la feuille volante

Édouard Louis

  • Qui a tué mon père

    N°1956– Janvier 2025.

     

    Qui a tué mon père – Édouard Louis- Seuil.

     

    Avec ce roman autobiographique paru en 2018, Édouard Louis retrace la figure de son père. Après des années de séparation, l’auteur revient chez son père qui vit dans une petite ville du Nord, grise et froide avec une autre femme que sa mère. Il retrouve un homme diminué par la souffrance et la maladie dont la vie peut s’échapper à tout instant. Ce sera sans doute la dernière visite de ce fils pourtant rejeté par ce père à cause de sa sensibilité, de sa fragilité, de son homosexualité et qui, devenu adulte, a réussi par son talent à briser la moule familial de la pauvreté, de l’alcoolisme, du chômage, de la précarité en embrassant une carrière d’homme de Lettres reconnu qui fait quand même la fierté de son père.

    Cette rencontre est pour lui l’occasion de remonter le temps, de se remémorer les relations difficiles qu’ils a eues avec lui, entre violence, incompréhension, regrets et peut-être amour mais compte tenu du contexte culturel, des préjugés sociaux, du rejet de son orientation sexuelle, je ne suis pas sûr qu’il y ait eu entre eux véritablement de l’amour. Ce que je retiens c’est surtout cette opposition constante entre eux, cette ambiance familiale délétère où les coups de gueule, les larmes, les cris étaient plus fréquents que les rires et les moments de complicité. Cette entrevue a été l’occasion de se parler, un peu comme une ultime tentative d’explication voire de rédemption

    Reste la question posée (sans point d’interrogation). Sans aucune ambiguïté, Édouard Louis accuse les hommes politiques, de Chirac à Macron qu’il juge responsables de l’abandon des plus déshérités. Son père, victime d’un accident du travail est devenu un assisté, un oublié de la société, un humilié, capable seulement de subir des décisions qui lui sont défavorables. C’est peut-être cette injustice qui le rapproche de son père, davantage que les souvenirs personnels quelque peu délétères qu’il évoque. Cette détresse, cette révolte ainsi exprimées me paraissent même bien plus importantes que le récit biographique. Au moment où les politiciens, chargés de représenter le peuple à qui ils doivent leur situation avantageuse, nous donnent l’image de gens plus préoccupés par leur réélection et donc leur carrière que par l’intérêt général qu’ils sont censés défendre, ces remarques exprimées dans la 3° partie de ce court ouvrage m’ont paru des plus pertinentes. La démagogie, le mensonge, la mauvaise foi, la trahison, les flagorneries et les palinodies des politiciens ne plaident évidemment pas en leur faveur. Ils sont à ce point coupés des réalités quotidiennes, des difficultés de ceux dont ils régentent la vie par leurs décisions qu’il est possible d’y voir de l’incompréhension, l’indifférence, du désintérêt. Au fil du temps ils sont devenus des profiteurs, des parasites de la société. La politique est une chose passionnante, ceux qui la font le sont nettement moins.

    Les motivations de l’écriture sont diverses entre la conservation de la mémoire, la volonté de porter témoignage, de régler des comptes, celle de partager des réflexions personnelles et ainsi d’aider d’éventuels lecteurs, voire celle d’augmenter son œuvre personnelle en occupant le terrain médiatique… Pourquoi, depuis que le suis le parcours créatif d’ Édouard Louis, ai-je souvent l’impression, comme ici, que l’auteur recherche dans les mots une sorte de rédemption pour ses romans précédents écrits sur sa famille ?

     

  • L'effondrement

    N°1954– Janvier 2025.

     

    L’effondrement – Édouard Louis - Éditions du Seuil.(2024)

     

