la feuille volante

Sorj Chalandon

  • L'enragé

    N°1805 – Décembre 2023.

     

    L’enragé – Sorj Chalandon – Grasset.

     

    Ce n’est par parce qu’il portait le nom de Jules Bonneau que son destin le vouait à la délinquance. Pourtant c’était plutôt mal parti pour lui, sa mère qui s’enfuit avec son amant, abandonnant son fils aux soins de son père qui s’en débarrasse auprès de ses propres parents qui le négligent, il n’en faut pas davantage pour que le malheur s’installe dans sa vie. De larcins en actes d’insubordinations et en délits, il se retrouve enfermé à la colonie pénitentiaire de Belle-Ile où il hérite du surnom de « La Teigne », un véritable bagne pour enfants considérés comme irrécupérables et qui y subissent des brimades, des violences, des châtiments. Un peu par hasard, le 27 août 1934, une mutinerie éclate avec évasion de 56 de ces petits bagnards dont évidemment Jules fait partie. Comme le dit le poème de Prévert qui évoque cet événement, « tout autour de l’île, il y a de l’eau » et quitter Belle-Ile est un problème qui s’avère insurmontable. Le poète, en vacances sur l’île à ce moment-là, ne pouvait rester indifférent à cet épisode et publia un texte dans « Paroles » publié en 1946. Les mutins furent repris avec la complicité stipendiée des habitants et des touristes, une véritable « chasse aux enfants », sauf pour Jules. Il y eut cependant une prise de conscience collective à propos des mauvais traitements infligés à ces pensionnaires et même un film inachevé de Marcel Carné [« La fleur de l’âge » de 1947].

    Au-delà de l’histoire, l’auteur imagine le destin de Jules, sauvé par un pêcheur communiste et sa femme et qui parvient à se faire oublier.

     

    J’avais déjà lu, un peu par hasard, « Profession du père » du même auteur ; j’avais apprécié son écriture et sa démarche au regard de la famille et la lecture de ce roman qui rappelle un fait divers oublié, ne m’a pas fait changer d’avis.

     

     

  • Profession du père

    La Feuille Volante n° 1117

    Profession du père Sorj Chalandon - Grasset.

     

    Qui était vraiment le père d’Émile Choulans ? Était-il parachutiste, professeur de judo, agent secret ou conseillé spécial du général de Gaulle comme il le disait. Toujours est-il qu'il entretenait son jeune fils à la fois dans une mythomanie tournée vers le maintient de l'Algérie dans le giron de la France avec tout le folklore attaché au généraux rebelles et les coups de mains de l'OAS et dans une discipline quasi-militaire où il entendait maintenir cet enfant-soldat amateur de dessin. Fasciné par un homme dont il ne connaît même pas la profession mais qui use volontiers de violence physique envers sa famille, Émile qui multiplie les bulletins de notes médiocres, lui obéit aveuglement sans la moindre velléité de rébellion, sans même se rendre compte que tout cela n'est qu'une comédie, sans s'apercevoir que Ted, ce personnage mystérieux qui serait son parrain, n'a d'existence que dans son imagination.

