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la feuille volante

Pierre Bayard

  • Aurais-je sauvé Genevieve Dixmer?

    La Feuille Volante n°1036– Avril 2016

    AURAIS-JE SAUVÉ GENEVIÈVE DIXMER – Pierre Bayard – Les Éditions de Minuit.

    Les gens de ma génération se souviennent sûrement du « Chevalier de Maison-Rouge » qui fut le premier feuilleton télévisé de cape et d'épée diffusé en 1963 d'après l’œuvre d'Alexandre Dumas et d'Auguste Maquet. Inspiré par la vie d'Alexandre Gonsse de Rougeville, il a ému la France entière. Il retraçait l'histoire de cet aristocrate recherché par la police et caché chez les époux Dixmer, royalistes, qui voulait libérer Marie-Antoinette de la prison du Temple. Parallèlement, Maurice Lindey, un républicain patriote, tombe amoureux de Geneviève Dixmer dont le mari accueille Lindey qui ainsi lui sert de couverture, tout en sachant les sentiments que ce dernier nourrit pour son épouse. La libération de Marie-Antoinette échoue, Geneviève est arrêtée, condamnée à la guillotine. Maurice la rejoint pour mourir avec elle. Cela c'est pour l'histoire tragique qui bouleversa durablement l'auteur, alors âgé d'une dizaine d'années au point que cela modifia, selon son propre aveu, sa notion même de l'amour. En effet, il tomba littéralement amoureux de Geneviève (peut-être aussi à cause du beau visage de l'actrice Anne Doat qui l' incarnait). Aussi était-il tentant pour lui, sans vraiment réécrire le texte, de la retrouver, de voyager dans le temps, d'entrer dans le roman, d'en devenir un de ses personnages, en l’occurrence Lindey, et de tenter, tout en respectant l'intrigue et aussi la personne de Geneviève, de la faire échapper à son injuste sort. Il vivra donc sous le Révolution et ses violences et voyagera à l'intérieur de ce roman par le truchement d'un artefact de lui-même, dans le seul but de la sauver.

    Cela paraît surprenant de vouloir ainsi entrer dans un livre, même si ce métalepse a déjà été utilisé notamment par Woody Allen qui ainsi retrouva Emma Bovary ou tourna « La rose pourpre du Caire ». C'est vrai que la fiction autorise l'extraordinaire et même si l'auteur est un être réel et Geneviève un personnage de roman, l'inconscient intervient dans cette relation et la rend possible. D'autre part la lecture attentive d'un texte amène le lecteur à y projeter ses propres fantasmes et à se situer dans un « monde intermédiaire » entre le réel et le fictif. En outre, l'identification à un personnage de roman appartient à l'enfance et nous sommes tous d'anciens enfants qui nous souvenons parfois de cette période. Il n'empêche que malgré tout, on ne peut rien modifier du passé. Notre auteur est donc projeté dans ce Paris de 1793(exactement du 10 mars à la fin octobre) inconnu de lui . Pour autant cet exercice suppose qu'il se mette dans la peau d'un homme de la Révolution, qu'il prenne en compte les données sociologiques, politiques, culturelles, idéologiques, religieuses de l'époque, l’émergence d’idées venues du Siècle des Lumières, le basculement dans la Terreur, les menaces extérieures et intérieures, la situation d'insécurité, tout en restant lui-même et en respectant l'intrigue et son épilogue qu'il connaît, contrairement à Lindey. Cela implique qu'il s'exprime à la première personne, qu'il use de son véritable nom, ce qui n'est pas le cas évidemment dans le texte de Dumas et Maquet. Dès lors, cette période troublée qu'est la Révolution ouvre-t-elle la voie à des problèmes concrets d'éthique extrêmement éloignés des positions philosophiques trop théoriques. Ainsi Lindey-Bayard doit-il choisir entre la femme qu'il aime et son idéal républicain, sa décision emportant nécessairement des conséquences dramatiques et caractérisant un choix impossible. Dès leur première rencontre fortuite, il est amené à se demander s'il doit défendre cette femme qu'il ne connaît pas et qui est peut-être suspecte, au seul motif qu’il en est tombé amoureux au premier regard, question d'autant plus pertinente que, par la suite, il est parfaitement conscient qu'elle se sert de lui et que pour cela il sacrifie volontairement son idéal républicain. Ainsi, peut-on admettre que la fin justifie les moyens dans la mesure où, la libération de la reine entraînerait la mort de Bayard, ramené par les royalistes et leur chef le chevalier de Maison-Rouge, à un simple moyen au service d'une cause supérieure à laquelle il est étranger ? Après avoir été dans le déni de cette situation, Bayard est mis par Geneviève devant le dilemme suivant : trahir la République et la sauver par amour et ainsi se déshonorer lui-même, c'est à dire faire un choix égoïste en trahissant son idéal, où envoyer cette femme à la mort, autrement dit, peut-on mentir et laisser mettre à mort quelqu'un qu'on aime au nom d'un principe dogmatique. Nous sommes dans un cas de conflit des loyautés, de valeurs, mais ici les choses bifurquent quelque peu puisque Geneviève s'offre elle-même (par amour?) à Lindey-Bayard, c'est à dire trahit son mari contre la sauvegarde du chevalier de Maison-Rouge, son frère. Je note que notre auteur se refuse à cette alternative, par principe autant que par devoir. De son côté, le mari n'hésite pas à sacrifier son épouse qui ainsi marche vers l’échafaud en compagnie de son amant qui se livre lui-même pour mourir avec elle.

