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Articles de hervegautier

  • LA MAISON AUX ESPRITS – Isabel ALLENDE – FAYARD.

     

     

    N°274 – Juin 2007

     

    LA MAISON AUX ESPRITS – Isabel ALLENDE – FAYARD.

    (traduction Claude et Carmen Durand)

     

    Je le confesse bien volontiers, avant ce livre, je ne connaissais pas Isabelle Allende, mais mon irrésistible passion pour les écrivains sud-américains m'a tout naturellement entraîné vers elle. J'ai lu son livre avec gourmandise et intérêt, je n'ai pas été déçu! Faire des comparaisons, évoquer d'autres écrivains qu'on juge “cousins” à la lecture d'un roman est toujours un exercice à haut risque, parce que, sans renier l'apport de ses pairs, même s'il s'agit d'un premier roman[publié en 1994], l'auteur veut toujours être lui-même. La quatrième de couverture sacrifie à ce qu'on peut considérer comme une tradition. Eh bien, que mon improbable lecteur me pardonne, tout au long de la lecture de cet ouvrage, j'ai pensé à Gabriel Garcia Marquez! Ici, j'ai retrouvé sa verve intarissable, son sens du détail où l'humour le dispute à la précision du verbe.

     

    Comme lui, elle a ce don de l'écriture qui prend le lecteur au début du récit par une phrase courte et apparemment anodine, ici “Barrabas arriva dans la famille par voie maritime, nota la petite Clara de son écriture délicate”, et l'abandonne quelques cinq cents pages plus tard, émerveillé par ce qu'il vient de lire, étonné d'avoir pu être tenu en haleine par un récit rendu passionnant autant par un style jubilaitoire que par le sens consommé de la relation d'une histoire où jamais l'ennui ne s'insinue dans sa lecture, ou le réalisme le disputre au burelesque et parfois au tragique, et surtout un peu triste que cela s'arrête!

    Je dois également souligner que la traduction n'est pas être étrangère à cette complicité heureuse qui se tisse entre l'auteur et son lecteur.

     

    Isabelle Allende nous invite donc dans cette famille dont elle nous présente chaque membre à travers l'histoire de sa vie et les arcanes de son destin; elle le fait comme un témoin qui rassemble ses souvenirs pour les confier au papier, mais laisse Esteban Trueba, le grand-père qui va mourir, exprimer à la première personne et brièvement, ses états d'âme et ses remords.

     

    Il y a, certes, l'humour qui marque les choses, ce petit arrangement avec l'existence qui permet de s'en moquer. Elle paraît ainsi moins dure, plus acceptable, moins invivable. Il y a, aussi le compte rendu fait au lecteur autant qu'à soi même par l'auteur, l'histoire qui arrache un sourire intérieur en se disant que « voilà au moins quelqu'un qui écrit bien »... Mais quand même, il faut aller au-delà et bien des scène rapportées ne prêtent pas à sourire, bien au contraire. Le talent de l'écrivain force l'attention parce qu'elle rend compte de la réalité de la vie, qu'elle choississe de décrire un paysage désolé, la condition du petit peuple ou l'édification d'une fortune, la décrépitude d'une personne en fin de vie. C'est que l'histoire de cette famille, racontée sur trois générations se confond avec l'histoire de ce pays d'Amérique latine jamais nommé, mais que le lecteur identifiera facilement, surtout à la fin parce qu'il évoque désormais la démocratie assassinée, mais aussi parce que le nom de l'auteur y est également et définitivement associé. Elle y plante le décor, dans cette maison labyrinthique dite « du coin », elle est un peu une unité de lieu comme l'est aussi celle des « Trois Maria ». Esteban Trueba y traverse le temps, y bousculent les événements, les épousent en fonction de ses intérêts ou de ses convictions, entouré de ses bâtards, de ceux qu'ils appelle pompeusement « ses gens », de flagorneurs et surtout de femmes. Car les véritables personnages de ce roman sont des femmes, Rosa la belle qu'il ne put épouser, Clara la clairvoyante qui la remplaça, Blanca sa fille et Alba sa petite-fille, et même secondairement les soeurs Mora, Férula et Transito Solo... Chacune d'elles imprime sa marque, pèse sur ce qui fait la trame de cette histoire. Certaines d'entre elles ont des dons pananormaux et, invoquant les esprits des morts, les font réapparaître et lisent l'avenir dans leurs rêves. C'est à Alba, sa petite fille et non à un mâle, qu'il passe en quelque sorte le relais et la responsabilité de transmettre la vie et de faire perdurer la dynastie qu'il a fondée. C'est le souvenir de son épouse morte qu'il invoque avant lui-même de remettre son âme à la mort. Pourtant, au risque d'étonner mon lecteur, je dirai cependant que cette histoire est assez banale. Toutes les familles comptent dans leur sein des êtres uniques qui emplissent l'espace autour d'eux et parfois écrasent ceux qui vivent dans leur ombre. Ici, l'art de la romancière transcende les événements qu'elle rapporte, met en scène les personnages pour le plus grand plaisir du lecteur.