    Le roman se présente comme un froid rapport de police établissant des faits. C’est pourtant bien d’une sorte d’enquête très personnelle dont il s’agit, un retour dans le passé, une tentative d’explication. L’auteur apprend la mort à 38 ans de son demi-frère (et non pas son frère comme il le dit), né d’un précédent mariage de sa mère. On parle même d’un éventuel suicide. La disparition d’un être cher entraîne, pour ceux qui restent , colère, révolte, chagrin et ce ne sont pas les fallacieuses promesses religieuses qui peuvent adoucir un deuil. A la réflexion, l’auteur prend conscience qu’il n’avait aucun lien avec lui à cause notamment de son homophobie, de sa posture provocatrice, qu’il ne savait pas grand-chose de cet homme, ouvrier pauvre, rêveur aux rêves démesurés et inacessibles, idéaliste mais incapable d’aimer les femmes qui ont partagé sa vie, à ce point contradictoire qu’il pouvait être à la fois violent et affable, animé de la volonté de sortir de ses addictions mais fuyant ceux qui voulaient l’y aider, révolté par la solitude mais désarmé face à elle. Il s’interroge sur son histoire balbutiante, sordide, désespérée puis délinquante, bouleversée par le divorce de ses parents et par son abandon. Il a été meurtri par l’indifférence d’un père alcoolique et violent dont il a reproduit l’exemple, blessé par la recomposition d’un foyer où il n’avait pas sa place et que son beau-père humiliait, avec la passivité voire la complicité de sa mère. C’était un homme contradictoire qui fuyait sa nouvelle famille qui ne lui témoignait que de l’indifférence, de l’incompréhension voire une volonté d’exclusion mais admirait la réussite d’Édouard, son frère. L’auteur parle avec raison de la blessure de son frère, un véritable abandon, une souffrance qui l’a poursuivi toute sa vie et qu’il a combattu, gauchement, à sa manière notamment en prenant des décisions inattendues et parfois désastreuses. Elles avaient, aux yeux de sa famille, l’avantage de l’éloigner d’elle. Pire peut-être puisque, selon lui, son frère n’avait jamais eu l’opportunité d’en parler, à cause de son appartenance à la classe ouvrière défavorisée où ce mode d’expression n’existe pas, comme si les autres couches plus favorisées de la population en étaient exemptes et que les enfants-victimes pouvaient s’exprimer plus facilement, ne connaissaient ni la dépression ni le rejet. Il est évident qu’il y avait entre l’auteur et son demi-frère dont on ne connaît même pas le prénom, des différences flagrantes même si lui-même n’a pas été épargné par les humiliations paternelles et la passivité maternelle. En outre, l’auteur évoque l‘attitude de sa mère face à la mort de ce fils, son impuissance, son indignation, son rejet de la réalité devant le décès de son fils mais dénonce aussi la posture passée d’une femme sous l’influence d’un mari agressif.

     

    J’ai lu ce roman avec une attention toute personnelle parce qu’il me semble que les adultes qui donnent naissance à des enfants puis se séparent pour refaire leur vie ailleurs, ont une attitude égoïste et ne songent guère à ceux à qui non seulement ils ont imposé la vie mais qui, par leur décision, la leur compliquent considérablement. Quand d’autres enfants naissent des unions suivantes, des différences, apparaissent inévitablement au sein de la famille recomposée, plus ou moins sciemment entretenues par les membres de la parentèle. Quoiqu’on en dise, ce genre de situation se banalise inévitablement, des injustices, des rivalités, voire des conflits naissent et se développent qui laissent des traces indélébiles sur les enfants du couple qui se sépare, mais le refus d’Édouard Louis de rencontrer ce frère gravement malade, celui de participer financièrement à l’enterrement, sont révélateurs . Son improbable dialogue avec son fantôme a quelque chose d’artificiel et même d’inconvenant, cette évocation d’une vie dévastée sonne pour moi comme une bien tardive tentative de rédemption où les mots ne pèsent rien. Cette analyse de la déréliction d’un être mal-aimé et incapable d’aimer ses semblables est à la fois pertinente et bouleversante.

    Dans ce contexte les larmes des vivants n’ont pas vraiment leur place sauf à jouer une comédie hypocrite convenue dans de telles circonstances. J’y ai vu dans ce roman quelque chose qui ressemblait davantage à la prise de conscience tardive d’une culpabilité à l’égard de cet homme, à cause des postures mais aussi des révélations faites par l’auteur sur sa famille, de son refus de voir les réalités en face. Nous savons tous que les mots n’ont pas le pouvoir de conjurer les erreurs.

    Je me suis toujours interrogé sur le style d’Édouard Louis, brut et assez froid, pas vraiment littéraire. Selon l’auteur, il traduit ici la distance qui existait entre lui et son demi-frère et estime que l’emploi de son langage serait susceptible de mieux le comprendre. Voire !

