la feuille volante

Pierre Lemaître

  • Le grand monde

    N°1642 – Mai 2022

     

    Le grand monde – Pierre Lemaitre- Calman Levy.

     

    La saga de la famille Pelletier commence à Beyrouth avec l’évocation de la prospère savonnerie familiale qu’aucun des quatre enfants ne veut reprendre. Jean, dit Bouboule, qui rate tout part pour Paris, avec sa femme Geneviève, une détestable créature profiteuse, garce et adultère qui l’humilie en permanence. Il y retrouve François qui, après avoir fait croire qu’il était admis à Normale Sup tente des débuts laborieux dans le journalisme pour se spécialiser plus tard dans les « faits divers » ; pour Étienne c’est Saïgon à la poursuite de son amant, un légionnaire qui a disparu, quant à Hélène, la petite dernière restée dans le giron parental, elle ne rêve que d’évasion, en profitant quand même de la vie avec au fond d’elle sa fascination pour le grand monde parisien. Cette « fuite » des enfants de cette famille nous réserve pas mal de rebondissements.

     

    Pierre Lemaitre embarque son lecteur dans un autre monde. A Saïgon c’est la vie facile de « l’indo » avec la corruption, la concussion, les vapeurs d’opium, le trafic de piastres et la prostitution qui succède aux senteurs de savon de l’entreprise familiale. C’est aussi la guerre contre le Viêt-minh, ses atrocités, ses malversations et ses paradoxes comme on en rencontre dans tous les conflits armés. A Paris ce sont les années difficiles de l’après-guerre puis les Trente Glorieuses. Chacun des personnages de cette famille éclatée en appelle d’autres, non moins truculents, avec toutes ces aventures racontées avec une écriture vive et un évident plaisir narratif, plein de verve de suspens et d’humour mais aussi d’une grande précision documentaire et le culte du détail qui ne peuvent laisser le lecteur indifférent. On y rencontre un tueur en série, un chat, un « chevalier blanc » qui veut purger la société des maux qui la gangrène et spécialement de la corruption des hommes politiques, le grand prêtre d’une secte pas très catholique, une famille qui se veut respectable mais qui peu à peu se délite, une vieille affaire qui ressurgit puis une autre qu’on veut enterrer, dans l’ambiance de la guerre d’Indochine, la fin de la Deuxième guerre mondiale et ses tickets de rationnement, ses manifestions ouvrières durement réprimées et les Trente Glorieuses. Je ne sais cependant pas si, dans ce contexte, l’épilogue est vraiment porteur d’espoir ou de rebondissements.

     

    C’est un récit jubilatoire qui j’ai lu avec un réel plaisir et pas seulement parce que j’aime les sagas. On ne s’ennuie vraiment pas au cours de ces presque six cents pages. J’attends la suite avec intérêt et je ne suis pas le seul.

  • Couleurs de l'incendie

    N° 1490- Août 2020.

     

    Couleurs de l’incendie Pierre Lemaître – Albin Michel

     

    En ce mois de févier 1927, ce sont les obsèques du banquier Marcel Péricourt en présence du Président de la République et de tout le gratin parisien. Sa fille Madeleine va devoir prendre les rênes de cet empire auquel elle ne connaît rien dont elle est la seule héritière et ce d’autant plus que son fils Paul, 7 ans, choisit la mort en ce même jour sans toutefois l’obtenir complètement. L’enfant restera hémiplégique.

     

