la feuille volante

Stefano Benni

  • Spiriti

    La Feuille Volante n° 1307

     

    Spiriti – Stefano Benni – Acte Sud.

    Traduit de l'italien par Marguerite Pozzoli.

     

    Qu'est ce que c'est que ce président « qui compte pour du beurre », joue au golf, est sous la domination de généraux belliqueux comme le sont en principe les militaires et court après une secrétaire ? En tout cas bienvenue en « Absurdie »

     

    Cela à beau être une fable, par ailleurs un peu délirante, comme les aime Benni, elle n'est pas sans nous rappeler des pays et des personnages bien réels et même un peu inquiétants. Ces derniers sont nombreux et parfois carrément secondaires, le lecteur s'y perd un peu et il doit constamment se référer à la liste annexée au texte en premières pages. Sans être versé dans la politique intérieure italienne, il est convenu de voir Berlusconi sous les traits de Berlanga, Rutalini qui incarne Rutelli, l'emblématique maire de Rome et homme politique italien, Leur nom, comme on le voit, est d'ailleurs peu modifié par rapport à la réalité. Quant à John Morton Max, le président de l'Empire, il n'est pas sans rappeler des dirigeants américains.

    Ce texte, ironique et franchement déjanté où se mêlent des digressions parfois complètement folles, est une critique acerbe du monde politique italien caractérisé au yeux de l'auteur par le peu de différence qui existe entre les opposants et leur interminables discussions qui ne débouchent sur rien. C'est aussi une allégorie du monde dominé par la mondialisation et l'argent, par la volonté d'un pays d'asservir les autres par le recours à la guerre et à la violence, une diatribe contre les politiciens corrompus capables de renoncer à leurs idéaux pour une promotion ou une consolidation de leur carrière politique par la pratique de la trahison. C'est en tout cas la chose du monde la mieux partagée dans tous les pays. Ici la nature est sacrifiée au profit et à l'économie sans égard pour la survie de la planète, ce qui est bien l'attitude actuelle du dirigeant d'outre-atlantique et son peu d'égard pour l'écologie. Il n'oublie pas non plus le star système qui organise des spectacles mettant en scène « Riaz», un groupe de « reich-rock » à la musique et aux pratiques violentes ou égratigne Michael Téphlon, un « chanteur en saumure » qui, pour ne pas vieillir vit « constamment sous vide comprimé dans un gros bocal en verre transparent», L'allusion ne peut-être plus claire ! Il distribue d'ailleurs les critiques tous azimuts, dénonçant au hasard les gourons qui fleurissent dans nos sociétés et qui se targuent de deviner l'avenir ou de servir de guide à des hommes et des femmes de plus en plus désemparés. En fait tout le monde en prend un peu pour son grade. Derrière ce décor un peu irréel, c'est aussi une critique de l'espèce humaine dans tout ce qu'elle a de superficiel, d'inconstant, de mesquin mais aussi animée par cette volonté de détruire son prochain à son seul profit égoïste.

    Il faut bien rassurer « les gens » (comme dit un de nos hommes politiques français, parfois un peu inattendu et surprenant) et l'auteur le fait sous la forme de l'existence d'une petite île peuplée d'esprits inventifs dont le but est de résister à cet Empire en défendant tout ce qui ne s'achète pas, ne se négocie pas, et faire échec, grâce à leurs sortilèges, à ses manœuvres pour rallier les jeunes à sa cause. Ainsi décident-ils de s'opposer à un grand spectacle de musique destiné à soutenir l'effort de guerre et qui doit avoir lieu dans leur île.

    L'auteur reste cependant fidèle à lui-même, à ses engagements politiques et culturels. Il adopte un style complètement exubérant et même excessif et anarchique, tisse le décor d'une autre planète, un peu à la manière de Boris Vian, entraînant derrière lui un lecteur circonspect et parfois un peu perdu. Cela donne des développements bizarres où on peut aisément trouver quelques longueurs. C'est une histoire difficile à raconter tant elle est échevelée et riche en détails aussi éphémères que loufoques et carrément déroutante parfois. Il n'abandonne cependant pas son habituelle poésie et sa volonté de rire de tout, ce qui est une autre manière, non moins efficace, de critiquer les choses de ce monde et d'en tisser un autre où chacun est libre d'entrer ou pas, un autre univers où je ne suis cependant pas très sûr d'avoir accédé malgré mon appétence pour tout ce qui est un peu hermétique.

