la feuille volante

DINO BUZZATI

N°235

Février 2001

DINO BUZZATI – Nouvelles – Éditions Robert LAFONT.

Dino Buzzati est à coup sût un de ces écrivains trop rares qu’il faut aborder avec humilité simplement et peut-être pour cette seule raison qu’il sait parler de l’humaine condition dont chacun d’entre nous porte la marque. Et lui d’égrener tout ce que l’homme porte en lui de souffrance, d’espoirs, d’abnégations mais aussi d’orgueil, d’appétits de gloire éphémère, de volontés de régner et de détruire son prochain ou au contraire de l’aider à survivre.

Il n’est, à coup sûr pas un agnostique qui nie tout en bloc pour ce qui est des choses divines, bien au contraire. Sa plume les traite avec le respect dû à ce qui est incompréhensible et qui dépasse ceux qui ne pourront jamais les atteindre.

Ses nouvelles sont une mosaïque humaine composée de vices et de vertus, tentations et renoncements, délations, trahisons et sacrifices, une grande fresque où chacun d’entre nous se reconnaît simplement parce qu’il y a sa place, infime, dérisoire, mais réelle et irremplaçable.

Quand il philosophe, il ne le fait pas à la manière d’un intellectuel dont les incompréhensibles propos amènent chacun à se dire que comme il n’entend rien à ses démonstrations, elles sont forcément hors de sa portée et qu’on ne peut, dès lors qu’être admiratif devant tant d’intelligence, que d’écouter des paroles qui restent pour nous des mots et des phrases à jamais brumeuses, entourées d’un halo de mystère.

Il sait parler de la souffrance comme de l’orgueil, de la honte comme de la volonté de puissance, bref il sait dépeindre ce Janus impénétrable et mystérieux qu’est l’homme, à la fois ange et démon, avec ses zones d’ombre et de lumière .

Mais ce qu’il fait surtout, c’est jouer son rôle, celui d’un sentinelle qui certes observe et reste vigilante mais rappelle à l’homme que l’égarement pourrait rendre oublieux que la mort guette.

Car c’est bien là l’essentiel du message qu’il nous délivre, ce vers quoi il revient toujours, cette mort qui nous attend tous, puissants ou quidams, riches ou pauvres. Même si on choisi de l’oublier, la camarde nous guette, sait le jour et le lieu qu’elle a choisi pour nous et contre cela nous ne pouvons rien, qui que nous soyons. Quand elle dévoilera pour nous son sourire décharné, ce sera notre tour, tout simplement. Cette vérité là nous est rappelée, comme une chose fondamentalement simple bien qu’inacceptable… C’est ainsi que nous sommes, pauvres hommes, des êtres de passage, des ombres dans un monde transitoire, qu’on a mis sur terre pour un temps déterminé mais qui reste inconnu de nous jusqu’à la fin avec une idée plus ou moins affirmée de la liberté individuelle ou du destin, avec une dose plus ou moins grande de chance et de malheur. C’est une des marques de l’humaine condition que de rappeler que cette vie ne nous est que prêtée, qu’elle nous sera redemandée un jour, qu’on pourra, selon nos croyances religieuses exiger de nous des comptes ou simplement que cette enveloppe charnelle sera tout simplement vouée à la destruction.

Le temps que nous passons ici-bas n’est qu’un souffle au regard de l’éternité que nous ne pouvons imaginer, comme il nous est difficile de nous faire une idée de Dieu autrement qu’à travers l’enseignement forcément théorique d ‘une religion (une impression personnelle est nécessairement plus restreinte et imparfaite que le message qui nous est délivré par la Parole – Seuls les esprits supérieurs et ceux que Dieu a choisis pour Le servir font exception à cette affirmation).

Dino Buzzati sait expliquer les choses et ses observations se transforment en nouvelles, moderne forme des paraboles qui ne parlent pratiquement que du seul cheminement de l’homme vers la mort parce que tel est son destin.