    Il y a sans doute dans cette démarche d’écriture de la part de l’auteur une dimension de déculpabilisation eu égard à la distance qui existait entre eux, de la haine qu’il lui témoignait, de ce qu’il avait écrit à son propos, au regard aussi de l’attitude de sa mère qui réalise bien tard, et peut-être avec une certaine tartuferie, tout ce qu’elle n’a pas fait pour lui. Sa tentative me paraît vaine et même quelque peu artificielle et je ne crois pas que les les mots aient réellement ce pouvoir d’exorcisme.

    C’est le 7° roman d’Édouard Louis qui poursuit ici sa réflexion sur la famille et au cas particulier de la courte vie désordonnée de ce demi-frère. Il le fait en intellectuel, évoquant la psychologie, la sociologie, la psychanalyse comme autant d’explications mais, dans cette démarche, il ne m’a pas paru convaincant.

     

    J’ai longtemps suivi l’itinéraire créatif de cet auteur. Sa vie a certes quelque chose d’original, voire d’extraordinairement réussi, malgré toute l’opposition familiale qu’ont suscité ses révélations. En dehors de quelques réflexions personnelles, j’ai attentivement lu ce roman avec un mélange de curiosité et de désaccord. En revanche, à travers la courte vie de son frère, il soulève ici un problème de société récurrent et cela me paraît beaucoup intéressant que ses révélations des ouvrages précédents, même si je ne suis pas sûr de l’avoir suivi dans son argumentaire volontairement déculpabilisant et quelque peu laborieux.

     

     

     

  • Combats et métamorphoses d'une femme

    N°1953– Décembre 2024.

     

    Combats et métamorphoses d’une femme – Édouard Louis - Éditions du Seuil.

     

    Dans ce court texte, j’ai eu l’impression de relire un autre roman biographique du même auteur « Monique s’évade ». Dans ce volume, Édouard Louis nous fait partager à nouveau le triste destin de sa mère, une jeune femme pauvre dans un Nord pauvre et triste, soumise à un premier mari, puis à un second, dans un contexte de violence, d’humiliations, d’alcoolisme, de solitude, d’abandon, surtout pour elle. Je note cependant que l’incompréhension, la violence, l’abandon, ne sont pas l’apanage des classes populaires et défavorisées. Cela touche aussi les autres couches de populations plus aisées, mais là le non-dit et l’hypocrisie l’emportent sur la dénonciation.

    Quand il est entré en littérature, l’auteur a fait des révélations sur sa famille, ce qui n’a guère plu à sa mère et on peut aisément le comprendre. Avec ce texte il m’a semblé qu’il voulait en quelque sorte se racheter en la réhabilitant. Rendre hommage à sa mère, une femme courageuse, me paraît parfaitement légitime. J’ai déjà dit dans cette chronique que l’autobiographie d’un auteur était une source intéressante de création et ce n’est sans doute pas Annie Ernaux et Patrick Modiano, notamment, tous les deux nobélisés, qui diront le contraire.

    Édouard le fait un peu pour lui aussi puisque c’est grâce à son ascension spectaculaire, à sa valeur, à la chance qu’il a eue de rencontrer les bonnes personnes qui l’ont assisté, à ses relations dans le monde de la culture, que Monique, sa mère, a pu ainsi s’extraire de ce milieu toxique et ainsi reprendre goût à la vie en rencontrant des personnalités quelle n’aurait pas imaginer côtoyer. C’est évidemment émouvant et sans doute de nature à encourager d’autres femmes à changer de vie, même si cette entreprise, dans un contexte différent, n’est pas forcément assurée d’un succès. Tout le monde n’a pas un fils écrivain célèbre !

    C’est aussi un récit humain à dimension sociologique indéniable et cette tentative réussie d’échapper à sa condition reste un exemple que la littérature a, en quelque sorte consacré.

    Il reste que je suis assez partagé face au style de l’auteur. Je le trouve banal, sans grande originalité, même si ce texte se lit bien. Sans être déçu par ce livre, j’en retiens une impression mitigée.

     

  • Monique s'évade

    N°1950– Décembre 2024.

     

    Monique s’évade – Édouard Louis – Seuil.

