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la feuille volante

José Saramago

  • la lucarne

    N°1726 – Mars 2023

     

    La lucarne – José Saramago – Seuil.

    Traduit du portugais par Geneviève Leibrich.

     

    Ce roman écrit entre 1940 et 1950, qui est le deuxième d’un jeune auteur alors inconnu, fut refusé par l’éditeur portugais à qui il avait été envoyé et qui ne prit même pas la peine de lui répondre. On imagine la frustration de ce jeune homme qui avait mis dans cet ouvrage tous ses espoirs et aussi sans doute pas mal d’illusions. Ce ne fut qu’en 1989 que ce même éditeur, prétextant un déménagement et la découverte fortuite de ce manuscrit, en proposa l’édition, ce qui fut refusé par l’auteur qui maintint sa décision jusqu’à sa mort. L’ouvrage ne fut publié qu’à titre posthume, mettant notre auteur, toutes choses égales par ailleurs, dans la même posture que Fernando Pessoa, son illustre prédécesseur, qui confia une partie de son œuvre à une vielle malle avant son décès. Il n’est pas inutile de préciser que José Saramago (1922-2010) avait entre-temps acquis une vraie notoriété et fut plus tard, en 1998, couronné par le Prix Nobel de littérature. Cela n’est pas sans rappeler la mésaventure littéraire de Marcel Proust qui vit son roman « Du coté de Chez Swan » refusé par Gallimard mais obtint l’année suivante, en 1919, le Prix Goncourt pour « A l’ombre des jeunes filles en fleurs », deuxième tome de « A la recherche du temps perdu ». La même péripétie est arrivée à Mathias Enard pour « Boussole » qui reçut le Goncourt en 2015 ! Tout cela n’est pas sans poser question sur la fonction d’éditeur dont le rôle principal est la découverte de talents ! Ça n’a pourtant pas été simple pour Saramago, né dans un milieu quasi analphabète et qui dû très tôt exercer des métiers ingrats avant de voir son talent reconnu.

    Ce roman se passe dans un immeuble de Lisbonne où vivent six couples avec ou sans enfants où chacun connaît son voisin, lui parle, l’observe, le juge, se limitant à des rapports de voisinage sans plus. L’auteur commence par les présenter pour ensuite décliner leur histoire personnelle alternativement au cours des chapitres suivants et ainsi affiner chaque portrait. Dans ce microcosme Saramago observe les familles, jeunes et vieilles, qui connaissent des difficultés financières, recherchent le bonheur mais aussi qui sont minés par le malheur, l’envie, la crainte du quand dira-ton, le désir sexuel et la frustration qui va avec, la jalousie, l’autoritarisme, la critique, les adultères, les bassesses, la morale, l’hypocrisie, les haines ordinaires, communes à tous. Il complète le tableau en évoquant une jeune femme entretenue par un homme plus vieux et plus riche et la tromperie qui va avec, la fin d’une idylle et la naissance d’une autre, le désamour entre parents et enfants, le vice et la délation, l’usure du couple et avec lui tous les regrets que suscite cet amour qui, bien entendu, ne rime jamais avec toujours... Il y a ce jeune homme qui se pose des questions sur lui-même et sur sa vie future et qui doit bien avoir quelques ressemblances avec l’auteur ! Chacun rêve d’une vie meilleure, fait ce qu’il peut pour échapper à son quotidien par la lecture ou la musique mais il n’y a rien là d’extraordinaire puisque cette recherche nous est commune à tous dans cette comédie humaine.

    A travers cette lucarne, l’auteur nous donne à voir la photographie d’une société en raccourci, qui se bat au quotidien contre la misère, les ennuis quotidiens, quelque chose de très semblable à toutes les sociétés humaines populaires et désargentées. Pour cela il se fait un peu voyeur, indiscret et curieux, nous détaillant par le menu ce qui fait la vie de chacun, jusque dans les détails les plus anodins voire des plus intimes d’un couple. Il s’ensuit une série de réflexions pertinentes sur l‘espèce humaine, ses secrets et ses fantasmes, le sens de la vie et de la solitude qui nous est commune à tous. Pour autant tout cela baigne dans une sorte d’ambiance de suspicion et de retenue, de secrets qui est due à la dictature de Salazar à moins que cela ne soit la marque de la « saudade », cette nostalgie où se conjugue le passé et le présent, mâtinée du désir de ce qui manque et de l’espoir de le trouver un jour, une sorte de mal de vivre, un état d’esprit si propre à l’âme lusitanienne et dont l’homme de Lettres portugais ne peut manquer de se faire l’écho.

  • l'année de la mort de Ricardo Reis

    N°1578 - Août 2021

     

    L’année de la mort de Ricardo Reis – José Saramago – Éditions du Seuil.

    Traduit du portugais par Claude Pages.

     

    L’œuvre de Fernando Pessoa (1887-1935) qui est assurément l’écrivain portugais le plus célèbre, est originale a plus d’un titre et notamment parce qu’il a attribué ses propres écrits à des personnages fictifs, les hétéronymes, qui, à la fois lui ressemblaient partiellement mais étaient différents entre eux. Il s’agit d’un groupe d’écrivains imaginaires auxquels le poète portugais a non seulement donné une vie littéraire mais à qui il a insufflé une personnalité et un destin propres. Ricardo Reis est l’un de ces hétéronymes, médecin de son état, 48 ans (soit un de plus que Pessoa), il est aussi le poète de la fuite du temps, un « épicurien triste ». Il revient du Brésil en décembre 1935, averti par Alvaro de Campos, un autre hétéronyme, soit un mois après la mort de Pessoa, après un exil de 16 années pour raisons politiques. Il évoque sa mémoire et son œuvre poétique, cite d’autres hétéronymes, Alvaro de Campos, Careiro et le poète portugais Camões, lit les journaux, arpente la ville. Il se domicile à l’hôtel Bragança où il mène une vie une vie solitaire, entame une liaison ordinaire avec Lidia puis un autre beaucoup plus romantique avec Marcenda, c’est à dire est en quelque sorte fidèle à son personnage, bref, une sorte d’anti-héros. Plus tard il prendra un appartement ce qui changera quelque peu sa vie. Il regarde le spectacle de l’Europe après sa longue absence, fait l’objet de filatures policières, rencontre le fantôme de Pessoa et devise avec lui de l’actualité d’alors, de la dictature de Salazar, de la montée des périls fascistes, de la guerre qui se déroule en Espagne et surtout de la ville de Lisbonne qu’il arpente sur les traces de l’écrivain dont l’ombre semble l’accompagner dans une cité labyrinthique, comme Virgile accompagne Dante aux Enfers… En réalité cette intrigue selon Saramago est assez simple, répétitive et peut-être considérée comme ennuyeuse. J’y vois, pour ma part, une certaine manière de traduire « la saudade », cette forme de nostalgie qui fait partie de l’âme portugaise.