    Ce n'est pas la première fois que l’auteur use de ce subterfuge d'écriture. Déjà dans « Aurais-je été résistant ou bourreau ? », il s'était transporté en France lors de l'occupation allemande de la 2° guerre mondiale, se demandant quelle aurait été son attitude en ces temps troublés. Cet essai qui se situe entre l'analyse littéraire et la philosophie, est émaillé d'exemples, de démonstrations et de citations d'universitaires et de philosophes, pleins aussi d'analepses et de prolepses qui servent le parti-pris de l'auteur pour se réapproprier cette fiction. Reste le concept d'écriture original qui permet l'exploration de la personnalité potentielle de l'auteur ainsi que les problèmes de réflexions et d'éthiques soulevés auxquels je ne souscris pas totalement, notamment celui où il parle de la responsabilité que nous avons envers ceux que nous croisons. Je ne tiens pas non plus l'humanité, dont je fais évidemment partie, en suffisamment haute estime pour l'investir de ces hautes préoccupations, de ces questions d'honneur, de respect et d'amour. J'ai quand même bien aimé ce livre, bien écrit, original dans son concept et dans cette expérience menée dans le contexte du passé mais qui permet aussi de penser le présent et l'avenir.

    © Hervé GAUTIER – Avril 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • AURAIS-JE ETE RESISTANT OU BOURREAU ? – Pierre Bayard

    N°668– Août 2013.

    AURAIS-JE ETE RESISTANT OU BOURREAU ? – Pierre Bayard - Les Éditions de Minuit.

    Pour les gens de ma génération qui n'ont pas fait la guerre mais qui en ont entendu parler [beaucoup par ceux qui l'ont connu de loin, peu par ceux qui ont été d'authentiques héros], je me suis souvent demandé quel aurait été mon comportement pendant cette période troublée. Sauf bouleversement dans ma vie, je n'aurais certes pas été un délateur mais sûrement pas non plus un résistant héroïque, tout juste un tiède, comme la plupart des Français de l'époque. Mais le destin nous joue parfois de ces tours ! Je me suis dit que ce livre pouvait peut-être m’aider à clarifier mon propre questionnement.

    L'auteur, né en 1954, tente de répondre à cette question en remontant le temps et en imaginant fictivement qu'il se trouve dans la situation de son père à la même époque parce qu'il a avec lui une similitude culturelle, des aspirations et un parcours communs. Il imagine donc une uchronie et se demande quelle aurait été son action dans ce contexte historique. Il a donc, fictivement, 18 ans en 1940, et élève d’hypokhâgne fuyant Paris se retrouve dans le sud de la France. Pour l'aider dans sa démarche d'analyse et de création, il convoque Louis Malle et Patrick Modiano pour le film « Lacombe Lucien », Daniel Cordier pour son engagement de Résistant, Stanley Milgram pour son expérience, Romain Gary pour ses romans et bien d'autres figures qui ont brillé par leur exemple...