    J'ai lu d'autres romans de Stefano Benni qui m'avaient bien plu, notamment « le bar sous la mer » ( La Feuille Volante n°888), mais là j'ai été un peu déçu.

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2018.http://hervegautier.e-monsite.com

  • La trace de l'ange


     

    La Feuille Volante n° 1302

    La trace de l'ange – Stefano Benni – Actes sud.

    Traduit de l'italien par Marguerite Pozzoli.

     

    Nous sommes à Noël et Morphée, huit ans, rêve devant la fenêtre à la neige qui tombe… En ce jour de joie il n'y a pas qu'elle qui tombe mais aussi une persienne, et sur la tête de ce petit garçon en plus, ce qui lui provoque une commotion cérébrale, une perte de mémoire et surtout une insomnie chronique que les remèdes peinent à guérir. Dès lors, toute sa vie va se résumer à la reconquête de ce sommeil, avec bien sûr la prise d'une foule de médicaments, la fréquentation des psychiatres, les hospitalisations… Le lecteur aura noté que ce n'est pas sans un certain humour que son nom est « Morphée » ! Il s'ensuit toute une séries de remarques, parfois acerbes, sur les comprimés et leurs effets, sur la confiance qu'on peut mettre en eux (nos amis Italiens appellent en effet la feuille explicative qui y est jointe « Il burgiardino » - le petit menteur!), sur la dépendance, l'addiction des malades, sur l'effet du sevrage, sur les psychiatres souvent plus attirés par l'argent que par leurs fonctions de soignants, sur leur diagnostic fluctuant et parfois carrément faux, surtout en ce domaine, sur la fidélité des couples, sur Dieu, sur la folie... Il me semble qu'il y a dans ce roman une chose intéressante qui est juste effleurée dans le titre. C'est celle de l'ange. Non seulement il incarne la pureté, la vertu mais il aussi évidemment une dimension religieuse de protection et de conseil (l'ange gardien). Ici, il perd cette caractéristique et ne devient plus qu'une éventualité, son intervention se transformant en possibilité(« Sa caractéristique c'est que, tantôt il vient, tantôt il t'abandonne. Ne jamais savoir s'il viendra : c'est cela l'essence, la trace de l'ange »). Cette dualité est d'ailleurs soulignée par la couleur de ses ailes qui, suivant les circonstances et les personnes qui l'incarnent, peuvent être blanches ou noires et dans ce dernier cas il est franchement maléfique. Il y a peut-être davantage : Quand Morphée entre dans l'hôpital qui doit le guérir et qui est à l'image du monde extérieur, l'ange n'a plus cette dimension de préservation et dès lors, un compagnon de chambre étant livré à lui-même se donne la mort par suicide ce qui formellement interdit par le christianisme. Le lecteur suit Morphée pendant toute son existence, il partage ses joies, ses peines, sa solitude, sa désespérance, ses rebellions, ses espoirs, sa peur de la vie et de la mort, ses obsessions subtilement suscitées par l'image d'un ange aperçu dans une ombre ou dans le prénom ou le nom des gens qui le côtoient. Cela devient une véritable angoisse. Pourtant, la maturité (ou la lassitude) venant, il décide de prendre sa vie en mains, de n'être plus la victime de ceux qui sont censés le soigner et il entre de lui-même dans une clinique, en réalité un autre enfer, qui commence dans l'univers confiné de la chambre 412 qui lui est attribuée. Ici se décidera son sort., guérison ou maintient définitif dans la condition de malade.

    Les personnages qu'il croise sont nombreux, éphémères et chacun vient avec son voyage, ses fêlures, ses espoirs, ses déceptions . Puisque nous sommes dans l'imaginaire pourquoi ne pas y convoquer Van Gogh ou Moby Dick, oui, pourquoi pas ?