     

    Monique , c’est la mère de l’auteur. Une nuit, alors qu’il était à l’étranger, il reçoit un appel téléphonique désespéré de celle-ci lui annonçant sa décision de quitter l’homme, coléreux, violent et alcoolique, avec qui elle vivait depuis quelques années. Elle avait quitté son père pour les mêmes raisons et se retrouvait dans la même situation à laquelle elle avait voulu échapper. Cette relation n’a malheureusement rien d’exceptionnel et j’y vois l’impossibilité à échapper à son destin, un peu comme si quoiqu’on fasse on se retrouve dans la même situation que celle à laquelle on avait voulu précisément échapper.

    L’auteur se remémore sa jeunesse avec ses parents, son père, violent, dénonçant l’homosexualité de son fils, sa mère adoptant une attitude passive… Suit toute série de situations où cette malheureuse femme, livrée à elle-même, doit se débrouiller seule pour reconstruire sa vie dans la solitude, ses autres enfants adultes ayant par ailleurs des difficultés pour s’occuper de leur propre famille. L’auteur, ayant réussi socialement et financièrement, se considère dans l’obligation morale de sauver sa mère et d’organiser sa fuite. C‘est ce qu’il fait tout en notant des détails bien inutiles au demeurant.

    C’est malheureusement la chronique quasi ordinaire des couples qui se désagrègent au fil du temps, quelle que soit la responsabilité de chacun des deux époux. L’actualité, le procès de Gisèle Pelicot, toutes choses égales par ailleurs, remet en lumière les intolérables violences faites aux femmes qui, par un effet de balancier et après avoir été longtemps occultées, reviennent sur le devant de la scène. L’homme a bien souvent le pire rôle et l’épouse, souvent sans qualification et dans un contexte de pauvreté, ne peut que subir une vie commune à laquelle elle ne peut échapper.

     

    J’ai suivi le parcours créatif d’Edouard Louis qui a largement confié à son lecteur les épisodes de sa vie qui constituent globalement son œuvre littéraire. L’évocation de son enfance, dans un premier roman, n’a guère plu à sa mère et cela peut se comprendre. C’est sans doute ce qui a motivé l’écriture de ce présent récit biographique qui prenait ainsi une dimension d’absolution. Mais la littérature peut-elle tout dire ? Est-elle nécessaire pour que l’auteur trouve dans les mots, et sous couvert d’écrire une œuvre originale, une occasion de se déculpabiliser ou de se libérer d’obsessions intimes ? J’avoue que j’ai peu adhéré aux différentes remarques de l’auteur sur la fuite de sa mère, sur ses conséquences, sur la longue impossibilité d’y recourir, sur l’homme que Monique quittait. En revanche je le suis volontiers dans son hymne à la solitude, un peu comme si elle était le symbole du bonheur auquel chaque être humain aspire pendant son passage sur terre. Je le suis aussi sur la manière émouvante d’exprimer sa fierté au regard de l’attitude de sa mère.

    Le livre refermé, j’en garde une impression mitigée.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Changer: méthode

    N°1941– Octobre 2024.

     

    Changer : méthode – Édouard Louis - Éditions du Seuil.

     

    « L’histoire de ma vie est une succession d’amitiés brisées » Cette simple phrase résume à elle seule ce livre au titre à la fois laconique et ambitieux. L’auteur n’a en effet que 26 ans quand il entame cette autobiographie partielle dont je retiens une volonté acharnée de réussite personnelle face à laquelle rien ne résiste, pas même les amitiés qui y ont contribué. Elles ont été sacrifiées par lui dans ce seul but. Eddy Belleguelle qui deviendra Édouard Louis n’est pas né dans une famille d’intellectuels mais au contraire dans un milieu social pauvre et rural, Il est un de ces écorchés de la vie, rejeté par ses parents, avec en prime la misère qui n’a même pas le soleil pour être supportée comme le dit la chanson, ostracisé par son homosexualité, bouleversé par les épreuves familiales. Il deviendra pourtant un intellectuel diplômé et un écrivain célèbre .