    C’est le début de l’histoire de cette saga qui voit en deux ans la chute de la fortune de cette famille de banquiers par la faute de Madeleine, de son inexpérience des affaires et de la confiance aveugle qu’elle a fait à son entourage de profiteurs et d’escrocs. C’est le destin de personnages principaux et secondaires dont les parcours vont se croiser et ce plaisant roman, fort bien écrit et subtilement humoristique nous réserve une galerie de portraits forts bien campés qui illustre bien l’espèce humaine dans tout ce qu’elle a de plus odieux mais c’est ainsi, n’est ce pas, que se construisent les réussites petites ou grandes. Il montre la puissance de l’argent mais surtout toute l’hypocrisie des êtres humains, leur grandeur, leurs mensonges, leurs trahisons, leurs bassesses, leurs vengeances, leur décadence, surtout quand tout cela nous vient de nos proches qui, plus que les autres, savent comment s’y prendre pour nous nuire efficacement… Ainsi les relations entre amis ou membres d’une même famille, loin d’être amoureux ou amicaux, se résument-ils souvent à des questions d’intérêt, d’enrichissements personnels, d’apparences qui sont les références d’une réussite sociale, quand ils ne se résument pas à une volonté de détruire l’autre par plaisir, de s’approprier son bien pour se prouver qu’on existe, par vengeance ou seulement par jalousie. Cet intéressant roman explore en effet, sous des dehors parfois amusants, tous les travers humains, le sexe qui, comme l’argent, fait marcher le monde, c’est à dire pas très droit, mais le vice et le chantage restent des pistes qui n’ont rien perdu de leur efficacité surtout dans un contexte aussi malsain. Quand on aborde les rivages de la politique ce sont les intrigues, la cupidité, la corruption, les palinodies, les flagorneries, les vieilles rancunes recuites qui prennent le relai et jouent leur partition dans une société violente, compliquée et cependant pas bien différente de la nôtre aujourd’hui. Il semble en effet entendu que si la politique peut être une chose passionnante, ceux qui la font, et bien souvent en vivent, le sont en général beaucoup moins  et le monde politique de cette époque, suffisant et machiste, semble avoir été aussi contesté que celui d’aujourd’hui. Et tout cela sous les yeux du petit Paul qui a grandi et fait preuve d’une étonnante maturité malgré le fait qu’il est couvé par sa mère, Madeleine, qui fait ce qu’elle peut pour survivre dans cette société dont elle est maintenant en marge et dont elle va se venger très efficacement. J’ai aussi aimé le personnage féminin de Vladi.

     

    J’ai eu un grand plaisir à lire ce roman pourtant long mais bien documenté, imaginatif et aussi palpitant qu’une intrigue policière . L’auteur l’a développé avec respect du détail, machiavélisme, rythme, intrigue bien menée, parfaitement dans l’air du temps et des obsessions des Français, notamment au regard de la fiscalité, de la gabegie des fonds publics, des politiciens véreux(les choses n’ont pas vraiment beaucoup changé) et du pouvoir de la presse. J’ai aussi beaucoup apprécié ce portait délétère de l‘espèce humaine, cette fiction que l’auteur remet dans son contexte historique de l’avant deuxième guerre mondiale, l’affirmation du capitalisme, la montée du nazisme et l’incendie à venir qui va déferler sur l’Europe. Non seulement l’intérêt est intact du début à la fin mais j’ai goûté la belle écriture, délicieusement ironique et parfois cynique de notre auteur qui ainsi sert si bien notre belle langue française. J’avais aimé « Au revoir là-haut », et Pierre Lemaître garde ici toute sa verve pour le plus grand plaisir de son lecteur.

     

    ©Hervé Gautier mhttp:// hervegautier.e-monsite.com

     

  • CADRES NOIRS

     

    N°826 – Novembre 2014.

     

    CADRES NOIRS Pierre Lemaitre- Calmann-lévy.

     

    Dans la série « on vit une époque formidable » et « la situation ne peut que s'améliorer », voici Alain Delambre, 57 ans, cadre au chômage depuis 4 ans. Non seulement se retrouver sans emploi à un âge où on commence à compter ses points de retraite est délicat mais encore devoir accepter des petits boulots subalternes sous l'autorité bornée de « petits chefs » quand on a exercé des responsabilités, c'est carrément déprimant ! Il faut même cacher la réalité à sa famille et ce n'est pas le plus facile. Alors quand arrive une convocation pour un entretient d'embauche on se pince, on cherche l'erreur, on se met à croire au miracle … et on reprend espoir ! Sauf que, nous le savons, les miracles ça ne marche qu'à Lourdes et que la société dans laquelle nous vivons n'a rien d'angélique, c'est un panier de crabes où chacun défend égoïstement ses intérêts, entre démagogie, mensonges, humiliations et manipulations, les paroles y sont comme les promesses électorales, elles n'engagent que ceux qui les croient. Pour le reste il faut bien s'adapter et quand une proposition se présente, il ne faut pas trop hésiter, il faut y croire très fort, ou faire semblant, parce que là le travail est vital et s'il le refuse d'autres sont là pour l'accepter sans états d'âme !