    Avec ce court roman, en réalité une fable, Stefano Benni abandonne son humour habituel dont cette chronique s'est souvent fait l'écho. Je ne connais pas la biographie de l'auteur ni son parcours, mais il m'a semblé qu'ici il réglait des comptes, se livrait volontiers à une satire, comparant le microcosme de l'hôpital à la société qui traite différemment les pauvres et les riches qui devraient être égaux devant les soins comme ils le sont devant la maladie, s'attaque à l'industrie pharmaceutique, au corps médical qui devrait vivre son métier comme un sacerdoce mais au contraire en profite pour s'enrichir. Il dénonce cette « camisole chimique », véritable panacée, souvent préférée à la thérapie par la parole dans un monde où le stress est permanent. Mais après tout l'écriture sert aussi à cela, surtout dans l'univers apparemment irréel de la fiction, surtout si l'auteur en conçoit quelque chose d'agréable à lire. Son style est d'ailleurs particulier, fait de jeux de mots en italien qu'il n'est pas forcément aisé de traduire en français. Je me souviens avoir lu avec des amies des nouvelles de lui, dans le texte, et avoir franchement davantage ri à cette lecture qu'à celle du texte traduit. Je ne sais si c'est mon attachement à l’œuvre de Benni déjà largement commentée par mes soins, ou peut-être aussi à une certaine compréhension, voire à une communion avec Morphée, mais j'ai lu ce roman dans désemparer, autant pour en connaître l'épilogue que pour l'accompagner à l'envi dans les pérégrinations de son vécu.

    Nous sommes dans une fiction où l'absurde, le hasard, l'inspiration, la fantaisie de l'auteur ou simplement la liberté des personnages ont leur place et où, bien entendu, tout est possible. Alors, supposons que tout cela n'est pas arrivé, que la persienne est bien tombée, mais qu'au dernier moment l'ange, toujours lui, mais dans sa version bénéfique, soit intervenu pour préserver Morphée, alors l'histoire est différente. Pourquoi pas ?

     

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2018.http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA DERNIÈRE LARME

    La Feuille Volante n°1006 – Janvier 2016

     

    LA DERNIÈRE LARME – Stefano Benni – Actes sud.

    Traduit de l'italien par Marguetite Pozzoli.

     

    L'univers de Stefano Benni est bien celui de l'absurde : la retransmission télévisée d'une exécution capitale, la transaction bancaire parfaitement illégale faite en public au bénéfice d'un client impécunieux par un modeste employé, une interrogation littéraire qui n'a rien de littéraire dans un collège qui ne ressemble pas à un établissement scolaire et qui fait profession de flagornerie et même d’idolâtrie au profit du « Président du Conseil »… Et c'est ainsi pendant vingt sept nouvelles toutes plus déjantées les unes que les autres …

    C'est vrai que nous vivons actuellement une époque formidable où manifestement tout fout le camp autour de nous où chaque jour qui passe nous met devant une évidence de plus en plus flagrante : nous manquons de boussole et les certitudes qu'on nous a mises dans dans la tête depuis des siècles, les grandes idées et tout le reste font de plus en plus figure de châteaux de cartes construits dans un courant d'air. Alors pourquoi ne pas appuyer sur le trait comme le fait l'auteur ? Il est bien placé pour cela puisque, depuis de nombreuses années il a choisi d'être un observateur de la vie qui l'entoure, il en connaît toutes les contradictions et il jubile quand il met en scène des personnages qui font voir à son lecteur tout ce que ce monde qui l'entoure présente de fractures et de paradoxes. Pour cela il a une technique bien particulière qui consiste à mettre des personnages dans un décor bien réel au départ mais d'instiller à celui-ci une dimension un peu extraordinaire où la fiction le dispute à la réalité, la banalité la plus quotidienne à l'inconnu le plus inattendu. Ainsi sous ses yeux défilent d'improbables êtres sortis du néant qui en côtoient d'autres bien ordinaires (le retour de Garibain). Il mélange le tout en une recette surréaliste pour obtenir des situations délirantes, exagérées, excessives où pourtant il est parfaitement possible de s'y retrouver. La nouvelle intitulée « le nouveau libraire » me paraît illustrer parfaitement cette idée. Les livres, souvent anciens, ont une vie, une personnalité qui étaient respectées par l'ancien libraire. Le nouveau au contraire souhaite faire de l'argent avec ce commerce et veut tout révolutionner, mais c'est sans compter avec ces pensionnaires bien indisciplinés qui finalement font valoir leurs droits.

