèque » atteint de « biblioboulimie ». Il en conçoit une sorte de folie et même de fantasmes; on nous a bien dit que la lecture est un vice ! Pour assurer sa subsistance, il explore le cinéma voisin, le Rialto, à cause des restes de pop-corn abandonnés par les spectateurs mais surtout parce qu'on y passe des films pornos auxquels il prend goût. Il n'est pas insensible à la beauté des femmes qu'il voit défiler, dénudées sur l'écran. Du coup, débrouillard comme il est, il partage la vie de Norman Shine, le libraire qui exploite cette échoppe puis, celle de Jerry Magoon, un écrivain marginal dont il devient le compagnon. Il est donc complètement étranger à la communauté ratière dont il ne partage pas l'instinct grégaire. Il voudrait bien parler avec ces deux camarades mais ses cordes vocales ne le lui permettent pas, pas plus d'ailleurs que l'usage de la machine à écrire et que le langage des signes. C'est dommage, je suis sûr qu'ils auraient pourtant eu beaucoup de choses à se dire. Du coup, il livre ses impressions intimes au lecteur en le prenant comme confident. La vie pourrait se passer ainsi, mais le quartier va être rasé, la librairie et le cinéma détruits, ce qui bouleverse tout le monde et Firmin en conçoit des états d'âme existentiels qui le font de plus en plus ressembler à un humain (et pas seulement à cause des films pornos). La cohabitation avec Norman et Jerry fait cependant qu'il ne prend de l'espèce humaine que les côtés paisibles mais dépressifs et ne connaît ni la méchanceté ni la vengeance mais ressent plutôt de la mélancolie, un certain sens critique, un sentiment de solitude et d'impuissance... Du coup, pour exorciser tout cela, il va confier son désarroi à la feuille blanche en écrivant sa biographie. Le papier qui était pour lui précédemment un aliment devient un confident, même si je ne suis plus très sûr de l'action cathartique de l’écriture. Il va donc devoir quitter son nid douillet pour être précipité dans la vie extérieure qui est une véritable foire d'empoigne et où il devra s'adapter s'il veut faire son trou, qui ne sera pas « un trou à rat ». Souhaitons lui bonne chance mais souvenons-nous que c'est un rat d'exception pour lequel il ne faut pas trop se faire de bile. Cela nous donne un roman frais, bien écrit, passionnant du début à la fin où j'ai vraiment tout aimé, l'histoire malicieuse de cet animal hors du commun qui d'ordinaire inspire plutôt du dégoût, les illustrations qui donnent de Firmin une image sympathique et attachante, le dépaysement digne d'une fable que cela procure et cette occasion que nous donne l'auteur de voir autrement les choses et pourquoi pas d'en rire...

    J'ai découvert Sam Savage un peu par hasard, comme souvent et l’œuvre de ce jeune auteur de 77 ans, dont c'est ici le premier roman, m'a bien plu (La Feuille Volante n°1154 pour « moi, Harold Nivenson »- n°1157 pour « La complainte du paresseux »). Ici, j'ai apprécié à nouveau son humour, son style libre et agréable à lire avec lequel il nous confie un peu de son expérience personnelle.

    © Hervé GAUTIER – Août 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La complainte du paresseux

    La Feuille Volante n° 1157

    La complainte du paresseux – Sam Savage – Actes Sud

    Histoire principalement tragique d'Andrew Whittaker, réunissant l’ensemble irrémédiablement définitif de ses œuvres complètes

    Traduit de l'américain par Céline Leroy

     

    Ce roman s'ouvre sur une citation de Fernando Pessoa, ce qui, pour moi, ne pouvait être qu'un bon présage.