     

    Une deuxième interrogation est la chance qu’il a eue de pouvoir s’en sortir, rencontrant les bonnes personnes qui l’ont aidé, soutenu, sa rencontre avec Elena, sa vie au sein de sa famille, cela m’a paru d’autant plus surréaliste qu’il semble ne pas y avoir de secrets entre eux et c’est elle qui initie son épanouissement par la lecture, la culture, c’est grâce à elle qu’il abandonne ses manies de prolétaire pour adopter les codes de la bourgeoisie. Ils s’aiment réciproquement, il n’y a entre eux que des relations amicales, platoniques, mais c’est lui qui choisira de l’abandonner quand son avenir se dessinera à Paris, ville qui selon une tradition bien ancrée mais parfois illusoire, est le symbole de l’espoir et parfois de la réussite. Ce sont cependant les hommes, ses amants, qui l’aident à oser assumer son orientation sexuelle, puis plus tard sa rencontre avec un auteur homosexuel, Didier Eribon, à devenir lui-même écrivain, sans doute pour l’imiter. Hasard, destin, chance, c’est comme on voudra ! Je note cependant que parmi toutes ces personnes qu’il croise, il y a quand même quelques femmes. ! Il a eu également la chance de retenir l’attention d’un grand éditeur quand tant d’autres avaient refusé le tapuscrit de son premier roman. Il y a la baraka, certes, la volonté de ses amis de lui venir en aide à cause peut-être du magnétisme (de la beauté ?) qui se dégage de sa personne, sa volonté à lui de s’en sortir et il ne ménage pas ses efforts pour la susciter, par opportunisme, par séduction, par la quête légitime du bonheur ne serait-ce que pour consolider sa position que que le sexe lui procure, pour se sauver, pour ne pas revenir dans son ancienne situation précaire. Pourtant nombre de ses amants de passage ne voient en lui qu’un objet sexuel transitoire, qu’une simple toquade quand lui recherche désespérément l’amour, une condition stable qui l’aidera à sceller sa situation, à fuir ce passé qui l’obsède. Malheureusement ses tentatives, pourtant menées de bonne foi, se sont révélées vaines, soulignant son isolement.

     

    Il commence donc son récit, par besoin de relater son passé, pour s’en débarrasser dit-il, mais je ne suis pas bien sûr que cela soit vraiment possible, l’écriture n’ayant pas, à mes yeux, un effet cathartique, bien au contraire. En effet, chercher, à titre personnel, à le faire revivre produit bien souvent l’effet inverse et y mettre des mots pour l’exorciser m’a toujours paru illusoire, cet exercice ne pesant rien face à l’intolérance, à la solitude, aux remords. Certes il prétend que la lecture, puis l’étude, et plus tard l’écriture ont été essentielles dans sa métamorphose, mais j’observe que, à un certain moment, l’écriture est allée au-delà de l’exorcisme de son passé, puisqu’il recherchait grâce à elle à échapper à l’angoisse de n’être pas à sa place dans une société parisienne où il n’était qu’un étranger. Même l’accès à la prestigieuse École Normale ne lui a pas vraiment permis cette émancipation , face au complexe de classe et d’origine. Seul le présent comptait, avec ses rencontres de hasard, parfois prestigieuses qui suscitaient pour lui un fol espoir, souvent déçu. Ce n’est que plus tard, grâce à ses soutiens, à son talent, à sa persévérance, que cet exercice laborieux et parfois périlleux qui consiste à mettre des mots sur ses maux, que la littérature et la notoriété ont officialisé et récompensé cette quête.

     