    D'ailleurs j'observe que Benni a une préférence pour les villes fictives ou bien réelles et développe ses récits à travers des relations humaines au lieu de raconter une histoire à la première personne, dans une sorte de monologue. Il se révèle en tout cas être un conteur à la fois imaginatif et même un peu fou qui promène celui qui veut bien passer un peu de temps à le lire, c'est dire à arpenter cet univers loufoque, et l’entraîne dans des sphères comiques ou fantastiques et assurément dépaysantes, c'est selon ! Et il y en a vingt sept comme cela !

    Qu'on ne s'y trompe pas cependant, ces nouvelles sont aussi une critique sociale (Le sondar) où les intellectuels de tout poil se masturbent autour d'une idée, d'un dogme pendant que, devant eux la vie ordinaire déroule son cours. Témoin la nouvelle intitulée « le voleur » où un aréopage d'invités disputent de l'opportunité de livrer ou à la police l’auteur d'un larcin… pendant que ce dernier est en train de mourir ! Et rien ne lui échappe, il faut dire qu'il a de la matière entre le monde politique hypocrite et plein de parvenus inutiles mais suffisants et prétentieux et le celui du travail où règnent la flagornerie, l'irresponsabilité et l’incompétence. Son panel est grand.

    Tout cela passe évidemment par par le jeu sur les mots, la distorsion de la phrase, le choix des termes parfois inattendu, des néologismes… mais qu'importe, cela aussi procède de cet univers unique dans lequel nous invite l’auteur.

    Quelqu'un a défini l'humour comme l'attitude qui consiste à rire des choses plutôt que d'avoir à en pleurer, parce qu'il y a franchement de quoi, quand on y réfléchit. C'est sans doute l'arme qu'a choisi Benni pour supporter ce monde et nous aider à son tour à le faire. Pour lui c'est même à l'occasion de l'humour caustique, voire féroce mais pas autant cependant que le monde qui nous entoure où tout n'est que combat et volonté de détruire l'autre, sous les dehors lénifiants cependant. Pourtant si son ironie n'est pas gratuite, elle est parfois cruelle parce que le monde qui nous entoure l'est lui aussi tout simplement ! Il ne se contente de raconter les faits, de les dénoncer si on veut le dire ainsi, il laisse certes le lecteur juge mais n'oublie pas, en quelque sorte pour l'éclairer de lui donner à voir une facette de cette espèce humaine que nous partageons tous. Il a d’ailleurs le choix entre les attitudes camaleonesques des subalternes par rapport à leurs supérieurs (Un homme tranquille) jusqu'à la certitude de certains êtres portés par une notoriété temporaire ou supposée d'être exceptionnels ce qui ouvre droit à leurs yeux aux plus extravagants caprices (Roi caprice). Il illustre sa manière cet instant grégaire qu'adoptent les hommes par intérêt ou absence d'originalité ce qui les fait dangereusement ressembler à tout le monde ou au contraire adopter une attitude qui se veut bizarrement originale et qui les pousse à cultiver une différence factice quand il ne choisit pas de se pencher sur les pires vices humains ou sur les perversités les plus inavouables. Tout cela fait de lui, malgré les apparences teintées d'humour, un bon observateur, certes de l'Italie, son pays, mais aussi de l'espèce humaine. 

    Que reste-t-il de tout cela, le livre refermé ? C'est à chacun de répondre en fonction du chemin qu'il aura fait au côté de l'auteur. Moi, j'ai bien aimé.