Écrire comme il le fait est sans doute une manière de narguer cette mort inéluctable qui apparemment épargne la nature alors qu’elle sacrifie l’homme, lui donnant ainsi une forme d’humilité.

Cette humilité, il se l’applique à lui-même quand il affirme que, malgré la notoriété, il a l’intuition que ses œuvres sont écrites par un autre, non pas un « nègre » comme certains hommes de plume dévoyés aiment à s’entourer mais il veut plus exactement nous rappeler que même pour ceux qu’elle choisi pour être ses interprètes, l’inspiration peut aussi venir à manquer. Rimbaud n’a pas dit autre chose quand il a formulé sa fameuse phrase « Je est un autre », un inconnu sans doute. D’aucuns y verrons une marque de sensibilité, d’autres une empreinte divine, qu’importe, le mystère demeure et la création artistique, quand elle n’est pas corrompue par l’argent, reste un mystère avant tout pour celui qui est connu pour l’auteur d’une œuvre à laquelle il attache son nom mais qui ne se fait aucune illusion quant à sa véritable paternité. Cette inspiration choisira, à condition d’y être attentif et dévoué jusqu’à la fin de la vie ou préférera aller ailleurs, visiter une autre sensibilité humaine. Encore une mystère !

Il n’empêche, le romancier reste une sorte de médium entre le monde des vivants qu’il connaît et celui plus mystérieux des ombres dont il n’a qu’une intuition peut-être imprécise mais dont il sait qu’il est réel, incontestable, simplement parce qu’il le sent et que rien ne peut le faire douter de sa certitude. Il devient donc un messager qui ne peut se taire et dont la fonction est de parler, même si c’est souvent dans le désert de l’indifférence qu’il s’exprime. Là aussi c’est un paradoxe humain qu’il lui fait accepter, assumer parce que sa condition est ainsi !

Chez Buzzati, il y a ce côté absurde d’un Kafka, mais il est vain d’opposer l’un à l’autre, de vouloir à tout prix voir chez chacun d’entre eux des similitudes. Le chemin que fait tout homme et le message qu’il délivre et que lui enseigne son expérience est nécessairement humain, quelle que soit la forme qu’il prend, des situations les plus absurdes aux plus réelles et aux plus banales. Il y aura toujours quelqu’un pour recevoir ce « message ».

Dès lors un espoir est possible après cette vie qui peut être désespérée.

Je voudrais revenir sur ce que je disais sur l’humilité en général et sur celle dont doit faire preuve l’écrivain. Ce détail n’a pas échappé à Buzatti quand il disait à son ami le musicien Luciano Chailly «  La recherche du mérite ?… Moi, je sais seulement que dans mon petit univers j’ai essayé de faire de mon mieux. Si je n’y suis pas parvenu, tant pis ! »

© Hervé GAUTIER

  • Orphy aux enfers

    N°1852 – Mars 2024.

     

    Orfi aux enfers – Dino Buzzati – Actes Sud BD.

    Traduit de l’italien par Charlotte Lataillade ;

     

    En 1969, soit 3 ans avant la mort de Buzzati, un éditeur italien publia cette œuvre des années 60 dans laquelle il revisitait le mythe d’Orphée et d’Eurydice. Il y avait dans cette démarche créative quelque chose d’original, voire de symbolique puisque l’auteur, également journaliste avait choisi la bande dessinée, lui qui, toute sa vie avait publié poésie, nouvelles et romans et dont le nom est définitivement associé au « Désert des Tartares ». Œuvre inattendue , publiée sous le titre « Poema a fumetti » qui met en lumière un autre facette de son talent, celui de dessinateur et de peintre , pas toujours privilégiée par les éditeurs. Était-il en avance avec ses « dessins romancés », ses « romans illustrés »puisque, actuellement le « roman graphique » connaît un grand essor ? Il considérait en effet que écriture et dessins étaient complémentaires puisqu’elles servaient à raconter une histoire et que cette formule avait un effet attractif pour les catégories populaires pas forcément attirées par le texte uniquement écrit. C’était même assez courageux dans la mesure où la bande dessinée, dont il était par ailleurs un grand lecteur, n’avait pas l’attrait qu’elle a actuellement. Son dessin s’inspire tout à la fois de Giorgio de Chirico mais aussi des surréalistes comme Magritte, Dali ou Tanguy, des photos de Man Ray, du Pop Art d’Andy Warhol.