    Raconter sa propre histoire est souvent le moteur de la création littéraire où des lecteurs peuvent se retrouver et puiser de l’énergie pour eux-mêmes, Vouloir changer sa vie, faire échec à un avenir tout tracé, laborieux, limité et qui ne nous convient pas, vouloir échapper à un milieu où on ne sent pas à sa place ou qu’on rejette, tout cela est légitime, surtout si on en a la volonté et qu’on s’en donne les moyens. Le faire à travers la culture et les disciplines intellectuelles procurent une sorte de vertige, la certitude d’appartenir à une élite, de vivre une vie exceptionnelle. Cela dit, les chemins de la réussite seront toujours pour moi un mystère. Cette exploration intime et ce besoin d’en porter témoignage mettent en évidence une sorte de dédoublement de sa personnalité, une partie de lui aurait voulu rester auprès d’Elena et vivre avec elle dans l’anonymat et l’autre partie a voulu forcer le destin, l’attirer vers la réussite et la célébrité, et c’est cette deuxième option qu’il choisit , même s’il en conçoit un peu de honte et donc de déchirement. D’autre part conserver sa nouvelle vie faite de culture et de plaisirs, par la fréquentation des bibliothèques mais aussi des hôtels de luxe et des grands restaurants, tout ce qui lui a manqué dans sa jeunesse, reste une obsession. Il ne veut à aucun prix retomber dans sa vie d’avant, dans la pauvreté, dans l’injustice de cette situation. Écrire est un refuge face à cette souffrance et même si l’apaisement personnel n’est pas au rendez-vous, sa volonté de s’inscrire dans un milieu littéraire avec la certitude d’avoir quelque chose à dire qui sort de l’ordinaire par son authenticité même et celle de profiter des plaisirs de la vie, reste intacte comme est intacte sa quête du véritable amour. Mais écrire est aussi une souffrance, un combat intime, un épuisement, parfois une impossibilité et dont le résultat est souvent la désillusion et l’échec. C’est un exemple que je salue et si on nous parle volontiers de ceux qui ont réussi, on omet souvent de ceux, et ils sont nombreux, qui ont connu l’échec. Pourtant, sa vie, telle qu’il la relate me semble s’apparenter à une fuite constante, de sa famille d’abord, de son village puis de la ville d’Amiens, d’Elena, de sa vie d’avant et même celle du présent et peu importe si tout cela génère des trahisons successives qu’il assume. C’est donc cette méthode qu’il privilégie.

     

    Je note qu’il présente ce livre comme une série d’ explications successives mais fictives avec son père, avec Elena. C’est un moyen de se justifier, une occasion de fixer les choses pour lui-même, de s’expliquer, mais ce qui est un soliloque est aussi un refus de dialogue, un réquisitoire forcément tronqué parce que c’est lui qui tient la plume. C’est aussi l’itinéraire, évidemment pas idyllique mais courageux et plein d’abnégations de celui qui a réussi, parce que, devenant un écrivain connu et reconnu, il a tenté d’exorcisé son passé.

     

    J’avais déjà abordé cet auteur avec « En finir avec Eddy Bellegueulle » qui était son premier roman. Changer, certes, quant à la méthode qu’il met en avant, il me paraît évident que sans la chance dont il a bénéficié, cela n’aurait pas fonctionné. Le livre refermé, je reste perplexe face à cette confession de plus de trois cents pages mais cet ouvrage me paraît s’inscrire dans le prolongement des témoignages d’Annie Ernaux et Didier Eribon notamment sur l’émancipation par l’écriture d’un auteur originellement issu d’une classe populaire culturellement défavorisée.

     

    J’ai lu ce livre jusqu’à la fin pour en savoir d’avantage sur le cheminement de cet auteur, notamment parce que plus j’en tournais les pages plus mon intérêt grandissait. J’ai fait certes quelques remarques, quelques réserves mais j’ai apprécié ce texte parce qu’il est bien écrit, dans un style simple, sans artifice littéraire et facile à lire. Je le ressens comme un écrivain dont je suivrai volontiers le parcours créatif.

     

     

     

  • Histoire de la violence

    La Feuille Volante n°1027– Avril 2016

    HISTOIRE DE LA VIOLENCE – Édouard LOUIS – Seuil.

    S'il y a un mot qui peut caractériser notre siècle, c'est bien la violence. Certes, depuis que l'homme existe, il n'a eu de cesse d'exterminer ses semblables, mais chaque jour nous apporte son lot d'attentats aveugles, d'agressions gratuites, de crimes irrationnels perpétrés contre les êtres humains, nos semblables, nos frères, par d'autres hommes fanatiques, vicieux qui ont choisi de faire le mal plutôt que le bien.

     

    Édouard nous raconte son histoire, crûment, sans recherche littéraire, celle d'une rencontre fortuite avec Reda, un garçon maghrébin, un soir de Noël, après un réveillon entre amis. Il avait envie de parler et Édouard l'invite à boire un verre chez lui, écoute son histoire, celle de son père, un émigré kabyle. Puis les choses s'accélèrent, dérapent même…Après avoir bu et ri, Édouard et Reda couchent ensemble mais au matin Reda insulte son amant, l’agresse, le viole et tente de le tuer... C'est une sorte de huis-clos tragique suivi d'une plainte déposée au commissariat et une visite à l’hôpital.