    Qui était vraiment cet homme, mythomane et paranoïaque qui jouait sur la passivité de son épouse et l'admiration que son fils lui portait ? Son portrait nous est tracé à travers les yeux naïfs d'un enfant de treize ans puis plus tard ceux d'un adulte. Ce sont des scènes de folie auxquelles le lecteur assiste, au point que cet adolescent s'identifie à ce père fabulateur. Tout cela se dégonfle néanmoins quand l'enfant, las des coups, menace son père avec son propre pistolet. Pourtant c'est un piège qui se referme sur Émile qui va connaître la psychiatrie et sa mauvaise réponse parce qu'il est plus facile d'accuser un enfant que de se remettre soi-même en question. Le monde fourmille de gens désireux de se faire valoir et qui jouent une comédie ridicule pour se prouver à eux-mêmes qu'ils existent, qu'ils ont de l'importance et qui finissent par y croire. J'avoue qu'au début de ce roman, j'ai ressenti une certaine sympathie pour cet homme un peu bravache et hâbleur, mais, rapidement, au fil des pages, il m'est apparu pathétique et son irresponsabilité autant que sa violence se sont révélées incompatibles avec son rôle éducatif de père. Sa mère effacée n'est pas moins coupable dans son attitude fuyante et muette (ce mutisme est illustré par l'épilogue). Elle aurait pu jouer un rôle actif face à cet homme mais a choisi de ne pas le faire, préférant laisser Émile être phagocyté et détruit lentement par son père et finalement le laisser partir au nom du maintien des choses en l'état pour sa seule tranquillité égoïste. J'ai éprouvé de l'empathie pour le petit Émile qui, en grandissant s'installait de plus en plus dans le rôle de victime et dont les parents entretenaient cette plaie dont il aurait bien du mal à guérir. Et d'ailleurs, guérit-on de cette enfance assassinée ? Je ne connais rien de la vie de cet auteur rencontré par hasard sur les rayonnages d'une bibliothèque mais je choisis, parce que cela a quelques connotations avec mon enfance, de dépasser la fiction pour y voir une dimension autobiographique. Dès lors, et parce que c'est aussi une démarche personnelle, je me demande si l'écriture remplit réellement son rôle d'exorcisme et si, ce qui a été une expérience malheureuse n'est pas le prélude à la reproduction d'une situation délétère comme c'est souvent le cas.

     

    J'ai en tout cas apprécié le style simple mais efficace de l'auteur dont je découvre ici une autre facette de son talent.

    © Hervé GAUTIER – Mars 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La légende de nos pères

    La Feuille Volante n° 1115

    La légende de nos pères – Sorj Chalandon – Grasset.

     

    Le narrateur à 27 ans quand son père, Pierre Frémaux meurt en 1983 et, devant le cercueil, il prend conscience que cet homme à été un Résistant, un combattant pour la liberté, un déporté, mais qu'il n'a jamais fait état de cette tranche de vie. Dès lors, et puisqu’il est biographe de profession, il ressent comme un devoir de rendre hommage à cet homme d'exception qui n'a jamais rien demandé, ni décoration, ni reconnaissance et n'a voulu faire que son devoir. Il veut être au rendez-vous de la mémoire qui vous fait remonter le temps et porter témoignage pour les générations futures. Quelques années plus tard, il est contacté par une jeune femme, Lupuline, dont le père, de son nom de guerre Tescelin Beuzaboc, a été un héro de la Résistance et elle souhaite que ses faits d'arme soient consignés dans une biographie qu'elle paiera puisqu'elle se révèle incapable de la rédiger elle-même ou préfère l'intermédiaire d'un tiers. Au début, le narrateur accepte ce travail mais rapidement, soit parce qu'il ressent quelque chose pour la belle jeune femme, soit' parce que le doute s'insinue en lui, de copiste zélé et de témoin transparent, il devient un enquêteur suspicieux, ce qui n'est guère dans ses habitudes professionnelles, cherchant dans les archives à recouper les informations qu'il reçoit du vieil homme. Cette posture épuise Tescelin dont l'aura est mise en doute par un étranger et risque de déstabiliser la jeune femme qui verrait s'évanouir la figure héroïque et tutélaire du père. La blessure de Tescelin souvent présentée comme héroïque, prend soudain la teinte banale du quotidien.  Le narrateur décrit en ne négligeant aucun détail, les phases de cette démarche, entre volonté de laisser quelque chose de soi à sa postérité, le besoin de se confesser au pas de la mort et cette envie de garder pour soi des choses inavouables où la réalité le dispute à la mythomanie. C'est aussi une démarche intime qu'il ne faut pas manquer, un rendez-vous avec la mémoire, une sorte de « jugement dernier » où le principal intéressé est coincé entre la volonté de parler de lui et l'impossibilité de le faire parce que la parole tient à la fois de la psychothérapie et du témoignage, quelque chose de subtil entre l’orgueil et le silence, entre la volonté de se mettre en exergue et celle de rester en retrait parce que simplement cela peut bousculer la légende qu'on a mis tant de temps à tisser soi-même.  Ce faisant, le narrateur modifie le contrat qui le lie à Lupuline, il devait en effet écouter et écrire, sans même le souci de la vérité, mais il hésite. Il se produit alors un phénomène étrange où le narrateur se met à imaginer à son tour, porté peut-être par la force des mots, à prêter à son sujet des paroles qu'il n'a jamais prononcées, à entériner des actions qu'il sait fausses. Alors ce dernier, désireux sans doute d'êtres moins anonyme dans cette guerre invite la narrateur à lui parler de son père, un authentique Résistant oublié, entouré lui aussi de cette aura et qu’inconsciemment le biographe va rechercher à travers l'histoire de Tescelin.