    Le mythe grec d’Orphée raconte l’histoire de ce jeune musicien qui enchante tous ceux qui l’écoutent et d’Eurydice, sa femme qui meurt le jour de ses noces. Il la poursuit jusque dans les Enfers mais, oubliant sa promesse, il se retourne et Eurydice qui le suit est définitivement happée par la mort. Buzzati revisite donc ce mythe mais dans la forme seulement puisqu’il le situe à Milan, une ville qu’il connaît bien et notamment à  « via Saterna », qui peut-être n’existe pas, mais qu’il considère comme l’accès aux Enfers. Orphée devient Orphy, un chanteur pop qui rappelle les Beatles et Eurydice devenue Eura incarne ces adolescentes en transe devant leurs idoles. La relation graphique qu’il en fait est très personnelle et justifie le titre initial de « La dolce morte », la mort douce. La lire est remplacée par une guitare et Orfi, poursuivant l’ombre d’Eura, guidé par un « diable gardien » chante pour les défunts, en vain !

    Le message délivré est-il la vanité des choses de ce monde et la réalité de la condition humaine? Pourquoi pas.

     

     

  • Douze nouvelles

    La Feuille Volante n° 1341Avril 2019

     

    Douze nouvelles (Dodici raconti)Dino Buzzati – Pocket.

    Édition bilingue français - italien traduction et annotations par Christiane et Mario Cochi 

     

    De son métier de journaliste qu'il exerça avec passion de 1928 au « Corriere della sera » à Milan, à sa mort, Dino Buzzati (1906- 1972) a gardé le goût de l'écriture et de l'observation. Il excelle à retracer pour ses lecteurs les petits faits qui font la vie de chacun de nous en y donnant toute l'importance nécessaire pour transformer, en quelques paragraphes, la banalité d'une vie en une véritable histoire exceptionnelle (Ça n'est jamais fini).

     

    Cela ne va pas sans une incursion dans une certaine étrangeté, -(l'ubiquiste - Trois histoires de Vénétie) (Délicatesse : Le meurtrier de sa femme, condamné à mort et qui va être exécuté, se voit invité à réfléchir sur la mort et sur l'au-delà, une manière plus douce en tout cas d'exécuter la sentence), voire l'insolite(Cendrillon), la cruauté bien humaine. L'humour, un peu noir cependant n'est pas non plus oublié (l'honneur du nom) ni la réflexion sur l'instinct grégaire, l'absence d'originalité des hommes et leur volonté de se noyer dans la masse (Chez le médecin). Buzzati est aussi, j'ai déjà eu l'occasion de l'écrire dans cette chronique, un fin observateur de l'espèce humaine, de ses aspirations et de ses obsessions. A travers une enfant, il aborde l'injustice (l'oeuf), avec « La vieille voiture » il dévoile un étrange dialogue entre un vieux véhicule et son propriétaire qui veut s'en débarrasser, mais en lui cachant ses intentions. On a droit à un échange autour de la nostalgie, du vieillissement, de l'inutilité... J'y ai vu aussi une incursion dans l'univers des remords (comme dans « La magicienne ») et de la solitude. Il doit être bien seul cet homme pour ainsi dialoguer avec sa machine avec laquelle il a eu une longue complicité. Il m’apparaît que ce texte, écrit sans doute dans la première moitié du XX° siècle, est très actuel ; on a jamais été autant connecté, on n'a jamais autant dialogué sur les réseaux sociaux notamment… et on est toujours aussi seul ! Avec « le petit papillon » c'est la lutte entre les hommes qui veulent prendre la place des autres pour leur ego, leur carrière, leur réussite sociale. Une caractéristique bien actuelle et qui ne risque pas de changer !