    En fait, c'est Clara, la sœur d’Édouard qui raconte à son mari cette histoire puisque ce dernier la lui a confiée, Édouard étant dans une autre pièce et écoutant la relation. Pourtant le texte est assez confus, un style haché et populaire, à la syntaxe parfois approximative [ce qui n'est pas le cas des paragraphes en italiques qui sont d’Édouard], avec de nombreuses digressions, rendu ainsi difficile à lire, entrecoupé de relations à la première personne qui sont le fait d’Édouard, et d'autres où Clara est décrite un peu comme le témoin ces scènes autant que comme la narratrice. Il la retrouve en effet dans ce petit village du Nord après une longue absence. Non seulement leurs relations se sont distendues avec le temps mais il y a un gouffre entre le milieu populaire et ouvrier dans lequel elle vit et celui, érudit, parisien et universitaire qui est celui de l'auteur. Dès la première page, le narrateur nous confie que ce que dit Clara ne correspond pas exactement à la réalité de ce qu'il a vécu pendant cette nuit et qu'il vit cela comme une dépossession et en souffre encore davantage. En réalité j'ai été assez surpris par ce texte où il est question autant de la peur du sida, du viol autant que du racisme, Reda est en effet maghrébin, le tout entrecoupé de souvenirs d'enfance... Pourtant, après cette agression il élimine toutes les traces de cet amant pour compliquer le travail de la police, ce qui est une manière de le protéger. Cela me paraît quand même quelque peu ambiguë après ce qu’il vient de subir de sa part et ce même s'il hésite à porter plainte.

    Que l'auteur fasse dans l'autobiographique ne me gêne pas, bien au contraire puisque cela peut-être une sorte de libération, une source inépuisable d'inspiration autant qu'un procédé littéraire. Qu'il se plaigne que le récit qu'en fait sa sœur ne corresponde pas ce qu'il a vécu, qu'il se sente « exclus de sa propre histoire » me paraît en revanche un artifice romanesque dans lequel j'ai du mal à entrer. A titre personnel, je me suis beaucoup interrogé sur l'écriture et de son rôle supposé de thérapie et ici je comprends mal cette démarche par procuration et le résultat pour l'auteur. C'est une sorte de paradoxe qu’Édouard est le personnage central de ce roman mais qui vit en quelque sorte par procuration dans le récit de cette femme, comme si sa propre histoire lui échappait, qu'il en était dépossédé par une narration étrangère. Cette situation se reproduit quand Édouard est face aux policiers et aux médecins, c'est une sorte de mise en évidence de la relativité du langage.

     

    Au départ le titre (« histoire de la violence ») je croyais que ce livre se voulait général, thématique, presque pédagogique, mais je n'ai lu ici qu'un récit personnel que j'ai eu du mal à habiter. Je suis peut-être passé à côté d'un chef-d’œuvre, cela correspond peut-être à une nouvelle manière d'écrire… Comme toujours je respecte le travail de l'auteur, sa démarche littéraire, mais je dois dire que j'ai été un peu déçu. J'avais pourtant été quelque peu intéressé par son premier roman, « En finir avec Eddy Bellegueule ». Là mon impression est un peu différente et si j'ai poursuivi ma lecture, c'était davantage pour pouvoir me faire une idée personnelle sur ce roman et sur l’œuvre de cet auteur dont on parle beaucoup actuellement que par réel intérêt pour cette histoire.

     

    © Hervé GAUTIER – Avril 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • En finir avec Eddy Bellegueule

    La Feuille Volante n°1013– Février 2016

     

    En finir avec Eddy Bellegueule – Édouard Louis- Seuil

     