     

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • ACHILLE AU PIED LEGER

     

    N°896– Avril 2015

     

    ACHILLE AU PIED LEGERStefano BENNIActes Sud.

    Traduit de l'italien par Marguerite Pozzoli.

     

    Achille est un jeune écrivain peu inspiré et en mal de chef-d’œuvre. Pour survivre s’est fait lecteur dans une petite maison d'édition du nom de Forge, par ailleurs au bord de la faillite à cause de la concurrence. Elle est comme il se doit dirigée par Vulcain (d'emblée de ton est donné). Il a aussi le malheur d'être insomniaque et quand il parvient enfin à dormir, il rêve que les auteurs qu'il est obligé de lire dans le cadre de son travail le poursuivent. Sa vie n'est donc un calvaire tout juste ensoleillé par son amour pour Pilar-Pénélope, une BTLSP, comprenez « une beauté typiquement latino sans permis de séjour », une plantureuse jeune fille très courtisée, ce qui ne l'empêche cependant pas de de répondre aux avances de Ciré, la secrétaire de la maison d'édition. Après tout il y a pire comme situation même s'il pouvait espérer mieux pour lui sur le plan professionnel. Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes, selon l'expression désormais consacrée, jusqu’à ce qu'Ulysse reçoive un courriel envoyé par un certain Achille qui souhaite le rencontrer. On est déjà en pleine mythologie antique et cela en fait que commencer ! Sauf que le Achille en question n'a rien d'un valeureux guerrier, ressemble à un monstre cloué sur un fauteuil roulant, rongé par la solitude, constamment plongé dans une pièce obscure. Il ne connaît rien de la vie, ne connaît l'amour qu'en imagination et ses rares rapports aux autres sont faits de violence. Quant à Ulysse, il n'a rien de commun non plus avec le personnage d'Homère, c'est plutôt un anti-héros un peu ballotté par les événements. Pourtant, malgré ces apparences peu engageantes, un marché va être conclu entre les deux hommes que tout oppose : Si Ulysse lui raconte ce qu'il veut écrire sans être capable d'y parvenir, Achille sera sa plume, révélant ainsi une parfaite complémentarité entre eux. Achille vivra donc par procuration et trouvera ainsi un sens à son existence. Ainsi la vie de chacun va être transformée. Une amitié va naître entre eux mais une amitié dérangeante à cause des propos durs et méchants d'Achille, personnage à la fois cynique et intelligent, et de la bienveillance d'Ulysse, surtout quand leurs conversations abordent la sexualité. Nous avons droit à des séquences érotiques à travers les rêves et les fantasmes d'Achille. Les femmes sont belles, désirables et on sent Ulysse très amoureux de Pénélope même si Circé en le laisse pas indifférent, c'est le moins qu'on puisse dire. Il y aura quand même entre les deux hommes une véritable complicité où la perversité le dispute à la souffrance, à la tendresse et à l'humour.

     

    Ce roman baroque est véritablement prenant, à cause de l'univers de Benni, son humour décalé, son vocabulaire truculent qui me rappelle celui de Boris Vian (parfois aussi de Lewis Caroll), sa poésie si particulière malgré ou à cause des mots parfois crus, des situations salaces, son style agréable à lire et généreusement débridé (et sûrement bien traduit, ce qui en doit pas être facile). A travers les personnages, les situations, c'est aussi une critique de l'Italie contemporaine avec l'inévitable mafia, la franc-maçonnerie, le football, le non moins incontournable Berlusconi (pourtant jamais nommé) et ses scandales, les immigrés, la crises économique et les licenciements qu’elle induit et, évidemment les problèmes des maisons d'édition. On n'oubliera pas non plus de réfléchir sur l'inspiration, la peur de la page blanche, celle de la panne créatrice et de l'inévitable découragement chez les jeunes auteurs qu'on n'encourage guère, surtout dans les maison d'édition. Là aussi j'ai accroché et me suis retrouvé à titre personnel sur ce chapitre. De plus c'est, à travers une sorte de parabole, une tentative originale de réécrire la mythologie antique marquée par une certaine perfection et de l'adapter au monde de l'Italie d'aujourd'hui nettement moins ressemblant !