    Andrew Whittaker est un geignard impénitent et tout lui est bon pour râler et se plaindre dans les lettres qu'il envoie à l'entour. Ce sont les les travaux dispendieux et les loyers de son petit patrimoine immobilier qui ne rentrent pas, les invectives qu'il envoie à la banque où il ne peut s'empêcher de raconter sa vie dans les plus petits détails et quand il s'adresse à un correspondant, les termes de ses courriers oscillent entre la mythomanie, les rodomontades et les menaces. Il n'omets jamais de parler de sa revue poétique moribonde, « Mousse », dont il se baptise pompeusement « rédacteur en chef » alors qu'il est seul à la rédiger (et sans doute à la lire) et dont il tente d'assurer la survie en multipliant vainement les appels de fonds et en sollicitant de vieux amis auteurs qui ont réussi mieux que lui dans le métier des Lettres, mais en leur précisant qu'ils ne seront pas payés pour leur prestation, ce qui n'est évidemment pas de nature à les motiver. Cette revue est d'ailleurs l'objet de railleries de la part de la concurrence et de l'ignorance des médias! Pour faire illusion, il lui arrive même de se cacher derrière l'identité d'un lecteur inventé et d'écrire à la presse locale pour vanter les qualités littéraires de « Mousse » et la personnalité hors du commun de son directeur, c'est à dire lui-même ! Il se prétend découvreur de talents, mais abuse de sa sacro-sainte « ligne éditoriale » pour refuser tous les manuscrits qu'on lui envoie, ce qui est une manière peu élégante de la part d'une revue miséreuse qui n'a pas les moyens de ses ambitions littéraires. Cela ne l'empêche pas de faire des allusions appuyées à des manifestations culturelles organisées par ses soins et couronnées par une remise de prix minable, et qui n'aura évidemment jamais lieu ! Et Quand il s'invite aux démonstrations culturelles organisées par d'autres, c'est simplement pour y faire scandale ! Quant à la gent féminine, il lui arrive bien plus souvent qu'à son tour de s'adresser à elle, mais avec une goujaterie consommée ! Il déplore aussi sa solitude, sa chère épouse, Julie, s'est envolée, et le souvenir d'une éphémère passade avec une autre femme ne suffit pas à l'apaiser. Puis c'est sa voiture qui va rendre l'âme, sa ligne téléphonique qui est coupée et sa mère qui perd la tête et finalement meurt, quand il ne se répand pas dans des épîtres pleines d'acrimonies pour dénoncer le sort qui est fait à sa revue dont il précise abusivement qu'elle a une « résonance nationale » dans cette Amérique profonde des années 1970. Bref il croit que tout le monde lui en veut et il est devenu complètement paranoïaque, misanthrope, désespéré et écrit tout cela dans des missives pathétiques, des brouillons de romans, des listes de courses, le tout étalé sur quatre mois de sa triste vie. Pour corser le tout il prétend commencer à sentir les effets du vieillissement, alors qu'il n'a que 43 ans ! Ses lettres successives sont un long monologue où, quand il n'est pas cynique, il ne parle que de lui, illustrant à sa manière le solipsisme qui est souvent le propre de l'écrivain, parce qu'il est aussi un écrivain, mais un écrivain raté, comme en attestent les nombreux passages de romans qui ne paraîtront jamais parce qu'ils ne s'inscriront pas dans une intrigue, ne seront jamais suivis de développements et d'épilogues. Quant au monologue qui est la conséquence de son isolement prolongé et sans doute définitif, l'écriture, qui est l'essence même du soliloque, n'est là que comme un pis-aller où le surréalisme comique le dispute au sérieux le plus consommé au point qu'on se demande s'il ne croit pas lui-même à sa propre comédie. Pourtant, il ne reçoit apparemment pas de réponse puisque cet ouvrage n'en fait pas état, ses correspondants devant depuis longtemps être lassés de ses incessantes jérémiades, ce qui aggrave son état de déréliction. En fait, j'ai découvert une sorte d'ours, malheureux, malchanceux et que menace la folie peut-être parce qu'il a passé sa vie à rêver à quelque chose qui ne se réalisera jamais, ou il veut a toute force se jouer à lui-même une bouffonnerie où il a une importance qu'il n'aura jamais. Cet Andrew est vieux avant l'âge mais je dois admettre qu'il incarne tous ceux, et ils sont nombreux, qui voulaient vivre de leur talent mais qui n'ont pas connu le succès. En se dessinant de cette manière, à petites touches, il évoque lui-même le paresseux auquel il dit ressembler ; cet animal placide et solitaire, qui porte le nom de « aïe », lui correspond bien, lui qui passe son temps à se plaindre ! Et la comparaison ne s'arrête pas là.

    Le style est débridé, parfois humoristique voire caustique, parfois ironique mais étonnamment vivant et je ne me suis pas ennuyé au cours de cette lecture. A l'instar de Rabelais qui voulait qu'on brisât l'os pour en goûter la substantifique moelle, j'ai choisi de dépasser cette dimension caricaturale pour rencontrer un personnage torturé qui attend la mort comme une délivrance parce que sa vie n'a été qu'une succession d'échecs. En attendant cette échéance, il farde ses accès de révolte sous le rire (ou le sourire), ce qui lui permet de supporter le tragique de sa propre existence et on hésite entre quelqu'un qui a effectivement perdu la tête ou au contraire un homme qui, dans un étonnant excès de lucidité, choisit de siffler lui-même la fin de cette récréation dramatique.

     

    J'ai bien ressenti l'empreinte de Pessoa dans ce roman original dans sa présentation et aussi une certaine empathie pour Andrew... et peut-être aussi pour ce jeune auteur (de 77 ans !) rencontré par hasard (La Feuille volante n° 1154 à propos de « Moi, Harold Nivenson ») dont c'est le deuxième roman traduit en français et qui nous livre peut-être, à travers ses livres, un peu de son parcours personnel.

     

    © Hervé GAUTIER – Juillet 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]