    C'est un texte dense, documenté, logique aussi dans son raisonnement, écrit par un universitaire et un psychanalyste qu'est Pierre Bayard et qui alterne entre fiction et démonstration. L'auteur y démonte les mécanismes qui amènent chaque homme face à une crise, soit à l'ignorer par peur, soit à s'engager pour y faire échec, soit à aider ceux qui en pâtissent. Il dissèque la « personnalité potentielle » que nous portons tous en nous et qui nous révèle, dans un tel contexte exceptionnel, tels que nous sommes réellement,même si l'image que nous donnons de nous-mêmes est peu flatteuse, fait la part du hasard, prend en compte les contraintes intérieures qui poussent les êtres à agir ou au contraire à s'abstenir, depuis les désaccords idéologiques et politiques jusqu'à l'indignation et l'empathie en passant par la soumission à l'autorité, le devoir d’obéissance aux ordres ou au contraire le devoir moral de refuser de les exécuter, le risque encouru par ceux qui osent sortir du rang et, au nom de leur conscience, de se singulariser. Il remet en cause au passage bien des idées reçues sur l'engagement personnel et sur les actions qui en découlent, détaille la nature de l'intervention du « bourreau » dans la « solution finale », le génocide rwandais ou la dictature sanguinaire de Pol Pot, analyse finement ce qu'il appelle « la personnalité altruiste ».

    Quand il choisit de revenir à la fiction et de se mettre en situation de choisir entre De Gaulle et Pétain, il note son dégoût du régime de Vichy, son indignation face à ses agissements, sa sympathie pour les juifs mais aussi son incapacité à agir dans l'instant par peur de la dénonciation, de la torture et de la mort. Il est en effet peu indulgent avec lui, estimant que s'il avait vécu à cette époque, il aurait tenté de survivre dans la tourmente politique du régime de Vichy et aurait poursuivi ses études pour assurer son avenir en refusant l'action de résistance. Il se trouve quand même des excuses que le lecteur voudra bien admettre au nom de la peur ressentie. Les élèves de l’École Normale avaient pour ordre à l'époque de se tenir en dehors de toute action politique, même si en tant qu'institution, cet établissement ne partageait pas les idées du Maréchal. S'ils le faisaient c'était l'exclusion c'est à dire pour lui l'anéantissement d'années d'effort, l'effondrement d'un rêve familial, l'impossibilité d'entrer dans la Fonction Publique et donc de gagner sa vie, de fonder une famille comme il le souhaitait. Tout cela allait à l'encontre de l'exemple donné par de Sousa Mendes, ce consul du Portugal qui, en dépit d'une interdiction formelle de son pays, délivra, en juin 1940, plus de 30 000 visas à des juifs leur permettant ainsi de sauver leur vie, c'est à dire qu'il accepta délibérément de sortir du cadre existant pour n'agir que selon sa conscience. C'est, au sens de l'auteur, faire prévaloir la liberté simplement parce qu'on accepte de s'abstraire des contraintes mentales imposées, c'est aussi une manière de créativité puisqu'on invente ainsi une forme d'action qui est sans modèle préétabli. Ce n'est plus seulement un acte de résistance, c'est l'exploration d'une voie nouvelle qui met en évidence le concept de liberté, une véritable réinvention de soi. En ce qui le concerne, il avoue qu'il n'a pas ce courage et voit ici la raison de son défaut d'action. Il avoue quand même, malgré tout ce qu'il a dit auparavant et qui est de nature philosophique et altruiste que pour nombre de jeunes leur entrée personnelle en Résistance n'a pas été motivée par les rafles de juifs mais par l'institution du STO en février 1943 ! Pour lui c'est une véritable bifurcation qui le détermine grâce à des certificats médicaux à se faire affecter à la bibliothèque de l’École et attendre ainsi la Libération. Il parvient quand même à se dire que c'est là une forme de désobéissance et qu'il peut ainsi aider ceux qui ont fait le choix de la Résistance alors que son père n'a pu échapper au travail obligatoire en Allemagne.

    Parmi tous ceux qu'il énumère et qui sont entrés en résistance, beaucoup sont croyants et s'estiment inspirés par Dieu. L'auteur qui, à l'inverse de son père, avoue être agnostique, ne peut justifier sa forme d'engagement, si faible soit-elle, par sa foi. Pour autant il admet que la démarche de ceux qui se sont engagés à résister, est de l'ordre du mystère et qu'il y a en nous un autre « moi ».

    C'est donc un livre passionnant, agréable à lire, une fiction croisée avec un témoignage authentique qui donne l'occasion d'une réflexion sur l'éthique, d'un questionnement intime et peut-être d'une remise en cause personnelle.

    © Hervé GAUTIER - Août 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com