     

    A lire la nouvelle intitulée « l'héléphantiasis » on peut aisément penser qu'il s'agit là d'une vision déjantée et bien improbable du monde. Que nenni, et j'y vois personnellement, certes une fiction, mais pas si éloignée que cela de notre société qui se lance à corps perdu dans le progrès en privilégiant son aspect pratique, sans se soucier des conséquences catastrophiques qu'il peut entraîner sur notre vie. Le silence qui envahit le paradis perdu de l'homme dans cette nouvelle, ressemble à s'y méprendre à celui qui de plus en plus existe dans nos campagnes où l'usage intensif des insecticides agricoles contribue à la disparition des oiseaux et donc au silence. La bizarre volonté de l'homme de détruire son environnement pourtant indispensable à sa vie est une constante plutôt inquiétante.

     

    Le rôle de l'écrivain, même dans le cas du roman et de la nouvelle qui sont des fictions, n'est pas uniquement de distraire son lecteur. Il est de lui faire prendre conscience, à travers des postures parfois puisées dans l'absurde, des diverses facettes de la condition humaine dont nous portons tous la marque et j'ai toujours plaisir à lire Buzzati qui tient fort bien ce rôle.

     

    Ce sont des textes courts qui vont à l'essentiel, comme doivent être écrites les nouvelles.

    Cette présentation bilingue annotée de précisions grammaticales est pratique pour qui apprend l’italien.

     

     

    ©H.L.

     

     

  • Nouvelles inquiètes

    La Feuille Volante n° 1093

    Nouvelles inquiètes – Dino Buzzati – Robert Laffont.

    Traduit de l'italien par Delphine Gachet.

     

    L'univers de la nouvelle est particulier et réunir dans un recueil des textes écrits à des moments différents, sous des inspirations diverses tient parfois de la gageure. Ceux-ci ont en effet été publiés dans « Le Corriere della Sera », le célèbre quotidien milanais où Buzzati a occupé des postes différents de 1928 à 1972. Il a gardé de son ancien métier de journaliste son sens de la concision qui sied si bien à ce genre littéraire et qui en fait l'originalité. Il a le souci du petit détail qui tient lieu de longues descriptions, joue avec le suspense au point que le lecteur en vient à désirer ardemment l’épilogue, surtout quand il met du fantastique dans son texte.

    Ici nous ne sommes pas dans « le désert des Tartares » (La Feuille Volante n°1076) qui lui valut sa notoriété, où il raconte une longue histoire, celle de ce capitaine Drogo qui attend quelque chose de la vie sans trop savoir quoi et qui finit par lui échapper, encore que le texte qui ouvre ce recueil en reprend le cadre, un peu comme si la vie militaire exerçait sur l'auteur une sorte de fascination. C'est le même Giovanni Drogo qui revient dans une de ces nouvelles mais sous la forme d'un jeune homme qui attend, lui aussi et qui finit par rencontrer la Camarde. Mais, revenons sur le titre. Il est parlant et c'est un thème qui convient parfaitement à notre auteur, au regard qu'il porte sur la vie. C'est vrai que si on se penche un tant soit peu sur notre condition humaine, si on accepte de l'observer, de l'analyser, de la disséquer, il y a bien de quoi être inquiet ! Notre condition d'homme implique la mort, même si en Occident nous faisons semblant de l'oublier et vivons sans y penser. Elle est présente dans tout ce recueil, encore évite-t-il la traditionnelle tartuferie dont parlait Brassens « Tous les morts sont de braves types depuis qu'ils ont cassé leur pipe ». Ainsi Buzzati remet-il les pendules à l'heure en évoquant les disparus tels qu'ils étaient vraiment de leur vivant. Cela fait parfois un choc. Non la vie n'est pas si belle que cela et quand elle peut l'être, nous avons cette bizarre volonté de nous la compliquer jusqu'à détruire ce que nous avions patiemment tissé. Quant à l'enfer, il n'existe pas dans l'au-delà mais bien ici, dans notre vie terrestre, et il ne cache pas sa conviction dans ce domaine. Notre vie est un perpétuel combat, contre nous-même et surtout contre les autres où chacun rêve d'éliminer son voisin pour s'approprier ce qui lui appartient ? N'est-ce pas une comédie qui tourne parfois à la tragédie entre flagorneries, compromissions, trahisons et simulacres. Chacun pour soi est le mot d'ordre, étonnez-vous qu'ainsi la solitude soit le résultat de tout cela !