     

    Ce qui sert d'examen d'embauche pour Delambre a quelque chose de surréaliste. Le voilà engagé comme assistant RH dans une grande entreprise, chargé de tester des cadres supérieurs dans une situation d'urgence, en réalité une sorte de jeu de rôle, quelque chose comme un « test de Milgram », mais qui va mal tourner. Les apparences sont trompeuses, les choses peuvent s'inverser et déraper et les tests réservent parfois des surprises ! Quant au rôle que joue Delambre dans cette affaire, celui d'un cadre-senior au chômage victime de la crise, cela laisse perplexe et on peut penser qu'il s'y est quand même mal pris.

     

    Il y a beaucoup de machiavélisme dans cette histoire, de jeu de pouvoir, de désespoir, de mystification aussi dans ce « monde impitoyable »du travail. Mais dans un roman de Lemaitre, c'est comme avec la pub, « c'est pas fini » et le lecteur n'est pas à l'abri de ses surprises. L'épilogue est étonnant, pas tant que cela cependant, et la morale qu'il nous chuchote illustre un grand classique de la condition humaine.

     

    J'ai retrouvé avec plaisir le style enlevé de Lemaitre, avec ce sens de la formule que j'avais déjà aimé dans les romans précédents. J'ai quand même noté des longueurs dans un livre qui pourtant est agréable à lire. Il tient en haleine son lecteur jusqu'à la fin.

     

    ©Hervé GAUTIER – Novembre 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • ROBE DE MARIÉ

    N°814 – Octobre 2014.

    ROBE DE MARIÉ Pierre LEMAITRECalman-Lévy.

    D’emblée le titre interpelle, robe de marié, avec un seul « é », mais cela ne fait que commencer et n'a rien à voir avec les nouveautés judiciaires récentes en matière de mariage, jugez plutôt : M. Gervais, quadragénaire, est cadre au Ministère des Affaires étrangères et futur secrétaire d’État, son épouse est statisticienne. Ils confient leur fils Léo à Sophie, sa nounou. Cela pourrait être le début d'un roman ordinaire, sauf que là nous sommes en présence d'un polar, et pas n'importe lequel !

    Sophie ne se souvient de rien, mais vraiment de rien et surtout pas des meurtres se multiplient autour d'elle et dont elle est bien entendu l'auteur. Celui de Léo, trouvé étranglé avec un de ses lacets de chaussures, de Véronique Favre, une femme rencontrée par hasard et bien d'autres. C'est comme si tout cela se déroulait en dehors d'elle, comme si elle devenait littéralement folle. Il lui faut donc disparaître au plus vite. C'est que, même si elle est frappée d'amnésie, elle n'en garde pas moins la conscience des choses et fait ce qu'il faut pour disparaître. Elle se retrouve donc rapidement en cavale ! Les appels à témoins, l’activation des indics, rien n'y fait, elle se fond dans le décor et on ne la repère pas. Elle change de vie, d'identité, il ne lui manque qu'un mari pour être enfin une autre personne. Bien entendu elle le trouve.

    Grâce au journal intime de l'énigmatique Frantz (avec cet artifice, l'auteur fait un peu durer le plaisir, mais peu importe), le lecteur en apprend un peu plus sur cette affaire pour le moins ténébreuse. Au départ, ce qui arrive à Sophie peut paraître de la malchance ou de la négligence de sa part mais au fur et à mesure du texte, le lecteur se rend compte que l'action de Frantz dans l'ombre, et bien entendu malgré elle, est machiavélique. La jeune femme en devient facilement paranoïaque et éprouve un inévitable sentiment de culpabilité face à tout ce qui lui arrive. Comme manipulateur diabolique, on peut difficilement imaginer pire et la vie que Sophie avait patiemment construite se délite petit à petit a point de ne faire d'elle qu'une sorte d'être sans consistance qui se demande vraiment ce qui lui arrive. Une véritable descente aux enfers que le lecteur ressent avec empathie en se demandant bien pourquoi ce Frantz s'en prend ainsi à elle de cette manière si méthodiquement horrible. Elle a enfin réussi à mystifier tout le monde et semble vouloir renouer avec le bonheur depuis son mariage mais le lecteur ne tarde pas à s'apercevoir qui est cet homme si amoureux d'elle et apparemment si naïf.

    Le style est haletant, comme tout ce roman plein de suspens. Il y a des remarques pertinentes et parfois aussi humoristiques tout au long d'un texte fort bien écrit. Le scénario est bien mené avec brio, même si parfois il est possible de noter quelques invraisemblances; il tient en haleine le lecteur jusqu'à la fin et c'est généralement le cas des différents livres que j'ai lus de Pierre Lemaitre. C'est vraiment du grand thriller avec tout ce qu'il faut comme meurtres, vengeances, révoltes et résignations intimes... et intoxications psychologiques.