     

    Dans un roman, on prend la mesure du temps et de l'usure des choses, de la dimensions des personnages, de leur côté dérisoire et parfois ridicule. Le lecteur attentif comprend que le monde y est petit et que la vengence qui anime les êtres finit toujours par déverser son fiel, il assiste à la réalisation de cette fresque sans fard de la condition humaine, de ses grandeurs, de ses facettes cachées, pitoyables ou secrètes parfois, de sa force mais aussi de ses fragilités... comme dans toutes les sagas, il y a ceux qui réussissent et ceux qui lamentablement échouent, ceux qui s'adonnent aux plaisirs de la vie et qui lui brûlent des cierges, ceux qui préfèrent parler à Dieu et Lui offrir encens et prières, ceux qui veulent tout changer et ceux qui jettent sur elle le regard désabusé du spectateur blasé que rien n'étonne plus, ceux qui choississent de n'être rien qu'eux-mêmes... Au cours de ses chapîtres on célébre la vie mais la Camarde pousse son linceul... Par le miracle à chaque fois renouvellé des mots, les morts ressucitent et les souvenirs se débarrassent de leurs scories de malheur, s'habillent d'une douce patine.

     

    La vie, l'amour, la mort, ces thèmes éternels peuplent les romans depuis que l'écriture a été instituée comme support de la mémoire, des fantasmes et de l'imagination, comme moyen d'exprimer ses joies et d'exorciser ses peines, parce que, malgré les apparence, le livre est un univers douloureux où l'auteur modèle à l'envi d'évanescentes aquarelles, des esquisses sombres ou des dessins couleur sépia.

     

     

    © Hervé GAUTIER - juin 2007

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  • QUELQUES MOTS SUR JULIEN GRACQ [1910-2007].

     

    N°289– Janvier 2008

    QUELQUES MOTS SUR JULIEN GRACQ [1910-2007].

    Je ne veux pas ajouter aux compliments que la presse et des intellectuels ont formulés à l'occasion du décès de Julien Gracq.

    C'était un homme secret qui fuyait volontiers micros et caméras, le contraire d'un homme moderne, exactement ce qu'il ne faut pas faire actuellement si on veut briller de ce halo pourtant blafard mais tant souhaité, dans cette société où tout n'est que superficialité et apparences! Ce que je retiens de lui, essentiellement à travers deux livres, « Le Rivage des Syrtes » et « Le Balcon en forêt », c'est d'abord une écriture fluide qui servait si bien notre belle langue française. Elle a bien besoin, et plus que jamais aujourd'hui, de ces chantres à la fois discrets et inspirés qui savent lui rendre l'hommage qu'elle mérite et créer, à travers les mots, un complicité avec le lecteur attentif. J'ai apprécié cette musique délicate distillée à travers le léger feulement des mots, la précision des descriptions, la richesse du vocabulaire, la délicatesse des décors qu'il suscitait. Il y a dans sa créativité littéraire quelque chose d'insaisissable, d'attachant, à l'image de l'aspirant Grange qui, au début de cette « drôle de guerre » garde une portion de territoire sans savoir exactement ce qu'il fait là, ou Aldo, affecté à la surveillance d'une côte ennemie, qui donne au lecteur une sorte de vertige du néant.