    Pendant qu'il y est, il règle aussi son compte à l'amour et aux amoureux qui choisissent de ne rien voir de la réalité immédiate. A la passion du début succède rapidement des espérances de pompes funèbres, quand on n'entretient pas artificiellement l'illusion qui cache désespérément les mensonges, les duplicités, les adultères. Les enfants perdent vite leur innocence et dès lors qu'ils entrent plus avant dans la vie ils apprennent tout le parti qu'ils peuvent tirer de ses hypocrisies et du jeu sur les apparences. Pendant qu'il y est, il n'oublie pas la fuite du temps qui nous rapproche inexorablement du terme et empoisonne la vie de ceux qui en prennent conscience et déplorent cette contingence. Encore faut-il qu'il ne se déforme pas mystérieusement et bouleverse le quotidien de notre vie en se peuplant de fantômes qui bien entendu se vengent. Le temps lui-même dissout tout, la beauté, la jeunesse. Parce que, pour corser le tout, son écriture s'enrichit de mystère, les récits se font sibyllins, les dénouements énigmatiques, histoire de dire à son lecteur qu'il est, grâce à lui, dans un autre monde, une autre dimension où il faut faire abstraction de la logique, oublier le cartésianisme pour ne privilégier que ce qui échappe à l'esprit le plus rationnel, sans oublier de rire de tout !

     

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • le désert des Tartares

    La Feuille Volante n°1076 – Octobre 2016

    Le désert des Tartares Dino Buzzati – Robert Laffont.

    Traduit de l'italien par Michel Arnaud.

     

    Giovanni Drogo est content, il vient d'être promu officier au sortir de l'école militaire… Depuis le temps qu'il attendait cela ! C'est pour lui le commencement de la vrai vie, celle d'un soldat, d'un combattant qui va se couvrir de gloire... Oubliés des chambrées glaciales, les réveils en plein hiver, les corvées...Il est maintenant lieutenant et a reçu sa première affection pour le Fort Bastiani qu'il rejoint après une longue chevauchée. Il a le temps d'imaginer les lieux où il doit rester plusieurs mois mais quand il est enfin arrivé, il constate que l'édifice est plutôt modeste, vieux et surtout situé sur une frontière désertique, défend un col où il ne passe jamais personne, bref dans une contrée désolée, au milieu de nulle part, inquiétante même. Pourtant l'ennemi est toujours présent et menace, c'est à tout le moins ce qui se dit. D'emblée le paysage exerce sur Drogo une véritable fascination et, alors qu'il avait eu le projet de ne rester que quatre mois et d'en partir sous un faux prétexte médical, il choisit d'y rester. Au bout de deux années, il se passe enfin quelque chose, mais rien en tout cas de ce que peut espérer un soldat valeureux qui désire se battre.  Il doit se contenter de rêver à des actions héroïques improbables. Il y eut bien quelques occasions où le destin aurait pu être favorable à ses espoirs de gloire, mais finalement ce ne furent que de fausses alertes et il retomba dans sa léthargie coutumière. Au bout de quatre années de présence au fort, Drogo obtient enfin une permission, part pour la ville mais s'y sent maintenant étranger comme il l'est à sa mère et à Maria, son amour de jeunesse. La garnison du fort est réduite mais il reste à son poste et au bout de quinze années, alors qu'il a été promu capitaine, il croit pouvoir enfin se battre puisque l'ennemi se manifeste, mais en vain. Au bout de vingt ans de service au fort, il est commandant et alors qu'il pourrait être relevé il ruse avec les certificats médicaux pour demeurer ici alors qu'il est miné par la maladie. Ce n'est qu'au bout de trente ans de présence que l'ennemi se décide enfin à attaquer mais Drogo, épuisé et malade doit être rapatrié et ne combattra pas sinon contre sa propre mort.