    Reis est la créature de Pessoa et le fait que Saramago s’en empare n’est pas sans créer une certaine ambiguïté. En effet un personnage fictif ne vit qu’autant que son auteur le décide. Ici Pessoa est mort alors que Reis est encore « en vie » et Saramago se l’approprie. Il joue de ces deux non-existences, celle de Pessoa, dont le nom signifie personne, et qui passa la sienne dans un quasi anonymat et celle de Reis qui se retrouve « abandonné » et qui devient ainsi un personnage de Saramago. Il prend le contre-pied de cette lusitanité en ce sens que les Portugais sont un peuple de voyageurs qui quittent leur pays sans y revenir (mythe du « sébastianisme ») mais Reis revient par la mer, dans son pays pour y mourir. Cette appropriation peut être regardée comme un mensonge en ce sens que, pour Saramago, Reis n’est pas qualifié à proprement parlé d’hétéronyme mais il devient un personnage qui va vivre sa vie pendant près de neuf mois dans le cadre de cette fiction, sous la plume de Saramago.

    Ce roman est donc une fiction dans la fiction, une sorte de mise en abyme, avec jeux de miroirs ou trompe l’œil, un peu comme on pouvait le voir dans les anciens compartiments de chemin de fer où des glaces disposées en face l’une de l’autre produisaient une image multipliée à l’infini. Saramago, auteur majeur de la littérature contemporaine, couronné par le Prix Nobel en 1998, reste fidèle à son style à la fois simple et énigmatique , labyrinthique parfois et dont l’architecture peut instiller une ambiance assez lourde par moment. Ricardo Reis est, avec Alberto Caeiro, Alvaro de Campos et Bernardo Soares un des principaux hétéronymes de Pessoa (En réalité ils sont bien plus nombreux, on en dénombre un peu plus de 70, chacun avec sa propre personnalité). Saramago se l’approprie tout en précisant ce qui, selon lui faisait la philosophie et la vie de son sujet. Il lui fait arpenter les rues de Lisbonne ainsi que le faisait Pessoa lui-même et c’est aussi un hommage au poète de « Mensagem », à juste titre célébré comme un des plus grands écrivains portugais.

    On peut se demander pourquoi Saramago a voulu ainsi faire revivre un personnage fictif ? Etait-ce pour prendre la place de Pessoa et donner à Reis une fin comme Pessoa l’a fait pour les autres hétéronymes?(Alberto Caeiro est mort en 1915 à 26 ans, Alvaro de Campos est mort en 1935 à 45 ans ) Peut-être ? Saramago nous le dépeint comme un homme désabusé, bien seul et dénué de tout sentiment, surtout après son voyage avorté à Fatima et qui songe soit à repartir pour le Brésil soit à s’installer comme médecin à Lisbonne. Marcenda qui est repartie pour Coimbra lui a en quelque sorte échappé, seule Lidia reste à ses côtés mais il regrette Marcenda qui était une jeune fille de bonne famille alors que Lidia n’est qu’une domestique quasiment analphabète. L’ennui est que cette dernière est enceinte mais il ne l’épousera pas et ne reconnaîtra même pas son enfant. Le fantôme de Pessoa, et peut-être Saramago avec lui, fustige cette attitude avant de disparaître définitivement. Veut-il ainsi montrer le vrai visage de Reis, un lâche qui refuse de prendre ses responsabilités, comme il n’a pas voulu soutenir Lidia face à la mort de son frère? Il nous rappelle que les hommes ne sont rien, surtout au moment du début de l’insurrection franquiste dans l’Espagne voisine et un commencement de mutinerie à Lisbonne .Saramago veut-il par le biais de cette fiction s’inscrire dans la lignée des grands écrivains portugais Camões (souvent cité et dont il pastiche un vers à la fin) et Pessoa ? Pourquoi pas, après tout il est lui-même prix Nobel de littérature et a honoré les lettres portugaises.

     

     

  • L'EVANGILE SELON JESUS-CHRIST – José Saramago

     

     

     

     


     

    N°520 – Mai 2011.

    L'EVANGILE SELON JESUS-CHRIST – José Saramago – Le Seuil.

    Traduit du portugais par Geneviève Leibrich.

     

    À lire la 4° de couverture, et ayant déjà lu Saramago, je m'attendais à ce que ce texte prenne des allures blasphématoires. En effet, nous avions déjà la Vulgate, les évangiles apocryphes, rien de l'empêchait donc, en qualité d'homme de plume, de livrer une version très personnelle de cette histoire. En effet, l'Évangile n'a pas, comme dans d'autres religions, été dicté par Dieu, mais ce sont des hommes qui, ayant connu le Christ et ayant entendu son enseignement, ont décidé de le transcrire à l'intention de toute l'humanité. Certes Saramago n'a pas connu Jésus, mais il en a beaucoup entendu parler dans un Portugal catholique. Il avait donc le droit de nous livrer sa version. Après tout notre auteur est un homme de lettres doué d'imagination...

     

    Pourtant, ce texte est écrit par un narrateur anonyme (et non par Jésus lui-même comme pourrait le laisser penser le titre – Il s'agit ici véritablement d'un évangile selon Saramago) qui s'approprie à sa manière l'histoire de Jésus, la replaçant dans un contexte historique, décrivant avec une grande érudition le temple de Jérusalem avant sa destruction, citant les différentes phases du rituel juif pour un lecteur dont les cinq sens sont sollicités. Il évoque Hérode comme un roi malade et sanguinaire qui craignait pour son pouvoir à cause des Écritures et qui perpétra ce que nous connaissons sous le nom du « Massacres des saints innocents » à l'occasion d'un recensement imposé par les Romains. Certes, l'auteur prend des libertés avec le texte classique en nous présentant l'annonciation formulée non par l'archange Gabriel, mais par un simple mendiant [Marie ne saura que plus tard la vraie filiation divine de son fils et le lecteur pourra s'interroger sur la nature véritable de ce mendiant]. Il nous présente-il Joseph comme un charpentier un peu rustre, peu habitué aux mondanités, coupé du monde à cause de son métier d'artisan, mais respectueux des anciens et des rituels religieux, comme un bon père aussi, soucieux de sa famille et de son premier-né.