    ©Hervé GAUTIER – Octobre 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • TRAVAIL SOIGNE

    N°810 – Septembre 2014.

     

    TRAVAIL SOIGNE - Pierre LemaitreÉditions du Masque.

     

    Dans un loft de Courbevoie, le commandant Camille Verhœven et son équipe constatent un véritable massacre. Les corps éviscérés de deux prostituées gisent, coupés en morceaux avec au mur une inscription énigmatique faite avec du sang. Cela rappelle une autre affaire au commandant, quelques mois plus tôt à Tremblay-en-France, mêmes victimes, même mode opératoire, mêmes détails macabres... Au départ, il nage en plein mystère mais rapidement son opinion est faite : ces deux meurtres sont liés, probablement commis par le même homme qui est aussi un tueur en série ! Cela commence bien d'autant plus que rapidement, ces deux affaires semblent faire référence à un roman policier, lui-même inspiré de faits réels, ce qui peut parfaitement constituer une autre piste. Il n'y en a pas tant que cela après tout ! C'est vrai que cette enquête est liée à la littérature policière, mais piétine et cela menace de durer encore longtemps, les membres de la brigade n'étant pas particulièrement versés dans ce genre de prose. L'épilogue sera à la mesure de ce parti-pris d'écriture. Tout cela dure puisque ces investigations font également appel à de nombreuses archives, à des concours extérieurs et, bien entendu débouchent parfois sur des impasses. De plus, le meurtrier nargue le commandant, ce qu'il n'apprécie guère.

     

    Comme toujours la presse se déchaîne, est même hypocritement laudative mais aussi caustique envers Camille ce qui n'est guère du goût du juge qui souhaite que le secret de l'instruction soit respecté. C'est un peu oublier que notre commandant est une sorte de marginal, guère soucieux ni de la procédure ni même de sa propre hiérarchie qui pourtant le harcèle. Chaque jour qui passe est une sorte de défi pour lui mais l'enquête s'enlise malgré les moyens importants mis à sa disposition et les méthodes de ce policier hors normes.

     

    C'est un roman très gore où le suspens est entretenu jusqu'à la fin. Le texte se lie rapidement mais comporte, à mon goût quelques longueurs.

     

    Ce roman est le premier de la trilogie Verhœven découverte en ce qui me concerne avec « Alex »(La Feuille Volante n°802).

     

    ©Hervé GAUTIER – Septembre 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • Rosy et John

     

    N°804 – Septembre 2014.

     

    ROSY ET JOHN - Pierre Lemaitre. Le livre de poche.

     

    Non, non, ce n'est pas une blague, la trilogie Verhœven comporte bien un quatrième volume, enfin, une nouvelle. Mais après tout cela n'a aucune importance et l'auteur lui-même considère cette œuvre comme un demi-roman ! Elle est même agrémentée d'une préface de l'auteur qui nous explique comment est née cette fiction policière, un simple trou dans la chaussée ! Quoi de plus banal en effet quand, on se demande bien pourquoi, on n'a de cesse de défoncer les rues juste après les avoir regoudronnées. Pour le reste, on peut faire confiance à son imagination d'écrivain !

     

    Le titre évoque une chanson de Gilbert Bécaud dans les années 60, vous savez quand tout était facile, qu'il n'y avait pas de chômage, enfin les golden sixities... Les choses ont bien changé ma bonne dame. Aujourd’hui c'est un poseur de bombe (John) qui en a fait péter une dans la 18° arrondissement et qui menace de recommencer dans six autres endroits si on ne libère pas sa mère (Rosy) et si on ne lui donne pas quelques millions et un billet d'avion pour l'Australie. Surtout que pour cela il s'est livré lui-même au commandant Camille Verhœven et à lui seul parce qu'il l'a vu vu à la télévision. Un joyeux inconscient ce John qui n'a pourtant rien d'un terroriste exalté, quant au chantage, il est plutôt mal tombé !Tout cela semble plié d'avance et on imagine que le pauvre John ne fera pas longtemps le poids face aux flics de antiterrorisme mais quand même, la perspective de ces explosions, ça bouscule un peu la hiérarchie et le ministre... cela affole même le chef du gouvernement ! C'est vrai qu'il est un peu paumé ce pauvre John Garnier, sa mère est en prison, sa petite amie vient de mourir et il n'a plus de travail. Il a peut-être envie qu'on parle un peu de lui ?