     

    J'ai rencontré Stefano Benni un peu par hasard, comme souvent, mais franchement je ne suis pas déçu. Son univers à la fois loufoque et fantastique me parle et m'a entraîné dans cette histoire jusqu'à la fin.

    ©Hervé GAUTIER – Avril 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LE BAR SOUS LA MER

    N°888– Mars 2015

    LE BAR SOUS LA MERStefano BENNIActes Sud.

    Traduit de l'italien par Alain Sarrabayrouse.

    D'emblée, le lecteur est invité à entrer dans ce recueil de nouvelles un peu étrange. En effet, le narrateur raconte une rencontre, un soir, au bord de la mer. Il aperçoit un vieil homme qui entre dans l'eau. Croyant à un suicide, il tente de le sauver mais se retrouve, à sa suite, dans un bar sous la mer où chaque client se met à lui raconter une histoire plus abracadabrantesque que la précédente, tissant dans ce lieu incertain une sorte de halo mystérieux, entre surréalité et cuisine gourmande. Ce sont d'ailleurs les personnages qui sont dessinés sur la couverture du livre. Ce sont des hommes et des femmes ordinaires mais aussi un chien, sa puce et, bien entendu, une sirène. Chacun y va de son récit, aussi déjanté qu'irréel, et dessine un univers labyrinthique où le sérieux le dispute à l'humour, sans qu'on sache exactement faire la part des choses… Mais cela a-t-il vraiment de l'importance ? L'auteur ne fait évidemment pas l'économie d’une galerie de portraits dont les noms improbables vous transportent dans un ailleurs assez indistinct où les animaux parlent et se transforment à l'envi mais où j'ai trouvé mes marques sans aucune difficulté.

    On y fait des découvertes bizarres comme ces animaux qui vivent entre ces pages et qui sont friands de mots. Vous avez bien compris, ils les mangent ! Certains ont une appétence particulière pour les consonnes redoublées, les signes de ponctuation ou les verbes désormais inusités, quand ils ne s'attaquent pas à la syntaxe ou aux verbes conjugués à l'imparfait du subjonctif ! Cela donne évidemment un texte complètement fou, des jeux de mots, des phrases un peu bouleversées à l’architecture bousculée … J'ai bien aimé aussi « Le samedi porno du Rex », pas pour son côté salace d'ailleurs absent, mais seulement pour l'humour du texte.

    Le style est jubilatoire, enjoué, burlesque, s'attachant, son lecteur dès la première ligne sans que l'intérêt suscité dès l'abord ne disparaisse. Le texte est « cultivé », plein d'enseignements, léger et les thèmes traités le sont d'une manière originale, témoin cette version très personnelle de Moby Dick ou cette visite forcée et nocturne dans une mystérieuse maison au bien étrange occupant. L'auteur ne néglige aucun détail dans la description des situations ou l'évocation des personnages, use volontiers de l'analepse, ce qui contribue à tisser un décor qui, peu à peu, devient familier au lecteur.

    Stephano Benni est un remarquable conteur. Il distille des histoires extraordinaires sans être morbides, extraterrestres, extra humaines dans lesquelles je suis entré de plain-pied avec délice. Je ne sais pas si le monde dans lequel nous vivons tous m'est à ce point indifférent voire désagréable mais l'univers de Benni que j'ai juste entraperçu ici me plaît bien et je m'y réfugie volontiers. J'embarque avec lui dans son voyage et j'ai plaisir à explorer, à son invite, cet univers onirique d'invétérés raconteurs d'histoires, un peu mythomanes quand même et pour le moins décalés et je suis sûr que, avec moi, vous en redemanderez ! D'ailleurs, cette incursion dans un lieu sous-marin, un bar où, dit-on les langues se délient plus facilement, les relations se tissent plus aisément, serait-elle pour le lecteur une invitation à se maintenir dans un lieu intermédiaire, une sorte de monde fait de mots, d'idées et de situations différentes du nôtre, une manière d'être autrement, une antidote bienvenue à notre quotidien ordinaire, une sorte de chance donnée à chacun des clients de révéler sa vision du monde ?