    Vers la onzième année de Jésus, l'auteur décrit une révolte nationaliste fomentée par un certain Judas de Galilée. Après tout, cela est une réaction normale dans un pays occupé par une puissance étrangère. Joseph, père maintenant de neuf enfants reste aux yeux de Saramago un traitre à la cause des Juifs. En effet, il l'accuse d'avoir été le témoin de l'ordre assassin d' Hérode et de ne pas en avoir averti les autres, portant en quelque sorte la responsabilité de l'assassinat des enfants de Bethléem. De plus, il fait de lui un martyr innocent, exécuté par erreur pour un délit qu'il n'avait pas commis. Face à cette mort injuste, son fils Jésus va se sentir coupable tout comme il est poursuivi par la responsabilité qu'il estime porter dans l'assassinat de ces enfants tués par Hérode au moment de sa naissance. Il en viendra à interroger les docteurs de la loi dans le temple de Jérusalem sur ce thème.

     

    Puis, Jésus part de chez lui, se fait berger en Judée, abandonne son métier de charpentier et rencontre Pasteur, un pâtre non juif, qui lui enseigne ses nouvelles fonctions autant qu'il lui sert de père. Jésus est révolté par la vie que les hommes suppriment parfois au nom de Dieu, rompt avec sa famille qu'il rencontre par hasard, se révolte contre le dogme et les rites religieux sacrificiels, s'interroge sur la vraie nature des gens qui croisent sa route, jusqu'à confondre sciemment Dieu et Satan [« J'ai compris que lorsque l'un et l'autre sont d'accord, on ne peut pas distinguer un ange du Seigneur d'un ange de Satan ». « Je vais vous conduire jusqu'à la rive pour que tous puissent enfin voir Dieu et le Diable comme ils sont. Ils verront comme ils s'entendent bien, comme ils se ressemblent »]. Saramago nous le présente comme un garçon de quinze ans, très averti du judaïsme, déjà un homme, qui a tout compris de la condition humaine et qui ressent, dans le désert, l'appel de Dieu auquel il ne peut se soustraire. Désormais, il sera l'élu, celui qui a vu Dieu (mais aussi celui qui a rencontré le Diable). Il sera obligé d'aller au devant d'un destin qu'il ne souhaitait pas mais qu'il finit par accepter, celui du Fils de Dieu devant mourir sur la croix pour racheter les péchés des hommes. Sauf qu'il voit dans cette destiné, une volonté divine qui utilise ce fils pour étendre sa domination sur le monde en ne lui laissant pas le choix. Dieu est présenté comme une puissance sanguinaire qui ne recule devant rien pour s'imposer aux hommes à qui il demande un lourd tribu en vie humaines à travers les martyrs, les guerres, l'inquisition [" Alors le diable dit, il faut être Dieu pour aimer autant le sang »]. Il est vrai que l'histoire de l'Église catholique est là pour illustrer ce propos. Il pose donc en ces termes le problème de la liberté et celui de la révolte, mais face à Dieu, cette insoumission est impossible.

     

    Saramango donne à Jésus une véritable dimension humaine dans sa révolte comme dans sa vie, un homme qui ne peut résister notamment à l'appel de la chair. Marie-Madeleine le déniaise et vit avec lui une authentique histoire d'amour ( son personnage est particulièrement bien rendu ). Celle qui était à l'origine une prostituée change de vie pour être sa compagne fidèle et complice au quotidien. Jésus est présenté comme un nomade solitaire, intelligent et vif d'esprit, pauvre et sympathique qui, par ses miracles aide les hommes à vivre, tout en leur rappelant qu'il n'y est pour rien et que c'est le Seigneur dont il est véritablement le fils qui parle par sa voix. Il reste un être tourmenté, partagé entre Dieu et Satan et les Juifs autour de lui le prennent pour un être d'exception, un mage, le Messie des Écritures ou celui qui pourrait bien libérer la terre d'Israël du joug romain. Les apôtres et les disciples ne viendront qu'ensuite et le suivront. Même si Saramago bouleverse un peu l'ordre et le contexte des miracles de l'Évangile, choisit de mettre en exergue un fait plutôt qu'un autre ou la personnalité d'un apôtre ou d'un personnage, même s'il fait de Marie une mère incrédule, loin en tout cas du dogme de la virginité puisqu'elle une vie sexuelle normale et féconde avec son mari, il ne donne pas à voir un Jésus antipathique, bien au contraire. Il le présente comme une victime de son destin implacable, un instrument de la domination divine sur le monde. C'est à Dieu le père qu'il s'en prend.

     

    On le voit bien ici, c'est davantage une fiction romanesque qu'un véritable évangile qui, en d'autres temps lui aurait valu le bucher [Je dois quand même avouer que le dialogue entre Dieu et le Diable à quelque chose de naïf et de peu convainquant]. A la suite de l'édition des « versets sataniques » Salman Rushdie a été victime d'une fatwa et dut se cacher pour sauver sa vie. Après la publication de ce roman en 1991, et devant la réaction violente de l'église catholique portugaise, Saramago dut s'exiler aux Canaries où il mourût en 2010.

     

    J'entends que sa démarche soit romanesque, que son droit à la recréation lui soit reconnu ( comment ne le serait-il pas ? Martin Scorsese reprenant « La dernière tentation du Christ » de Nikos Kazantzakis avait fait de même ...). Je ne suis pas attaché au texte du Nouveau Testament, je ne suis peut-être qu'un vulgaire mécréant sans importance et promis au feu de l'enfer, mais cette grande fresque largement sacrilège, pourtant bien écrite (bien traduite, malgré une disposition des dialogues un peu difficile à suivre) avec des moments agréablement poétiques, m'a un peu gêné sans que je sache vraiment pourquoi.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


     


     

     

     

     


     


     

     

     

     

     

     

     

     

  • LE DIEU MANCHOT – José Saramago

     

    N°519 – Mai 2011.

    LE DIEU MANCHOT – José Saramago – Albin Michel.

    Traduit du portugais par Geneviève Leibrich.

     

    Nous sommes au XVIII° siècle au Portugal sous le règne de Jean V dit « le Magnanime » (1706-1750). Ce roi fait le serment à Dieu de lui élever un couvent dans la ville de Mafrat contre la promesse d'un héritier légitime. L'infante Maria Barbara naîtra peu après. Ce projet vaniteux et quelque peu pharaonien devra rivaliser avec St Pierre de Rome devient possible grâce à l'or du Brésil.