     

    Camille qui espérait reprendre sa vie à la criminelle ne s'en tirera pas comme cela. Flanqué de Louis, toujours aussi efficace, va devoir faire sa part de travail alors qu'il ne s'y attendait pas. Ce que c'est quand même que la notoriété télévisuelle ! Il est vraiment très fort ce commandant et il finit par mettre John en confiance à force de persuasion, à tout le moins le croit-il, mais c'est compter sans l'obstination de ce dernier.

     

    Comme toujours le suspens est au rendez-vous entre bluff, lourdeurs administratives, profil psychologique, interrogatoires musclés, parcours personnel, patients recoupements, hésitations, erreurs … et réalité d'une mère abusive !

     

    Cet auteur me procure encore une fois un bon moment de lecture.

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Septembre 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • ALEX

    N°802 – Septembre 2014.

     

    ALEX – Pierre Lemaitre – Albin Michel

     

    C'est un thriller présenté comme un plan en trois parties ou, si l'on veut , un drame en trois actes.

     

    Au début de ce récit, Alex, jolie jeune femme de trente ans, solitaire, séduisante, est enlevée en plein Paris et séquestrée dans un hangar froid par son ravisseur. La mise en scène mérite qu'on la décrive : elle est enfermée nue dans une cage exiguë, suspendue au-dessus d'une meute de rats avec seulement un peu d'eau et des croquettes pour animaux qui ne servent qu'à appâter la vermine. Elle ne peut s'y tenir ni couchée ni debout, tout juste repliée dans une position inconfortable et au milieu de ses excréments. On songe au supplice crée par Louis XI pour l'évêque de Verdun. Ils ne se connaissent ni l'un ni l'autre et on pense immanquablement au fait d'un déséquilibré, à un acte gratuit, aux sévices, au viol, au meurtre, mais le plus étonnant c'est que cet homme veut seulement « la regarder crever » ! La jeune fille réfléchit, résiste comme elle le peut dans sa position, se demande ce qu'elle fait là et finit par souhaiter la mort. Pour autant l'inconnu ne répond à aucune de ses questions, se contentant de la prendre en photo.

     

    L'enlèvement s'est déroulé en présence d'un témoin, une enquête est donc ouverte, confiée au commandant Camille Verhœven qui ne souhaite pourtant pas en être chargé parce que ce genre d’affaire lui rappelle le kidnapping de son épouse qui a mal tourné. Enceinte de huit mois, elle a été tuée. Deux meurtres d'un coup et sa vie gâchée ! Il est resté veuf, solitaire et vit avec son chat ! Pourtant il l'accepte, parce que c'est un bon flic, peut-être parce que c'est son supérieur, le commissaire divisionnaire Jean Le Guen, qui le lui demande, peut-être aussi parce que c'est un moyen d'exorciser ses vieux démons ? Il fait équipe avec Armand et Louis, deux officiers aussi dissemblables l'un de l'autre sur le plan vestimentaire comme sur celui du train de vie, de la culture, mais sacrément efficaces. Pourtant cette affaire est atypique : pas de revendication, pas de demande de rançon, absence d'identité de la victime et de l'agresseur... A force d'investigations et aussi avec un peu de chance, la police finit pas trouver le lieux où la jeune fille était séquestrée, mais trop tard, elle n'y est plus. Et pour corser le tout le kidnappeur s'est suicidé. C'est, si l'on veut, la fin du premier acte.

     

    Alex reste introuvable, disparue de la circulation, et une série de meurtres particulièrement atroces et cruels est révélée dans diverses régions de France. Au début on ne fait pas le rapprochement mais les enquêteurs finissent par penser à elle. Elle n'a pas de visage mais, avec les portraits-robots, les témoignages, elle prend vite une physionomie. Pourtant, la jeune fille brouille les pistes, change d'identité et d'apparences, mais le modus operandi est le même : toutes les victimes sont exécutées à l'acide sulfurique concentré déversé dans la gorge. Elle chercherait à se venger des hommes, mais elle n'a pas été violée, les prend au hasard et s'attaque aussi aux femmes à l'occasion... Mais pourquoi ce mode opératoire particulièrement cruel ? Le juge a beau dire que quelque chose a du lui rester en travers de la gorge, l'argument est facile et surprenant de la part d'un magistrat, quant à l'incontournable raison sexuelle elle ne pèse pas bien lourd. Cependant, sans plus de raison qu'avant, Alex choisit de quitter la scène. Fin de deuxième acte.