     

    Ce prétexte romancé évoque ceux qui ont traversé cette période de l'histoire, souvent sur la pointe des pieds et d'une manière anonyme et qui souffrent, dans leur for intérieur, de n'avoir pas eu une attitude héroïque. Alors, parce que le temps a passé, parce que l’imagination a peu à peu pris la place de la réalité et qu'il fallait à tout prix masquer les tiédeurs et peut-être les compromissions de l'époque, les intéressés, tissant autour d'eux le mystère ou au contraire l'auto encensement, se sont enveloppés dans l'étoffe du héro que tous les membres de la famille et les amis se font un devoir de célébrer. La fasciation de sa fille pour cette homme était telle cet homme était elle qu'elle allait même jusqu'à s'identifier à lui. Ils furent nombreux les Résistants de la dernière heure, ces combattants de la Libération quand il n'y avait plus de danger, ce qui met en lumière un de ces travers incontournables de la triste espèce humaine à laquelle nous appartenons tous. Ils ont trouvé dans un ultime regain de courage l'occasion de se racheter. Dès lors ce qui devait être un panégyrique atteint bizarrement son but, c'est à dire que l'ouvrage est imprimé et conforte l'image de Tescelin, le narrateur n'ayant pas le courage de dégonfler le mythe, coincé entre l'attirance qu'il éprouve pour Lupuline et sa volonté de porter un témoignage qui se veut véridique. Ainsi le biographe va-t-il rentrer dans son rôle initial, devenir écrivain, créateur à l'imagination féconde pour ne rien gâcher de l’univers artificiel de cet homme et de l'image que sa fille en a. C'est une manière, certes un peu différente, d’être à son tour un véritable menteur, autant au nom de la création littéraire que de sa volonté d'entretenir quelque chose de fictif, une manière d'apporter du bonheur avec sa plume et avec son talent au lieu d'être celui qui fourrage dans une plaie ouverte. Ainsi mêle-t-il la réalité et l'imaginaire avec des mots, retisse-t-il une légende, en rendant hommage à ceux qui sont morts pour la liberté parce que la Camarde leur avait donné rendez-vous et en y invitant ceux qui, comme Tescelin, ont survécu sans même avoir rien fait pour cela, ceux qui ont regardé de loin en évitant de mêler leur sang et leur sueur aux actes de Résistance. Retranscrire, même faussement, une réalité lentement tissée année après année, lui donner par l'écrit, par le texte imprimé sous forme de livre, une sorte de dimension authentique, entériner des actes courageux qui n'ont jamais existé, telle va donc être l'action du narrateur.

     

    J'avoue que j'ai longtemps hésité face à ce livre et cette propension qu'ont ceux qui ne sont rien et qui le savent, à en admirer d'autres qui nagent eux-même en plein fantasme, même si tout cela est faux. Pourtant Tescelin est presque soulagé que la vérité éclate avant sa mort et qu''il soit lui-même l'artisan de cette confession. C'est un peu comme s'il s'allégeait d'un poids devenu soudain trop lourd et qu'il trouve dans l'initiative spontanée de sa fille l'occasion de remettre les choses à leur vraie place... Fini chef de réseau combatif, le héro courageux qui avait dédaigné les honneurs et voici la vraie image de cet homme, tiède et peut-être résigné dans ce pays vaincu où il a, comme tant d'autres, réussi à survivre. Il choisit lui-même et j'y voit aussi la marque d'un certain courage.

     

    J'ai aimé ce roman autant par le style simple, fait de phrases courtes avec lesquelles il est écrit que par les thèmes qu'il traite.

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2017. [http://hervegautier.e-monsite.comll