     

    Ce texte met en scène Balthazar Mateus, dit Sept Soleils, un soldat portugais que la guerre a rendu manchot de la main gauche, mendiant et vagabond et Blimunda, une sorte de sorcière qui a le pouvoir de lire dans les âmes de ses contemporains. Ensemble, ils forment un couple symbolique mais surtout illégitime, condamné par l'Église mais pas par le Père jésuite Bartolomeu de Gusmão (1685-1724), un génial et authentique inventeur qui a conçu la « Passarole », une machine au mécanisme compliqué à base de boules d'ambre, d'aimants, de chaleur du soleil, de voiles, de sphères contenant des volontés humaines et... de grâce de Dieu ! En principe, elle doit s'élever « en vertu d'attraction contraire à la chute des corps graves ». C'est lui d'ailleurs qui révèle à Balthazar que Dieu est, comme lui, manchot de la main gauche [« Je suis le seul à le dire mais Dieu n'a pas de main gauche puisque c'est à sa droite que s'asseyent les élus... Personne de s'assied à la gauche de Dieu, c'est le vide, le néant, l'absence d'où il résulte que Dieu est manchot. »] et qui baptise sa compagne du nom de « Sept-Lunes ».

    Cette femme révèle à son compagnon des vérités religieuses qui vont à l'encontre de l'enseignement catholique [ « Les saints n'ont pas été sauvés...personne n'est sauvé et personne n'est damné... Le péché n'existe pas, seuls existent la vie et la mort »]. Ensemble, ils secondent le jésuite dans la construction de cette machine qui volera effectivement devant le roi en 1710 (et donc bien avant la montgolfière) mais dont le projet, quelque peu dangereux sera abandonné. (La relation romancée du premier vol de cette machine tel que l'imagine Saramago est particulièrement savoureuse).

     

    Baltahazar et Blimunda vivent sans doute dans le péché, mais le moine en fait encore un bien plus grand qui est de vouloir voler, c'est à dire de vouloir aller contre les choses établies par Dieu et ainsi vouloir l'offenser. Ainsi le prêtre est inquiet parce que l'inquisition veille et craint autant pour sa vie que pour son invention. D'ailleurs la mère de Blimunda est morte sur le bucher du Saint Office pour sorcellerie.

     

    C'est aussi l'occasion pour l'auteur de nous conter, à travers les yeux de Balthazar, l'histoire de ces opprimés qui construisent le monastère de Mafrat. Ce chantier sera une hécatombe pour les ouvriers chargés de sa construction, recrutés et traités comme de véritables esclaves. A dix sept ans, Maria Barbara part du Portugal pour devenir reine d'Espagne mais le monastère qu'on va consacrer n'est même pas encore terminé.

     

    Publié en 1982, ce roman épique promène le lecteur dans une Lisbonne baroque faite de richesses des découvertes, de dévotions religieuses, d'autodafés, de fornications adultères, de luttes d'influence, de sorcières, d'alchimie, d'inquisiteurs, de nobles, de toute une population interlope, d'un petit peuple qu'on sacrifie pour l'édification de ce monastère, de mortifications religieuses inutiles, avec, en toile de fond, le clavecin de Domenico Scarlati... C'est une histoire d'amour, une fable blasphématoire autant qu'un roman historique qui replonge le lecteur dans cette société lusitanienne du XVIII d'avant le tremblement de terre de 1755.

     

    En dépit de phrases longues et difficiles à suivre parfois, à cause de la ponctuation et des dialogues disposés bizarrement, l'auteur, dans un style luxuriant, poétique, jubilatoire et complice, transporte littéralement son lecteur dans une ambiance dépaysante et particulière qui le fascine.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • CAIN- José Saramago

     

     

     

     


     

    N°518 – Mai 2011.

    CAĪN – José Saramago – Le Seuil.

    Traduit du portugais par Geneviève Leibrich.

     

    Après « L'Évangile selon Jésus-Christ », sorti en 1992, où José Saramago (1922-2010) présente Jésus perdant sa virginité avec Marie-Madeleine, l'auteur récidive dans ses attaques contre Dieu avec ce roman. A l'évidence, il a, sinon l'envie de créer la polémique, à tout le moins celle de vider avec Lui un lourd contentieux. Alors que nombre d'écrivains ont célébré le Créateur ou ont choisi, au contraire de l'ignorer, Saramago le dénonce comme « un dieu cruel, envieux et insupportable qui n'existe que dans notre tête ». Quand il parle de Lui, il évite soigneusement la majuscule qui d'ordinaire orne son nom et choisit dans ce roman de présenter le meurtre d'Abel par son frère Caïn non comme le disent les Écritures à cause de l'envie mais bien plutôt à cause de l'injustice de Dieu. Il dépeint Caïn, pourtant présenté comme le premier meurtrier, comme un être bon et amoureux de la vie mais qui, s'étant rebellé contre l'arbitraire divin, est méprisé par Dieu. Ainsi le seul coupable de la mort d'Abel ce n'est pas Caïn mais Dieu. « Qui donc es-tu pour mettre à l'épreuve ce que tu as crée ? » lui dit Caïn.

     

    Dès lors il est condamné à errer (juif errant !)sur la terre, succombe aux charmes de Lilith qui est à la fois la maîtresse d'une ville, l'épouse de Noé et l'amante des hommes de passage. Il aime la vie, est le témoin impuissant des grands événements de « l'Histoire Sainte ». C'est lui qui arrête le bras d'Abraham sacrifiant son fils unique à Dieu, c'est lui qui voit la tour de Babel et ce qu'il en résulte pour les hommes, qui assiste à la mort des innocents de Sodome, au bras vengeur de Moïse tuant les adorateurs du veau d'or, sans oublier des souffrances pour lesquelles Dieu s'allie à Satan pour tourmenter Job. C'est une sorte de roman philosophique voltairien, un conte plaisant, écrit et traduit sur un mode jubilatoire qui revisite les saintes écritures en s'adressant directement au lecteur. Caïn est présenté comme une sorte de Candide qui se promène dans le temps sur le dos d'un âne. Ensemble, et par le miracle de l'écriture, ils traversent le « présent-futur » ou « le présent-alternatif » mais aussi visitent le passé. Dieu est toujours présenté comme un dictateur sanguinaire, jaloux, manipulateur, rancunier et injuste qui fait un choix parmi les hommes. Déjà dans « Le Dieu manchot » Saramago avait posé le problème de l'injustice : un roi décide d'offrir à Dieu un monastère pour le remercier de lui avoir donné un fils mais cette construction occasionne la mort de nombreux innocents. Il pose le problème de la coexistence entre les hommes et Dieu, entre les puissants et les humbles.