     

    Reste le troisième acte, moins spectaculaire sans doute que les deux précédents mais il a au moins l'avantage d'être explicatif... et surprenant. Les policiers tiennent un fil et le déroulent et tout un passé qu'on croyait révolu, oublié, remonte à la surface. Alex aimait lire et aussi écrire, même si c'était par intermittence. C'était pour elle, à cause de sa solitude un véritable exorcisme. Les policiers quant à eux sont experts en maïeutique même s'il y a un peu de bluff, pas mal de suppositions, mais cela se passe tout en finesse et loin des violences persuasives traditionnelles et surtout grâce aussi au travail de fourmis des enquêteurs. Dès lors cela provoque la déstabilisation de témoins devenus suspects puis accusés, le réveil de remords, de lourds secrets de famille qu'on croyait définitivement oubliés. Le problème posé est celui de la vengeance, de la volonté de faire subir aux autres ce qu'il nous ont fait subir eux-mêmes et de la légitimité de cette manière de « vendetta ».

    Cette affaire a bouleversé Camille parce qu'elle lui a rappelé un pan de sa propre vie. Le juge, suffisant et vaniteux ne manque pas de le lui faire remarquer, lui conseillant des enquêtes moins lourdes. C'est une occasion aussi pour lui de revenir sur son parcours familial.

     

    L'auteur a dans cette affaire un style particulièrement réaliste précis, riche en détails, en descriptions sans oublier la dimension humoristique que j'ai particulièrement apprécié. Il en profite même, fin observateur de la race humaine, pour formuler quelques aphorismes bien sentis sur ses congénères, ce genre littéraire s'y prêtant bien par ailleurs. C'est un roman policier à la française, passionnant, haletant qui distille le suspense au fil des pages et tient son lecteur en haleine jusqu'à la fin. Hitchcock a trouvé là un digne successeur !

     

    Pierre Lemaitre, Prix Goncourt 2013 pour « Au-revoir là-haut »(La Feuille Volante n°734) se révèle ici un talentueux auteur de roman policier. Ce n'est d'ailleurs pas le première fois que cette revue lui rend hommage pour sa série policière (la Feuille Volante n° 768). Je ne manquerai pas de poursuivre la découverte de son talent.

     

    Ce roman s'inscrit dans la « trilogie Verhœven. »

     

    ©Hervé GAUTIER – Septembre 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • SACRIFICES

    N°768 – Juillet 2014.

     

    SACRIFICESPierre Lemaitre - Albin Michel.

     

    Rien ne prédisposait Anne Forestier, en ce matin tranquille dans une galerie marchande des Champs-Élysées, à être témoin du braquage d'une bijouterie et, devenue gênante, à être sauvagement agressée et laissée pour morte par deux petits truands. C'est, comme on dit, se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Non seulement les braqueurs massacrent Anne à coups de crosse mais ils tirent sur elle et poursuivre leurs casses ailleurs. Malgré leur côté spectaculaire, ses blessures sont moins graves qu'il n'y paraît et elle est une femme de caractère et surtout volontaire ; elle survivra ! Elle a vu le visage de ses agresseurs et à ce titre doit être éliminée, c'est pourquoi l'un d'eux la poursuit jusqu'à l’hôpital. Il y est même venu avec un fusil à canon scié pour l'exécuter mais en vain !

     

    Elle est aussi la compagne de Camille Verhoeven, commandant de police à la Criminelle qui se fait attribuer l'enquête en faisant un peu le forcing face à une hiérarchie qu'il prise peu, qu'il mystifie en permanence, une justice dont il semble se moquer et un code de procédures pénales dont il semble avoir oublié jusqu'à l'existence. C'est un véritable électron libre qui agit pour son propre compte, malgré la bienveillance du juge et l'amitié du contrôleur général, dans la plus parfaite illégalité au risque d'un dessaisissement, d'une enquête de l'IGS, d'une inculpation personnelle et d'une exclusion, comme les flics qui glissent sur la mauvaise pente. Il fait de cette enquête une affaire personnelle, à moins que ce ne soit le contraire, surtout depuis l'assassinat d'Irène, sa première femme. Anne est réellement en danger puisque celui qui l'a passée à tabac, Vincent Hafner, est un truand chevronné qui reste introuvable. Le commandant va donc mettre les moyens qui, pour lui, sont nécessairement entachés de marginalité voire d'illégalité. Pourtant l'enquête piétine et les ennuis pleuvent sur lui mais l'urgence est de protéger Anne à tout prix, même à celui de la rencontre avec les caïds du milieu et même l'assassin de sa propre épouse. Camille est un artiste, un délicat dessinateur qui, malgré son talent ne connaîtra jamais la notoriété, c'est un amoureux des chats et un être secret et c'est sans doute ce qui l'a rapproché d'Anne dont finalement il ne sait rien. Mais bizarrement plus il investigue, plus cette dernière devient un mystère pour lui, un véritable fantôme qui lui pose de nombreuses interrogations, de multiples états d'âme et il en vient à douter des apparences mêmes. Et pourtant il tient à elle.