    Drogo ne fait pas autre chose qu'attendre une attaque ennemie devenue mythique tant elle tarde. Pire peut-être, il est frustré de ses espoirs de combats et de gloire par la maladie et assiste impuissant à la montée en ligne de jeunes officiers ambitieux qui auront l'opportunité de combattre et de se distinguer. Le plus étonnant sans doute c'est que, malgré l'inconfort et l'austérité de la vie militaire, la routine parfois absurde du règlement et la dureté du quotidien dans cette contrée dépouillée, Drogo choisit de son plein gré d'y demeurer, animé du seul espoir de se battre qui occupe constamment son esprit et ce malgré la peur de cet ennemi invisible. Est-ce le décor ou l'ambiance générale du lieu mais chacun, dans cet univers étrange qui suscite une sorte d’hystérie collective, semble vivre dans une sorte d'expectative. J'y vois à titre personnel une manifestation du destin contraire qui, sous les formes les plus diverses et quoique nous fassions pour réaliser nos rêves, se trouvera constamment en travers de votre route au point qu'au bout du compte, et malgré toute votre bonne volonté, nous finirons nous-mêmes par culpabiliser et par nous dire que nous n'avons pas fait tout ce qu'il fallait. Ces choix que nous faisons, en croyant de parfaite bonne foi qu'ils sont bons pour nous, pour notre vie et notre avenir, se transforment en désastre. Pour nous rassurer, nous finissons par nous dire que soit nous n'y sommes pour rien soit ils étaient finalement une erreur que bien entendu nous ne referions pas, que les événements nous ont été contraires... Complémentairement au thème de l'échec, c'est aussi celui de l’incertitude face au quotidien, celui aussi de l'espoir déçu. Tout cela distille une atmosphère de déréliction qui gagne chacun face à « la ville » qui, exerce, avec les femmes et les plaisirs une sorte de fascination mais Drogo choisit pourtant de la fuir, étranger qu'il est désormais à sa vie d'avant. Même sa mère et son amour de jeunesse ne lui suffisent plus, seuls le désert et ses espoirs fous d’héroïsme le maintiennent en vie. La fuite du temps est aussi un sujet qui est particulièrement marqué dans ce texte par l'attente interminable de Drogo qui finit par se demander ce qu'il attend réellement. Il finira pas admettre que c'est sa propre mort et face à cela il prendra conscience de sa déchéance physique, de l'inutilité de sa propre vie. Cette œuvre, inspirée à l'auteur par son travail routinier de journaliste au « Corriere della serra », parue en 1940, est écrite dans un style somptueux.  Elle est émaillée de passages poétiques et a une dimension philosophique étonnamment humaine au point qu'elle a inspiré films et chansons et a rendu Dino Buzzati célèbre dans le monde entier.

    En effet, dès lors que nous venons au monde, la seule certitude est que nous le quitterons. Entre ces deux dates, destin, liberté, volonté individuelle, hasard, malchance, fatalité, divinité... , en fonction de nos croyances, orienteront notre quotidien et dessineront les contours de notre vie. Bien souvent, la constatation est négative et nous nous disons que cela n'a pas fonctionné comme nous aurions voulu, que, pour parler avec Aragon « Rien n'est jamais acquis à l'homme, ni sa force, ni sa faiblesse ni son cœur ».  A l'heure du bilan, il nous appartiendra, et à nous seul, d'apprécier notre parcours et nous pourrons toujours nous dire que les événements n'ont pas été à la hauteur de nos ambitions, que nous n'avons pas été là au bon moment, que nos choix, pourtant faits de bonne foi, se sont révélés contraires...C'est finalement l'image de l'absurde de la vie et de la guerre, de la vanité de l'existence, des espérances et des entreprises humaines qui est ici illustrée.