     

    C'est, d'évidence, un combat de la créature contre son créateur à travers la personnalité d'un être que la Bible, toujours manichéenne, a présenté comme quelqu'un de mauvais. L'Évangile prendra plus tard ce relais, notamment avec Judas. Caïn ose interroger Dieu et s'opposer à lui ! Prendre parti pour un désavoué, un réprouvé est toujours un défi intéressant, d'autant que c'est un prix Nobel de littérature qui fait ce choix. Combattre la soumission à une divinité qui est le socle de toute religion peut paraître iconoclaste. Cela n'en est pas moins la marque de cet homme engagé qui a, tout au long de sa vie, choisi d'être « politiquement incorrect », d'être en quelque sorte rebelle aux idées reçues et même à l'ordre établi, surtout contre l'Église . Depuis toujours, il a choisi son camp, celui des opprimés. On se souvient de ses positions pro-palestiniennes qui lui ont valu beaucoup de critiques au Portugal qu'il a été obligé de quitter, en Europe et dans le monde.

     

    Il ne pose pas pour autant le problème de la foi (s'adressant à Dieu il n'en nie pas l'existence mais remet en cause la bonté qui est censée le caractériser) qui est personnelle à chacun mais celui de la transcendance de Dieu et de la résignation humaine. Il est lui-même un écrivain dont le rôle est de raconter des histoires (Il précise qu'il est « un simple rapporteur d'histoires antiques »). Il considère que la Bible est un livre d'histoire emprunt de violence et qu'il peut parfaitement réécrire à sa manière en le désacralisant. Il m'apparaît que c'est un écrivain qui n'accepte pas le compromis et qui a choisi de se rebeller contre ce que l'humanité dans son ensemble considère comme une évidence : la soumission aveugle et consentante à une sorte de destin dicté par Dieu avec tout ce qu'il a d' injuste et d'irrationnel. Il me semble que, dans la mesure où l'on reste soi-même, où l'on assume ses choix, surtout s'ils vont à l'encontre de ceux du plus grand nombre, de ceux dictés par les institutions, on est parfaitement respectable. La peur de la mort, celle de l'enfer, de la damnation éternelle dont on nous a si abondamment parlé dans nos sociétés tant marquées par le judéo-christianisme, n'ont pas de prise sur lui. Il affirme ses convictions et en accepte les conséquences et je ne vois pas au nom de quoi il devrait se taire. Son style est remarquable, humoristique et toujours plaisant pour le lecteur. Il a fait valoir son talent comme le dit la parabole et je ne vois pas ce qui justifierait son silence. Et tant pis si d'aucuns ont pu voir dans ce texte une fable blasphématoire !

     

    Cela dit, même s'il a dû s'exiler en Espagne à cause sans doute de l'Église catholique qui n'a pas supporter ses écrits et ses prises de position, il n'en reste pas moins qu'il est le seul écrivain de langue portugaise à avoir obtenu le prix Nobel de littérature (1998), et, à ce titre, son pays en est fier. Heureusement !

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


     


     

     

     

     


     


     

     

  • LA LUCIDITÉ – José Saramago

     

     

     

    N°479– Décembre 2010.

    LA LUCIDITÉ José Saramago *– Le Seuil

     

    « La lucidité est la blessure la plus proche du soleil » disait René Char. Je ne gloserai pas sur cet aphorisme, d'autres le feront sans doute mieux que moi mais selon de dictionnaire, la lucidité évoque la raison saine et claire, la conscience, la clairvoyance...

     

    Selon son habitude, Saramago met en scène une capitale sans nom dans un pays également anonyme et concocte une fable apparemment surréaliste : lors d'une élection municipale, 83% des électeurs ont voté blanc. Il n'y a pas eu d'abstention, c'est à dire que ces mêmes citoyens ont fait leur devoir électoral, mais ce qu'ils ont signifié au pouvoir sort des réponses traditionnelles que les sondages sont censés prévoir. D'ordinaire l'électorat porte la droite au pouvoir face à une gauche inexistante, mais là, la réaction populaire est sans précédent. Il n'est pas imaginable que cela exprime un rejet de la politique en général, qu'elle soit proposée par le parti au pouvoir ou par l'opposition. C'est une forme d'expression qui n'est, de ce fait, pas admissible en démocratie.

    Les hommes politiques n'estiment jamais tant le peuple dont ils tiennent leur mandat qu'au moment des campagnes électorales. Elles révèlent leur imagination et excitent leurs facultés de surenchère, mais surtout, ils ne peuvent pas s'imaginer que leur fonction est menacée. La paranoïa ordinaire refait surface et avec elle la théorie bien connue du complot qui prend ici la forme d'une improbable conspiration subversive d'un petit groupe d'anarchistes contre la pensée unique. Le pouvoir politique, loin de s'interroger sur les raisons profondes de cette attitude, ne songe qu'à culpabiliser les électeurs, estimant que ces bulletins n'auraient pour but que d'attenter à la stabilité du régime. Le vote blanc rend le système ingérable, même s'il y a une tentative d'auto-gestion par le peuple. Tout cela aurait contaminé tout le pays et il est urgent d'y mettre un terme.

    Les « blanchards » assument pourtant leur option politique avec calme, le peuple s'organise au quotidien mais, à cause de leur posture jugée illégitime par les hommes politiques, ils sont des adversaires tout trouvés contre lesquels la violence va se déchaîner. Cela va donner une intrigue policière où il va falloir trouver des coupables... ou en inventer ! Dans les situations de crise, davantage peut-être que dans le quotidien ordinaire, la faculté humaine de délation trouve son terrain de prédilection. Ici, le sycophante ne peut pas ne pas se manifester et grâce à lui, le pouvoir trouve aisément le responsable de ce vote blanc. Il s'agit d'une femme qui aurait échappé quatre ans plus tôt à une épidémie temporaire de cécité et qui aurait commis un meurtre. Ce fait est regardé comme hautement suspect par les autorités même s'il n'y a évidemment aucun lieu entre les deux événements. Une enquête est quand même diligentée qui doit être menée à son terme. Elle mettra en évidence, non la vérité mais la nécessaire et judéo-chrétienne culpabilisation de l'individu et une conclusion déjà concoctée par les autorités . Dans une ville en état de siège un commissaire de police diligente cependant des investigations réglementaires où Courteline donne la main à Kafka, sans pour autant se faire beaucoup d'illusions sur le sens de sa mission. L'épilogue sera celui d'un véritable roman policier.

