la feuille volante

Sylvain Tesson

  • Une vie à coucher dehors

    N°1748 – Mai 2023

     

    Une vie à coucher dehors- Sylvain Tesson- Gallimard.

     

    Avec cette expression qui s’applique le plus souvent au nom (« un nom à coucher dehors » qui signifie avoir un drôle de patronyme) l’écrivain-voyageur décline, tout au long de 15 nouvelles, un concept qu’il connaît bien puisque c’est celui de la nature qu’à ses yeux il faut respecter parce que ceux qui veulent en contourner les règles vont droit à l’échec (l’asphalte). Il considère que le destin obéit également à cette loi et qu’il est vain de vouloir s’y opposer (le bug). Pour illustrer son propos il emmène son lecteur de la Sibérie à Mexico, des États-Unis à l’Écosse et au cours de ce voyage dans l’espace mais aussi dans le temps, il tricote un texte où la fiction le dispute parfois à la vraisemblance, tant il est vrai que cette nature qui nous entoure et dont nous sommes les hôtes bien souvent indélicats à son égard, se venge en faisant valoir ses droits à la survivance et même à une sort de justice (le lac). Cette dimension n’exclut évidemment pas le rêve et ses illusions qui nous aident à supporter la réalité du quotidien avec ses injustices, ses hasards malheureux et grâce auxquels on se redessine pour un temps un autre univers (la particule, la fille) ou la simple chance de profiter de moments fugaces tressés par la bonne fortune (le glen) . Parfois les choses reviennent à leur vraie place, celle qu’elles n’auraient jamais dû quitter si l’inconséquence et la cupidité des hommes n’étaient passées par là (la chance) et avec elles le respect du cycle de la vie (le naufrage).

    Voyager c’est faire usage de sa liberté et la mer offre à ceux que l’aventure attire un espace où se conjuguent l’odeur de l’iode, le scintillement des vagues, la légèreté du vent qui gonfle la voile... Pour eux se priver de cette opportunité c’est renoncer au sens de leur vie qui est unique, dussent-ils pour cela tout quitter, leur famille, leur maison, leur travail...

    Voyager permet d’observer le monde, de porter sur lui un regard critique, d’en apprécier la civilisation mais surtout d’en déplorer les injustices. Cette prise de conscience d’un environnement humain qui devient de jour en jour plus méprisable, fait que ses personnages fuient la foule, les autres, au point de rechercher et même de désirer la solitude (le phare, le courrier) comme un authentique art de vivre. Partager son existence avec autrui, ce qui semble être la règle aujourd’hui, le vivre ensemble dont on nous rebat les oreilles, suscite aussi les pires attitudes qui peuvent facilement aller jusqu’au meurtre, c’est à dire jusqu’à l’autorisation qu’on se donne à soi-même de disposer de la vie d’un de nos semblables, fût-il un proche.

    Donc « une vie à coucher dehors » oui, mais seul !

    Le voyage auquel il nous convie nous invite à observer les paysages parfois hostiles (le phrare), depuis les glaces de Sibérie (le lac)jusqu’aux tempêtes naufrageuses des îles inconnues (le courrier), parfois unique comme la couleur bleue, mystérieuse et insondable de la Mer Égée (la crique). C’est l’occasion de descriptions poétiques qui caractérisent si bien le style de notre auteur et qui à chaque fois retiennent mon attention et mon intérêt de lecteur.

     

     

     

  • S'abandonner à vivre

    N°1746 – Mai 2023

     

    S’abandonner à vivre – Sylvain Tesson – Gallimard.

     

    Qu’il choisisse d’évoquer la rencontre cocasse d’un mari cocu avec l’amant, escaladeur de façades, de sa femme, qu’il nous parle de la fin tragique d’une mission britannique au Pôle ou qu’il dénonce avec délectation les Russes, leur addiction à la fornication et à la vodka ou la beauté et la sensualité de leurs femmes, Sylvain Tesson ne se départit pas de son style alerte et jubilatoire où les descriptions poétiques le disputent à la qualité de sa documentation, ce qui donne pour son lecteur un texte facile à lire et dont il se délecte jusqu’à la fin. A lire ses nouvelles il semble avoir un particulier attachement à la montagne et à l’escalade et il nous balade dans le monde entier, sous toutes les latitudes et dans tous les milieux. Sous sa plume, même la mort n’a pas cette dimension tragique et c’est entre les lignes qu’il conseille de privilégier la vie, même si celle-ci peut parfois réserver bien des surprises et pas toujours des bonnes.

    Le titre a pourtant quelque chose de fataliste. En effet, pour notre auteur, il faudrait accepter le monde dans son absurdité, car il n’en manque pas, se laisser porter par la vie sans chercher à en combattre les évènements parce que ce combat est perdu d’avance, accepter le hasard qui fait partie de nos vies bien plus que nous voulons bien l’avouer, le sort ou la destiné selon le nom qu’on veut lui donner.

    Quand nous naissons, c’est à dire quand nous sortons du néant, une hypothétique divinité ouvre à notre nom un livre dont nous tournons plus ou moins longtemps les pages. Quand nous retournons au néant, la Camarde en arrache une, la dernière, et range ce livre dans la grande bibliothèque de l’oubli. Alors, pourquoi pas accepter la vie telle qu’elle est, telle qu’elle vient, au jour le jour, sans se poser trop de questions. C’est une philosophie qui en vaut bien un autre et qui a au moins l’avantage de la simplicité, loin des interdits religieux censés nous valoir une incertaine éternité heureuse et les déductions oiseuses des supposés penseurs qui se targuent de nous servir de boussole.

    Ce titre viendrait du mot russe « pofigisme » qui est intraduisible en français, qui est une sorte de philosophie, une torpeur métaphysique qui ferait partie de l’âme russe. C’est un peu l’attitude des personnages de ces dix-neuf histoires qui, avec une certaine forme d’humour, acceptent la vie comme elle vient, surtout quand le merveilleux et l’inexplicable, selon critères du cartésianisme, s’invitent dans nos vies.

    J’avoue que je partage cette vision des choses.