    Il est vrai que cet écrivain discret avait été quelque peu oublié ces dernières années. Peut-être ne lui avait on jamais pardonné d'avoir refusé le Prix Goncourt obtenu pour « Le Rivage des Syrtes » en 1951, d'avoir aussi dénoncer toute sa vie la comédie littéraire que chaque auteur se doit probablement de jouer, cette sorte de suffisance intellectuelle, qu'il convient d'afficher quand on est un écrivain consacré, d'avoir été simplement, si je puis dire, un professeur de géographie, agrégé quand même, d'avoir fait une carrière modeste d'enseignant, de n'avoir jamais fréquenté les salons parisiens, leur préférant sa retraite de St Florent le Vieil, d'avoir choisi un éditeur peu connu, mais qui a su lui faire confiance au bon moment, au lieu des « éditeurs prestigieux » ou prétendus tels, dont l'un d'eux pourtant refusa la manuscrit du futur prix Goncourt, d'avoir suscité malgré lui la jalousie pour être, de son vivant, entré à « La Pléiade »? Allez savoir!

  • L'ETERNITE N'EST PAS DE TROP. - François CHENG – Albin Michel

     

     

    N°266 – Février 2007

     

    L'ETERNITE N'EST PAS DE TROP. - François CHENG – Albin Michel

     

     

    Je le confesse d'emblée, j'ai eu du mal à entrer dans l'univers de ce livre. J'ai cependant persisté dans ma lecture à cause de la notoriété de l'auteur ou de l'intérêt collectif qui se manifeste à l'endroit de son oeuvre. Je ne regrette pas ma démarche.

     

    Je ne déflorerai pas l'intrigue, laissant au lecteur l'opportunité de la découverte, du plaisir de partager un moment d'exception où le dépaysement le dispute au climat apaisant distillé par ce texte.

     

    Ce qui est évoqué ici, c'est une histoire d'amour contrariée, au XVII°, en Chine, sous la dynastie des Ming. Un jeune musicien croise le regard d'une demoiselle promise à un notable qui, usant de son pouvoir discrétionnaire et abusif fait bannir l'intrus qui pourrait devenir un rival. Histoire du pot de terre contre le pot de fer, vieille comme le monde et que chacun peut vérifier au quotidien,mais aussi évocation d'une histoire d'amour universelle. C 'est bien là, pour l'auteur, l'occasion de susciter, sinon d'explorer la sensibilité humaine mais aussi le mystère et le merveilleux de la femme...

     

    Bien des années plus tard, l'homme, Dao-sheng, revient, avec le secret espoir de revoir celle qu'il n'a jamais oubliée. Il est devenu moine, médecin et devin et pratique ses soins avec un talent reconnu. La femme, Dame Ying, est depuis longtemps l'épouse délaissée du notable. Les événements les rapprocheront et naturellement ils se retrouveront, même s'ils ont vieilli sur des routes différentes et connus des destins opposés...

     

    Ce livre est celui du souvenir qu'on garde toute sa vie d'un être aimé, surtout lorsque le quotidien n'est pas venu bouleverser l'ordre des choses que le hasard avait si subtilement et subitement établi, que les habitudes et la vie commune n'ont pas martelé, à les détruire, les sentiments amoureux...On a beaucoup moqué ce paradoxe qui veut que deux êtres qui s'aiment souhaitent passer leur vie ensemble alors même que ce geste a précisément pour effet d'instiller entre eux l'indifférence, et parfois davantage, c'est à dire exactement l'inverse du but recherché. Cheng nous parle d'une atmosphère différente où les gestes sont pleins de retenue, les paroles prononcées avec une grande économie de mots, les sentiments distillés avec une extrème délicatesse... Il tresse pour son lecteur, devenu témoin et même confident, un décor apaisé et apaisant quand tout autour de nous est urgence et efficacité, paraître plutôt qu'être, réussir et être reconnu et pour cela se compromettre, plutôt que demeurer soi-même... la littérature aussi, peut-être pour être en phase avec ce monde devenu de plus en plus inhumain, n'offre à lire que sexe et violence...

     

    Il ne faut pas perdre de vue que grâce au merveilleux univers du roman, le lecteur est transporté dans un monde différent du nôtre où la réussite sociale, l'argent, la notoriété n'ont pas la même valeur. Le temps s'écoule différemment parce que, plus que chez nous, la nature est une beauté à laquelle on porte attention, la vie est perçue comme une période transitoire où la patience est une vertu essentielle, où un dieu, peu importe lequel, gouverne le destin des hommes, où l'humilité n'est pas un défaut... Le temps n'a pas la même valeur et la mort n'est pas considérée comme un désastre. C'est que Eros n'est jamais très loin de Thanatos et la mort, justement, dans sa version humainement temporaire qu'est l'abscence, c'est à dire l'éloignement imposé par la vie, à deux êtres que tout devrait réunir, se trouve mise en échec par la pensée. Elle puise sa force dans cet attachement définitif qui les unit.