    C'est vrai que dans ce recueil, nous ne sommes pas exactement sur terre !

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • DE TOUTES LES RICHESSES

    N°885– Mars 2015

    DE TOUTES LES RICHESSESStefano Benni – Actes sud

    Traduit de l'italien par Marguerite Pozzoli.

    La vieillesse est un naufrage avec son lot de douleurs, d'abandon et de solitude. Enfin pas pour ceux qui savent nager surtout quand ils ont soin de pratiquer la natation avec une bouée. C'est un peu le cas de Martin, vieux misanthrope, ancien universitaire, philosophe et poète par vocation, la septantaine, retiré dans un village perdu dans les Apenins. Ses soutiens sont efficaces : Il mène une étude sur un poète oublié baptisé « l’Enchaîné » qui habitait une maison voisine, écrit lui-même des poèmes, parle aux animaux du bois derrière chez lui qui lui répondent volontiers et a avec son chien des rapports quasi-humains. Ainsi s'engagent entre eux un dialogue un peu surréaliste, souvent cultivé, mais à chaque fois aussi savoureux que les mondes parallèles dont il tisse les contours pour lui seul et qu'il habille de légendes. Et d'ailleurs il n'est pas seul, ses amis eux aussi sont originaux. C'est Virgile alias Voudstok, son voisin, « un hippy un peu flapi », Remorus, qu'il ne prise pourtant pas tellement, une sorte d'épouvantail sur le retour, infâme lèche-cul et capable de tout pour un peu de notoriété. Apparemment, rien ne pouvait bouleverser cet ordre établi sauf qu'un jeune couple vient s'établir en face de chez Martin. Lui, qu'il surnomme le Torve, peintre raté, alcoolique et propriétaire d'une galerie qui peine à décoller, ne lui fait pas beaucoup d'effet. En revanche elle, Michelle, qu'il baptise « La princesse des Blés » à cause de sa longue chevelure dorée l'inspire davantage, d'autant qu'il rapproche son image de celle de la légendaire jeune fille du lac tout proche mais surtout parce qu'elle lui rappelle quelqu'un qu'il a bien connu, même si cela fait longtemps. Lui comme elle sont un peu déçus par la vie et c'est sans doute ce qui les rapproche. Alors Martin oublie la vieillesse, la solitude et c'est reparti pour les sentiments et pourquoi pas pour l'amour !

    J'ai bien aimé l’architecture de ce livre pris au hasard sur les rayonnages d'une bibliothèque où chaque chapitre s'ouvre sur un poème ludique, j'ai bien aimé le style (la traduction?) alerte, humoristique, poétique et aussi la façon dont il règle ses comptes en passant avec le monde universitaire, celui de la politique et de l'art, sans oublier la société des hommes. J'ai surtout bien aimé ce professeur retiré du monde, un vieux fou qui fait semblant de croire une dernière fois à l'amour, qui combat comme il peut la vieillesse et tente d’apprivoiser la mort. Pour compenser ce qui est un manque définitif, il se refait un monde imaginaire et y entre de plain-pied. C'est vrai que ce qu'on imagine est forcément plus beau que ce qu'on voit et cela ne coûte d'y mettre des êtres bien différents de ceux du quotidien. Il y invite à sa guise tous ceux du monde extérieur, leur prête un rôle qui les étonnerait eux-mêmes dans ses histoires, leur fait dire des choses qu'ils ne diront jamais, leur fait faire des gestes qu'eux-mêmes ne distribueraient pas autour d'eux, mais qu'importe. Cette démarche est celle d'un rêveur solitaire qui combat à sa manière son manque d'être. Je suis de tout cœur avec lui ! Il dépare pas dans ce décor même si, à son âge tomber amoureux est un peu anachronique et si Michelle ne peut que lui échapper. Cette fable sur la fin de vie, avec son cortège de regrets, de remords, de renoncements, de souvenirs qui resurgissent, avec au bout la mort est finalement une réalité à laquelle nul n'échappe.

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com