     

    Je n'oublie pas non plus que Saramago a été membre du parti communiste portugais, a milité dans les rangs des altermondialistes et n'a pas caché sa sympathie pour les Palestiniens contre Israël. Il a même été tenté par une carrière politique en se présentant aux élections européennes en 2009. Faut-il voir dans ce roman le prolongement de ses réflexions personnelles ou une critique ironique des démocraties occidentales. C'est un roman subversif comme les aime Saramago. L'auteur, sous couvert d'une fiction un peu surréaliste met en évidence les travers de l'espèce humaine qui est bien moins humaniste qu'on veut bien le dire. Il lui permet de pointer du doigt la fragilitéde la démocratie qui est toujours mise en avant et regardée comme une avancée face aux dictatures. Selon Churchill, elle est « la pire forme de gouvernement , sauf tous les autres qui ont été essayées ». Il est donc parfaitement possible de l'instrumentaliser. Est-ce la reconnaissance implicite d'un rejet populaire des partis politiques traditionnels ou la mise en évidence de l'absurde d'une situation, le peu de cas qui est fait du citoyen face à la raison d'état ?

     

    Saramago quitte ici son rôle purement littéraire pour revêtir l'habit du militant, pour donner aux citoyens du monde l'occasion d'inviter le pouvoir à redessiner autrement le paysage politique, de prendre en compte ce qui et un véritable « suffrage exprimé », loin des partis politiques traditionnels, même s'il ne correspond pas à ce qu'on s'attend à voir sortir des urnes. Conclut-il à un échec programmé de toutes les subversions, même les plus constructives ? Pense-t-il que l'appareil politique reste le plus fort face à l'individu ou que le « pré carré » des politiques doit resté ce qu'il est ?

     

    Je continue d'être enthousiasmé, malgré des pratiques rédactionnelles originales et des digressions parfois un peu longues et difficiles à suivre, par l'œuvre de Saramago dont cette revue s'est largement fait l'écho (La Feuille Volante n° 475 – 476 - 478)

     

    *José Saramago (1922-2010] – Prix Nobel de littérature 1998.

     

     

     

     

     

  • L'AUTRE COMME MOI – José Saramago–

     

    N°478– Décembre 2010.

    L'AUTRE COMME MOI José Saramago– Le Seuil

     

    Nous avons tous un sosie, dit-on. Tertuliano Maximo Alfonso, la quarantaine, divorcé solitaire, un peu dépressif, professeur d'histoire découvrira le sien par hasard en louant , sur le conseil d'un collègue de travail, une cassette dont le nom seul est tout un programme « Qui cherche trouve ». Le nom de cet homme lui est jusque là inconnu : Daniel Santa-Clara, un obscur acteur de cinéma dont la vraie identité est Antonio Claro. Il est son double parfait. Revenu de sa surprise il va chercher à en savoir davantage à son sujet. Il découvre que 5 ans auparavant, lui-même Tertuliano ressemblait trait pour trait à Antonio. Dès lors, il se met à explorer toute la filmographie où son double apparaît. Ses recherches laborieuses finissent cependant par aboutir et les deux hommes conviennent d'une rencontre. Découvrir son alter-ego exact est toujours un choc. Tertuliano n'y échappe pas. Alors, fantaisie de la nature, occasion de se poser des questions sur sa propre vie, son propre parcours, celle de l'autre... Notre professeur va bousculer les habitudes de sa vie bien rangée, bien morne, jusqu'à mettre à convaincre Maria da Paz, la femme avec qui il a une liaison en pointillés, de se livrer à des canulars téléphoniques et postales ou user de postiches pour tenter d'espionner celui qui reste pour lui à la fois un mystère et une invitation permanent à en savoir plus à son propos. Cette quête se révèle absurde et inutile et il découvre un personnage aussi falot que lui, acteur de seconde zone, sans grande envergure et sans grand talent, juste un coureur de cachets, vivant comme lui, mais un peu différemment.

     

    Comme toujours on omet quelque chose dans les rapports entre les humains, leurs passions, leurs folies aussi et tout n'est pas aussi simple [« L'âme humaine est une boîte d'où peut toujours sortir un clown grimaçant qui nous tire la langue, mais parfois ce même clown se borne à nous regarder par-dessus le bord de la boîte et s'il voit que nous agissons selon ce qui est juste et honnête, il nous adresse un signe d'approbation avec la tête et il disparaît se disant que nous ne sommes pas un cas entièrement désespéré »] . Est-ce parce que Antonio est un séducteur-né où que son métier d'acteur le pousse naturellement vers les passades? Ce dernier, quand il apprend cette gémellité, se croit obligé de séduire Maria, la compagne de Tetuliano. Celui-ci, partagé entre sa volonté d'éprouver son amie et de pousser au bout cette expérience, finit par accepter la proposition d'Antonio, et ce d'autant qu'il va, lui aussi et à cette occasion, partager une nuit avec Héléna, la femme légitime d'Antonio. Les deux protagonistes soignent le mimétisme jusque dans les moindres détails pour arriver à leurs fins. Pour Antonio, c'est le simple plaisir de séduire une femme, mais pour Tertuliano c'est plutôt l'occasion de sortir de son quotidien, de mettre un peu de sel dans sa vie intime, de remettre en question un amour qu'il met en doute, de pousser jusqu'à l'absurde un jeu un peu ridicule. Las, le hasard s'en mêle, la petite enclouure à laquelle on n'avait pas pensé vient tout remettre en question, la Camarde entre en scène comme une punition d'avoir ainsi voulu brouiller les cartes, comme pour signifier que cela ne peut durer ainsi bien longtemps ! Alors, sanction voulue par l'auteur pour punir les auteurs de ce qui aurait pu rester une bonne blague ou manifestation d'une forme de justice immanente pour qu'on ne fasse pas n'importe quoi ?