    Au terme de ce passionnant roman Drogo sourit, ce qui est pour le moins énigmatique. Après avoir pris conscience que son parcours sur terre était un fiasco, qu'il l'avait mené en attendant un événement qui n'était pas arrivé, peut-être a-t-il conclu qu'il valait mieux traiter par le mépris cette comédie qu'est la vie. A-t-il regardé cette mort qu'en militaire il voulait héroïque et qui ne l'a pas été, comme une délivrance ? A-t-il choisi, avant de basculer dans le néant, de saluer ainsi ce qui n'est pas autre chose qu'une libération ? J'avoue que j'inclinerais plutôt pour cette dernière solution.

     

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Nouvelles

    N°235

    Février 2001

    DINO BUZZATI – Nouvelles – Éditions Robert LAFONT.

    Dino Buzzati est à coup sût un de ces écrivains trop rares qu’il faut aborder avec humilité simplement et peut-être pour cette seule raison qu’il sait parler de l’humaine condition dont chacun d’entre nous porte la marque. Et lui d’égrener tout ce que l’homme porte en lui de souffrance, d’espoirs, d’abnégations mais aussi d’orgueil, d’appétits de gloire éphémère, de volontés de régner et de détruire son prochain ou au contraire de l’aider à survivre.

    Il n’est, à coup sûr pas un agnostique qui nie tout en bloc pour ce qui est des choses divines, bien au contraire. Sa plume les traite avec le respect dû à ce qui est incompréhensible et qui dépasse ceux qui ne pourront jamais les atteindre.

    Ses nouvelles sont une mosaïque humaine composée de vices et de vertus, tentations et renoncements, délations, trahisons et sacrifices, une grande fresque où chacun d’entre nous se reconnaît simplement parce qu’il y a sa place, infime, dérisoire, mais réelle et irremplaçable.

    Quand il philosophe, il ne le fait pas à la manière d’un intellectuel dont les incompréhensibles propos amènent chacun à se dire que comme il n’entend rien à ses démonstrations, elles sont forcément hors de sa portée et qu’on ne peut, dès lors qu’être admiratif devant tant d’intelligence, que d’écouter des paroles qui restent pour nous des mots et des phrases à jamais brumeuses, entourées d’un halo de mystère.

    Il sait parler de la souffrance comme de l’orgueil, de la honte comme de la volonté de puissance, bref il sait dépeindre ce Janus impénétrable et mystérieux qu’est l’homme, à la fois ange et démon, avec ses zones d’ombre et de lumière .

    Mais ce qu’il fait surtout, c’est jouer son rôle, celui d’un sentinelle qui certes observe et reste vigilante mais rappelle à l’homme que l’égarement pourrait rendre oublieux que la mort guette.

    Car c’est bien là l’essentiel du message qu’il nous délivre, ce vers quoi il revient toujours, cette mort qui nous attend tous, puissants ou quidams, riches ou pauvres. Même si on choisi de l’oublier, la camarde nous guette, sait le jour et le lieu qu’elle a choisi pour nous et contre cela nous ne pouvons rien, qui que nous soyons. Quand elle dévoilera pour nous son sourire décharné, ce sera notre tour, tout simplement. Cette vérité là nous est rappelée, comme une chose fondamentalement simple bien qu’inacceptable… C’est ainsi que nous sommes, pauvres hommes, des êtres de passage, des ombres dans un monde transitoire, qu’on a mis sur terre pour un temps déterminé mais qui reste inconnu de nous jusqu’à la fin avec une idée plus ou moins affirmée de la liberté individuelle ou du destin, avec une dose plus ou moins grande de chance et de malheur. C’est une des marques de l’humaine condition que de rappeler que cette vie ne nous est que prêtée, qu’elle nous sera redemandée un jour, qu’on pourra, selon nos croyances religieuses exiger de nous des comptes ou simplement que cette enveloppe charnelle sera tout simplement vouée à la destruction.