     

    C'est un thriller avec l’écriture, l’ambiance et les personnages qui conviennent à ce genre. Pendant ces trois jours, le découpage horaire, les actions haletantes, les mystérieux arcanes autant que les rebondissements entretiennent un suspense de bon aloi. J'en profite pour préciser qu'à mon avis le roman policier n'est pas seulement dédié à l'été ou associé au farniente au soleil ou à la plage. Par rapport à la littérature générale dont elle est une facette, la littérature policière à son originalité, ses auteurs talentueux et ceux qui le sont moins. Jusqu'à ce qu'il obtienne le Prix Goncourt pour « Au revoir là-haut », je ne connaissais pas Pierre Lemaitre (La Feuille Volante n°734). Il explore ici un genre différent qui m'a bien plu et je pense que je vais poursuivre la découverte de cette partie de son œuvre*.

     

    * Ce roman est le dernier de la trilogie Verhoeven.

     

    ©Hervé GAUTIER – Juillet 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • AU REVOIR LA-HAUT

    N°734 – Mars 2014.

    AU REVOIR LA-HAUT– Pierre Lemaître – Albin Michel.

    Prix Goncourt 2013.

     

    « Alors au revoir, au revoir là-haut, ma Cécile, dans longtemps » Telles sont les dernières paroles du soldat Albert Maillard qui, au fond d'un trou d'obus va mourir. Elles font écho à l'exergue en tête du roman et lui donnent son titre.

     

    La trame de cette fiction, car c'en est une, est finalement une suite de rencontres comme le hasard nous e réserve parfois dans la vraie vie. Ici, c'est la Grande Guerre qui favorise celle du 2° classe Albert Maillard qui frôle la mort par ensevelissement dans un trou d’obus et le soldat Édouard Péricourt qui lui sauve la vie au péril de la sienne. Ils sortiront de ce conflit pas mal cabossés, surtout Édouard, mais vivants et unis par un lien amical solide. Si Albert n'est rien qu'un simple salarié, un homme du peuple, son camarade est le fils un peu délaissé parce que trop artiste et efféminé du banquier bien connu qui a fait sa fortune sur les crises successives. Il a eu la mâchoire arrachée refuse la greffe et le retour dans sa famille et naturellement c'est Albert qui qui va s'occuper de cet homme défiguré, tenté un temps par la mort et dont il ignore tout. Il va subvenir à ses besoins et le ramener à la vie. Son état est si désastreux qu'il va même jusqu'à le faire mourir, mais fictivement, en intervertissant son livret militaire avec celui d'un « poilu » mort : officiellement il devient donc Eugène Larivière. Albert, à qui la guerre a tout pris, son emploi, sa femme parti avec un autre, ses illusions, s'occupe dans la vie civile quotidienne à la quelle ils ont été rendus, de cette « gueule cassée » qui maintenant est dépendant à la drogue qui apaise ses souffrances. Édouard-Eugène qui refuse toujours de revenir dans sa famille où sa mort est presque passée inaperçue, sauf peut-être pour Madeleine sa sœur, ne peut rien attendre de l’État au titre des soins puisqu’il est officiellement mort. Il se contente de porter des masques qui cachent son image insoutenable et de rester cloîtré.