     

     

    Comme à chaque fois, j'ai apprécié l'effet labyrinthique, l'humour subtil et le suspense qui caractérisent le style de Samarago. La manipulation des phrases et des dialogues, la pratique de l'incise, l'emploi anachronique des majuscules, la syntaxe parfois chaotique qui constituent sa singularité sont quand même un peu déroutantes à la longue et ce qui peut passer pour une originalité littéraire finit par lasser. Je regrette, malgré l'intérêt du thème traité, les nombreuses longueurs et digressions dont l'auteur est friand d'autant que le lecteur doit attendre les dernières lignes pour découvrir l'épilogue. L'idée du double et son application littéraire au pseudonyme, les variations sur une personnalité autre que la sienne, la face cachée de soi-même, le principe de l'altérité et les questionnements et les fantasmes qu'elle entraîne inévitablement donnent lieu à des développements passionnants. La perte de la certitude de l'unicité que peut avoir chaque être est angoissant face à la prise de conscience que que la société moderne est constituée d'êtres de plus en plus semblables, de plis en plus standardisés. L'étude des passions et des travers humains est habillement menée et jusqu'à la dernière ligne le lecteur se demande encore qui est qui.

     

    J'avais déjà été intéressé par la découverte de cet auteur [« Tous les noms » et « Les intermittences de la mort » -La Feuille volante n° 475 et 476] . Malgré une première approche un peu difficile de ce roman, je n'ai pas été déçu.

     

     

     

  • LES INTERMITTENCES DE LA MORT – José Saramago

     

    N°476– Novembre 2010.

    LES INTERMITTENCES DE LA MORT José Saramago *[1922-2010]– Le Seuil.

     

    Dès la première ligne le ton est donné « Le lendemain personne ne mourut ».

     

    C'est que dans ce pays imaginaire, la mort n'existe plus. Certes le temps n'est pas aboli, la jeunesse n'est pas éternelle et les gens vieillissent, les accidents se produisent et la maladie sévit toujours mais la mort n'intervient pas, transformant la vie en une gigantesque agonie. « Depuis le début de l'an neuf, plus précisément depuis zéro heure de ce mois de janvier pas un seul décès n'avait été enregistré dans l'ensemble du pays ».

    L'auteur s'attaque à sa manière au grand tabou de nos société occidentales : la mort. Elle est certes inévitable, fait partie de la condition humaine, mais nous vivons comme si elle n'existait pas et ce vieux rêve de l'homme, l'immortalité, prend ici corps dans une longue et douloureuse vieillesse. La société est complètement désorganisée, les vieux ne meurent plus comme avant, les hôpitaux sont surchargés, les pompes funèbres et les société d'assurances ruinées, l'État désemparé et au bord de la faillite, le société dans son ensemble complètement perturbée (ne parlons pas du financement des retraites !), l'Église dépossédée de son fonds de commerce. En effet, la mort ayant disparu, plus de résurrection, plus de morale, plus de menaces surréalistes avec la sanction de l'enfer ou de promesse du paradis. C'en est fini des fantasmes judéo-chrétiens... Quant à l'idée même de Dieu, il vaut mieux ne pas l'évoquer ! L'homme ne peut plus basculer dans le néant ni s'offrir à lui-même son propre trépas comme une délivrance. On ne peut même plus se servir des accidents pour faire peur aux imprudents... Reste la souffrance aussi implacable que la peur de mourir, comme une punition ! C'est un peu comme si le premier jour de cette nouvelle année introduisait une nouvelle façon de vivre puisque la vie devenait, à partir de ce moment, définitive. Il y a de quoi s'alarmer face à cette Camarde qui ne remplit plus son macabre office alors que les animaux eux, continuent de mourir et qu'à l'extérieur des frontières de ce fabuleux pays on continue normalement de payer son tribut à Thanatos ! Y aurait-il deux poids et deux mesures dans ce grand chambardement ?

    Alors face à cela, les philosophes se mirent à philosopher, les religieux à organiser des prières pour que les choses reviennent un ordre plus classique et les habitants des régions frontalières à transporter leurs mourants de l'autre côté de la frontière, là où le monde ressemblait encore à quelque chose. C'est là qu'entre en jeu la « maphia »(avec « ph » pour la différencier de l'autre) qui va organiser, avec l'aval du pouvoir, un peu mieux ces choses qui ne vont décidément plus. Pourtant, cela n'est pas sans poser quelques problèmes diplomatiques, militaires, enfin des difficultés humaines avec leur lot d'exagérations de volonté de tirer partie d'une situation nouvelle et lucrative...

    Heureusement, après une année de grève, la Grande faucheuse décide de reprendre du service ce qui bouleverse un peu les toutes nouvelles habitudes prises. Pire, elle éprouve le besoin d'avertir chacun de son décès par lettre personnelle de couleur violette (y a-t-i une symbolique dans cette couleur qui n'est pas le noir ?). Las l'une d'elle, adressée à un violoncelliste solitaire, revient, refusée par son destinataire, et ce trois fois de suite !

     

     

    Avec un certain humour, il croque cet homme dans son quotidien, fait allusion à cet échec surréaliste de la mort, évoque l'improbable dialogue de la Camarde avec sa faux à qui elle confie ses doutes, ses hésitation face à ce cas de résistance, déplore le retour par trois fois (y a-t-il là une symbolique ?) de ces missives macabres et annonciatrices qui peuvent parfaitement figurer l'ultime combat du malade face à sa fin ?

    Avec son habituel sens de la dérision, il évoque Dieu autant que « l'instant fatal » nécessairement solitaire, va jusqu'à parler directement avec la mort, la tutoyer comme si elle lui était devenue familière, la tourner en dérision avec gourmandise, lui faire abandonner son triste linceul pour lui prêter les traits d'une jolie femme élégamment vêtue [à l'inverse de Proust qui la voyait comme une grosse femme habillée de noir], la réintègre dans ce pays imaginaire allant à la rencontre du fameux violoncelliste qui refuse de mourir, filant à l'envi son interminable fable...

     

    Saramago s'en donne à cœur joie dans cette cour ou le Père Ubu mène la danse. Dans sont style goguenard habituel, parfois difficile à lire et déroutant dans la construction de ses phrases et son habitude de se jouer des majuscules, l'auteur pratique les digressions pour le moins fantaisistes et philosophiques. Quelle sera l'épilogue de cette fable? Quel rôle joue véritablement l'auteur ? L'écriture est-elle, comme souvent, un exorcisme ? Est-ce pour lui une façon de se moquer de la mort ou de s'y préparer ?[roman paru en 2005 - Disparition de l'auteur en 2010 après une longue maladie ]. L'auteur nourrit-il par ce roman le fantasme inhérent à la condition humaine qu'est l'immortalité ? Veut-il rappeler à son lecteur que, même mort, un écrivain continue d'exister à travers ses livres ? Autant d'interrogations...