    « Non les braves gens n'aiment pas que, on suive une autre route qu'eux » chante Brassens. Ce n'est pas vraiment le cas de la famille Bellegueule qui ressemble à s'y méprendre à toutes celles du village, le père qui boit et qui, comme les autres hommes, se partage entre le bistrot et l'usine, le décor c'est les terres agricoles, le ciel plombé, l'air pollué, la pluie et le froid, la maison sans confort et trop petite pour une famille de sept enfants, la pauvreté... La mère souvent enceinte et qui ne lésine pas sur le tabac, la télé qui fonctionne en permanence, l'absence de livres, les ressentiments de chacun contre cette vie, solitude et violence ordinaires qu'on exorcise comme on peut. Dans ce milieu social, il faut ressembler à tout le monde, les hommes sont des durs et quittent l'école pour l'usine et les femmes deviennent caissières, se marient et ont des enfants… Dans tout ce décor, Eddy, l'un des fils, aux gestes efféminés, est une énigme pour cette famille qui l'a élevé comme les autres garçons à qui il ne ressemble pourtant pas. A cause de son aspect maniéré, il est le souffre-douleurs de ses camarades de classe. Ses parents ne comprennent ni n'admettent cette différence, ne se gênent pas pour se moquer de lui en espérant sans doute qu'il rentrera dans le rang, qu'il sera comme les autres et ne leur fera pas honte. Certes ils ne sont pas dupes de l'homosexualité de leur fils, certes ils sont pauvres mais veulent donner une bonne éducation à leurs enfants pour qu'ils ne souffrent pas comme eux de la misère, qu'ils n’aient pas à faire face au regard réprobateur des gens, qu'ils échappent à l'alcoolisme… Le racisme ordinaire du père, son intolérance ne l’empêchent pas de défendre Eddy même quand aucun doute n'est plus possible à son sujet, que son attirance sexuelle pour les hommes est un fait indéniable et qu'il est désormais, pour cette raison, en butte aux lazzis des autres. Il tentera bien vainement des expériences féminines autant pour donner le change que pour vérifier ce qu'il savait déjà, mais ne trouvera son salut que dans la fuite de cette famille qui l'aime pourtant mais dans laquelle il ne se reconnaît plus. Ce sera le théâtre puis plus tard les études supérieures, autant de voies auxquelles il n'avait sans doute pas pens . C'est à la fois un éveil à une autre vie, à la connaissance et à la culture mais aussi l'accès à un monde où il est accepté où il ne sera plus jamais taxé de « pédé ».

     

    Ce roman en forme de biographie, divisé en deux parties, se déroule en Picardie dans les années 1990, date à laquelle l'homosexualité était moins admise qu'aujourd'hui. Il y analyse la prise de conscience progressive d'un adolescent de son attirance pour les hommes. Il y décrit crûment et sans complaisance une classe ouvrière minée par l'alcoolisme, la xénophobie, l'intolérance, l'absence de culture dans une région qui, par la suite, n'a pas été épargnée par crise économique.

    Il est généralement admis que chacun a de bons souvenirs de son enfance. C'est là une idée reçue qui m'a toujours étonné puisque la mienne n'a pas été marquée par le sceau du bonheur. Les circonstances ont certes été bien différentes et surtout en rien transposables à celles de ce roman, mais lire sous la plume d'un auteur un tel témoignage me rassure un peu. Je finissais par me demander si mon cas avait quelque chose d'exceptionnel.

    Reste le titre qui sonne comme une page qu'on tourne et j'ai bien eu l' impression de que cette période de sa vie appartenait pour lui à un passé révolu. L'écriture est reconnue pour ses qualités cathartiques. Je ne sais si ce livre a changé la vie de l'auteur (en dehors du succès littéraire qu'il a suscité), s'il a correspondu à une réelle libération (« la force végétale de l'enfance subsiste en nous toute la vie » dit Gaston Bachelard) où s'il a exploité ce moment délétère de sa vie pour entrer en littérature puisque c'est là son premier roman, mais ces pages résonnent en moi avec des accents de sincérité. Il reste que si ses parents correspondent au portrait qu'il en a fait, je les imagine partagés entre la fierté d'avoir un fils écrivain célèbre et les révélations qu'ils ont lues dans son livre.

    C'est un roman qui se lit rapidement, un style sans fioriture littéraire, écrit à la première personne, entre témoignage et confidence. Pour autant il y a une sorte de double niveau dans le langage. D'une part l'auteur s'exprime simplement et d’autre part il rend compte des propos de ceux qui l'entourent et qu'il transcrit sans artifice. Cette différence se lit dans le graphisme du texte.

    © Hervé GAUTIER – Février 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com