    Le temps que nous passons ici-bas n’est qu’un souffle au regard de l’éternité que nous ne pouvons imaginer, comme il nous est difficile de nous faire une idée de Dieu autrement qu’à travers l’enseignement forcément théorique d ‘une religion (une impression personnelle est nécessairement plus restreinte et imparfaite que le message qui nous est délivré par la Parole – Seuls les esprits supérieurs et ceux que Dieu a choisis pour Le servir font exception à cette affirmation).

    Dino Buzzati sait expliquer les choses et ses observations se transforment en nouvelles, moderne forme des paraboles qui ne parlent pratiquement que du seul cheminement de l’homme vers la mort parce que tel est son destin.

    Écrire comme il le fait est sans doute une manière de narguer cette mort inéluctable qui apparemment épargne la nature alors qu’elle sacrifie l’homme, lui donnant ainsi une forme d’humilité.

    Cette humilité, il se l’applique à lui-même quand il affirme que, malgré la notoriété, il a l’intuition que ses œuvres sont écrites par un autre, non pas un « nègre » comme certains hommes de plume dévoyés aiment à s’entourer mais il veut plus exactement nous rappeler que même pour ceux qu’elle choisi pour être ses interprètes, l’inspiration peut aussi venir à manquer. Rimbaud n’a pas dit autre chose quand il a formulé sa fameuse phrase « Je est un autre », un inconnu sans doute. D’aucuns y verrons une marque de sensibilité, d’autres une empreinte divine, qu’importe, le mystère demeure et la création artistique, quand elle n’est pas corrompue par l’argent, reste un mystère avant tout pour celui qui est connu pour l’auteur d’une œuvre à laquelle il attache son nom mais qui ne se fait aucune illusion quant à sa véritable paternité. Cette inspiration choisira, à condition d’y être attentif et dévoué jusqu’à la fin de la vie ou préférera aller ailleurs, visiter une autre sensibilité humaine. Encore une mystère !

    Il n’empêche, le romancier reste une sorte de médium entre le monde des vivants qu’il connaît et celui plus mystérieux des ombres dont il n’a qu’une intuition peut-être imprécise mais dont il sait qu’il est réel, incontestable, simplement parce qu’il le sent et que rien ne peut le faire douter de sa certitude. Il devient donc un messager qui ne peut se taire et dont la fonction est de parler, même si c’est souvent dans le désert de l’indifférence qu’il s’exprime. Là aussi c’est un paradoxe humain qu’il lui fait accepter, assumer parce que sa condition est ainsi !

    Chez Buzzati, il y a ce côté absurde d’un Kafka, mais il est vain d’opposer l’un à l’autre, de vouloir à tout prix voir chez chacun d’entre eux des similitudes. Le chemin que fait tout homme et le message qu’il délivre et que lui enseigne son expérience est nécessairement humain, quelle que soit la forme qu’il prend, des situations les plus absurdes aux plus réelles et aux plus banales. Il y aura toujours quelqu’un pour recevoir ce « message ».

    Dès lors un espoir est possible après cette vie qui peut être désespérée.

    Je voudrais revenir sur ce que je disais sur l’humilité en général et sur celle dont doit faire preuve l’écrivain. Ce détail n’a pas échappé à Buzatti quand il disait à son ami le musicien Luciano Chailly «  La recherche du mérite ?… Moi, je sais seulement que dans mon petit univers j’ai essayé de faire de mon mieux. Si je n’y suis pas parvenu, tant pis ! »

    © Hervé GAUTIER