     

    J'ai retrouvé avec plaisir cet auteur qui traite d'une manière originale mais aussi sérieuse les problèmes de l'humanité, promène son lecteur attentif et curieux de l'épilogue dans un univers décalé qui lui fait voir autrement les choses... même si ce n'est pas vrai, mais c'est l'apanage des romanciers que de redessiner le monde avec des mots !

     

     

    * Prix Nobel de littérature 1998.

     

  • TOUS LES NOMS – José Saramago

     

     

    N°475– Novembre 2010.

    TOUS LES NOMS José Saramago *– Le Seuil.

     

    Cela commence plutôt bien puisque l'auteur, non sans un certain humour, caractérise la division hiérarchique du travail «  Les préposé aux écritures doivent trimer sans répit du matin jusqu'au soir, tandis que les officiers d'administration travaillent de temps en temps, les sous-chefs de loin en loin seulement, et le conservateur presque jamais ... Imaginer le chef du Conservatoire en train de faire des heures supplémentaires équivalait à peu près à imaginer la quadrature du cercle ».

     

    Celui dont il va être question est M. José, fonctionnaire du plus bas grade, employé au Conservatoire général de l'État Civil dont le rôle est de répertorier les vivants et les morts. Or ce monsieur n'a rien d'extraordinaire : la cinquantaine, célibataire solitaire, sans enfant, et pour occuper le peu de temps que lui laisse sa tâche de subalterne, il va se mettre à collectionner des articles de presse sur les cent personnalités les plus importantes du pays. Un jour, par hasard, il tombe sur le dossier d'une femme de trente six ans, divorcée, professeur de mathématiques et, sans qu'il y ait à cela la moindre explication va s'intéresser à elle. Lui, le petit fonctionnaire modèle, ponctuel, zélé et servile, qui n'a jamais enfreint le moindre article du règlement interne, qui a toujours mené à bien sa tâche sans jamais faillir, va, pour la retrouver, bouleverser ses habitudes, prendre des risques inconsidérés, détricoter la vie de son sujet, se livrer au détournement de quelques imprimés administratifs, falsifier des autorisations et même enfreindre la loi pour atteindre le but surréaliste qu'il s'est fixé. Et cela sans la moindre raison ... Las, sa quête sera vaine puisque la femme inconnue est morte mais il aura, à cette occasion réussi à être un autre homme au moins pendant ces quelques semaines pendant lesquelles il a voulu s'abstraire de cette condition de petit scribouillard courtelinesque aussi transparent que sont abstraites les identités que son emploi l'amène à gérer. Deviendra-t-il amoureux de cette femme désormais définitivement absente ? Il ira même jusqu'à consigner tout cela par écrit dans une sorte de journal intime, peut-être pour garder la mémoire de ce qui a été l'unique action importante de sa pauvre vie.

     

    Dans un style délibérément ironique, jubilatoire, luxuriant, malgré des phrases un peu longues et une mise en page qui rend parfois la lecture un peu délicate, l'auteur fait partager à son lecteur les rebondissements qui vont bouleverser le quotidien de ce vieux garçon pendant quelques temps, montrant tout à la fois les absurdités de cette administration kafkaïenne qui ne permet pas à un subalterne de prendre la moindre initiative, si petite soit elle, sans en référer à son supérieur, où la moindre réclamation prend des proportions monstrueuses, où les discours des chefs sont de minables péroraisons, et met en évidence la personnalité de ce pauvre homme. Son travail est toute sa vie, et il l'accomplit avec dévouement et abnégation sans s'apercevoir qu'il l'abrutit complètement. Pourtant, lui le vulgaire gratte-papier qui n'existe presque pas, va bénéficier d'une sorte de complicité inattendue du conservateur ! Ce dernier, inaccessible et protégé par des pratiques hiérarchiques d'un autre âge, va s'intéresser à lui, ne le considérant plus comme un être « taillable et corvéable à merci », respectant soudain sa personnalité.

     

    Alors, roman à énigme baroque qui moque ce pauvre homme enfermé dans une administration déshumanisée et tentaculaire qui finirait peut-être par le broyer malgré cette tentative de donner un sens à sa vie, ou image en creux de chacun d'entre nous, coincé dans cette société du quotidien qui ignore l'homme et ne cherche qu'à l'avilir ? Elles ne sont pas si forcées que cela les évocations de ce monde du travail que la hiérarchie tronçonne et que les coutumes en usage dans dans ce bureau empreintent à la pratique de la délation et de suspicion entre collègues et de la flagornerie avec l'autorité. Est-ce que cette tentative de vouloir sortir de sa condition a donné à la hiérarchie l'occasion de s'intéresser à un agent qui a soudain voulu faire autre chose que son travail ? Que signifie ce coup de folie de ce petit employé couleur muraille qui choisi par hasard de mener des investigations aussi inutiles que l'est son travail au quotidien ? Qui est ce « monsieur José » (cette civilité lui donne quand même une certaine originalité dans ce récit) qui étrangement est le seul parmi les protagonistes pourtant importants de ce roman à porter réellement un nom (Je ne peux pas ne pas remarquer que l'auteur lui-même se prénomme ainsi, ce qui renvoie immanquablement au personnage de Joseph K du « Procès » de Franz Kafka, lui aussi poursuivi par l'absurde !) ? Que signifie ce berger facétieux qui, à la fin du roman s'amuse à mêler dans ce cimetière les pierres tombales ? L'auteur veut-il insister sur l'inutilité d'un travail improductif et impersonnel pourtant imposé par une hiérarchie aveugle et grisée par son pouvoir ? S'agit-il de dénoncer l'ambiance oppressante de ce bureau ? Que signifie cette attention du conservateur à son égard, paternalisme ou réelle complicité ?

     

    L'auteur s'attache son lecteur tout au long du roman. Nous convie-t-il, sous couvert d'une fable, à nous interroger sur le concept même de l'identité, sur la solitude de l'existence, la place de chacun dans cette société, l'importance de son travail, le néant de la mort, la vanités des choses humaines, le destin ou la volonté d'exister que chacun d'entre nous possède en lui? A quoi sert un écrivain ? Probablement à être le miroir du monde dans lequel il vit, à renvoyer à son lecteur une image bien réelle de son univers quotidien ... et ce n'est peut-être pas là la moindre de ses qualités.

     

    A chacun d'apporter sa réponse.

     

     

    * Prix Nobel de littérature 1998.