     

    Rencontre encore quand le capitaine d'Aulnay-Pradelle, noblaillon « fin de race », prêt à tout pour se faire valoir et parfois même à tuer y compris ses propres soldats mais surtout désargenté, va croiser la route de Madeleine Péricourt venue chercher le corps de son frère. Il l'épousera pour redorer son blason et son patrimoine, la trompera et son mariage partira à vau-l'eau. La libération fera de lui un affairiste inhumain et méprisant pour ses semblables qui se jettera dans des transactions douteuses. La République qui avait si bien su mener ses enfants à la boucherie va oublier les survivants et s'occuper des morts puisqu'il faut bien célébrer la victoire et surtout préserver les apparences. C'est là que Pradelle intervient puisque, maintenant introduit par son mariage dans la société dirigeante, va monter une société qui sera chargée, par adjudication, d'exhumer les soldats morts des champs de bataille et de les inhumer dans de grandes nécropoles. L'affaire faite de trucages des marchés publics, de malfaçons, de vols et de corruption tournera court et Pradelle, lâché par tous mourra seul et ruiné.

     

    De son côté, Albert qui a à sa charge Édouard survit comme il peut avec peu de ressources. On ne donne pas cher de leur avenir à tous les deux quand ledit Édouard a une idée de génie. Lui qui a un don pour le dessin décide de l'exploiter quand l’État incite les communes de France à honorer leurs enfants en érigeant un « monument aux morts ». Partant du principe que plus un mensonge est gros plus il prend, notre dessinateur va, sans sortir de chez lui, monter une arnaque baptisée du nom ronflant de « Souvenir Patriotique » qui fait appel aux subventions publiques d'ailleurs maigres mais surtout à la souscription. C'est, certes, escroquer les petites gens qui avaient perdu un proche à la guerre et donc une insulte aux morts mais pour eux, c'est une revanche. L'affaire réussit bien au-delà de leurs espérances et pour eux un départ sous d'autres cieux plus cléments pour les délinquants est maintenant inévitable. Là non plus tout ne se passera pas comme prévu et le scandale éclatera.

     

    Parce que la morale doit toujours être sauve, le père Péricourt, maintenant bourrelé de remords à cause de la disparition de son fils à côté de qui il est passé délibérément avant ce drame, y laissera quelque argent et sûrement davantage, Pradelle retrouvera une place qu'il n'aurait jamais dû quitter et nos deux acolytes ne profiteront pas vraiment de cette fortune mal acquise.

     

    J'ai lu ce roman jusqu'à la fin avec passion autant pour connaître l'épilogue que pour le plaisir de lire le texte. Ce n'est pourtant pas à cause du style fort peu académique mais peu importe. J'avoue que j'ai volontiers goûté l'humour subtil des phrases, la manière à la fois caustique et fluide avec laquelle Pierre Lemaître s'exprime [j'ai même parfois souri à certains bons mots bien que le sujet ne s'y prête pas vraiment]. Je ne l'ai pas fait non plus à cause de l'attribution de ce prix prestigieux. J'ai déjà déploré maintes fois dans cette chronique qu'il ait été attribué à des romans qui ne le méritaient pas ; Je l'ai pourtant lu avec gourmandise à cause de l'histoire pleine de suspense, de l'étude psychologique des personnages qui s'accompagne d'un réel sens de la formule et du culte du détail. C'est une authentique évocation de l’espèce humaine qui n'est ni respectable ni fréquentable mais à laquelle nous appartenons tous. Ce qui a aussi retenu mon attention c'est sans doute le montage de cette arnaque, certes fictive mais quand même géniale autour des débris de cette guerre qu'on a baptisée Grande (avec une majuscule) et que l’État voulait vite oublier comme il voulait oublier ceux qui l'avait faite, vivants ou morts. On avait su les trouver, les forcer à se battre, à vivre dans des conditions inhumaines, à mourir « Pour la Patrie », on saurait bien les abandonner (comme toujours) malgré toutes les déclarations lénifiantes et patriotiques des hommes politiques et les commémorations hypocrites ! Et ceux qui étaient décidés à profiter des commandes de l’État autour du transfert des morts ne manquaient pas. J'y ai lu aussi l'histoire d'une amitié entre deux anciens combattants devenus frères d'armes un peu par hasard, à la fois inventif et flamboyant pour Édouard et maladivement inquiet pour Albert aussi dissemblables l'un de l'autre par leur vie, leur classe sociale, leur culture. Leur expérience du champ de bataille les a définitivement unis, eux qui appartiennent à cette génération délibérément sacrifiée sur l'autel de la Patrie.

     

    Je ne connaissais pas Pierre Lemaître avant ce roman réellement captivant qui fut pour moi un grand moment de lecture. Je crois bien que je vais continuer à explorer son œuvre.

     

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com