     

    Il y a aussi le symbole, tout en nuances et en finesses. C'est non seulement Dao-Sheng qui fait revenir miraculeusement Dame Ying à la vie par les manipulations et les incantations, mais c'est réellement leur pensée qui les unit et les réunit. Lorsque la mort survient, c'est en esprit qu'ils communiquent et se retrouvent dans cette autre vie promise par l'homme d'Eglise étranger; Là, rien ne les séparera plus et leur communion sera totale et parfaite. Alors, non, l'éternité ne sera pas de trop.

     

     

    © Hervé GAUTIER http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • Le dit de Tianyi – François Cheng – Éditions Albin Michel [Prix Fémina 1998].

     

    N°326– Février 2009

    Le dit de Tianyi – François Cheng – Éditions Albin Michel [Prix Fémina 1998].

     

    C'est une récit poignant par sa simplicité et surtout par son authenticité que nous offre François Cheng. C'est la relation d'une vie tourmentée, celle de Tianyi [peintre né en 1925], ingrate, pauvre, visitée par la maladie et la mort. La Chine traditionnelle du début du XX° siècle est très attachée à la famille. La sienne est évoquée, avec ces éléments valeureux, qui marquent un enfant, et ceux qui le sont beaucoup moins. Il évoque son père, instituteur devenu écrivain public et calligraphe et qui mourra quand le narrateur a dix ans. Ce que je retiens plus volontiers, au lieu des images d'hommes, son grand-père et ses oncles dissemblables ou attachants, ce sont les figures féminines, sa jeune sœur morte tôt, sa mère, illettrée, dévouée et charitable qui « pratiquait les vertus d'humilité et de compassion » du bouddhisme, ses tantes dont l'une d'elles était demeurée célibataire parce que la vie avait étouffée chez elle cette espièglerie naturelle, une autre qui ne faisait que de courtes apparitions et qui avait vécu un temps en France, une autre enfin qui se pendit pour ne pas avoir connu sur terre et pendant son mariage le bonheur auquel elle estimait avoir droit. Ce qui retient cependant mon attention, c'est le personnage fulgurant de Yumei, que le narrateur retient sous le nom de « l'Amante » et qui l'impressionne par sa grande beauté et son sens de la liberté. L'adolescent qu'il est à l'époque ne peut rester insensible à son charme et il s'éprend d'elle en secret. Son amour ira grandissant avec le temps et l'absence et il finira par regarder la femme comme inaccessible. Cet attachement à la femme se vérifiera également dans la personne de Véronique, musicienne française rencontrée à Paris, torturée comme lui par la vie.

     

    La seconde présence de ce roman est celle d'Haolang, l'ami d'enfance, communiste convaincu, le troisième élément du trio que le narrateur forme avec Yumei. Cette entente amicale à trois ne durera pas et, déçu par des gestes d'intimité qu'il surprend entre eux. Il en est bouleversé et déçu. A la faveur d'une bourse, il part pour la France où il mène une existence précaire, mais il trouve dans la peinture un baume à sa blessure mal fermée. Par Yumei, il apprend qu'Haolang est mort et décide de revenir en Chine, apprend que son amie s'est suicidée mais retrouve son camarade dans un camp de travail où il achève sa vie et lui confie ses écrits.

     

    Drame de l'amour et de l'amitié sur fond de guerre sino-japonaise et de révolution culturelle chinoise, choc de deux civilisations entre l'occident qui ne pense qu'aux richesses et la Chine qui fait une grande place à la philosophie et à la religion, à l'équilibre du monde. La figure du moine taoïste qui apparaît dans la première partie du roman symbolise ces valeurs. Dans l'évocation de la Chine de Mao, qui forme en quelque sorte son pendant révolutionnaire, cette approche change pour laisser la place à la souffrance et à la mort. C'est donc un itinéraire intérieur et personnel, dans une trame historique, que nous livre l'auteur.

     

    C'est aussi une quête impossible de la femme à travers les portraits esquissés de Yumei et de Véronique. Il oppose à sa propre vision du personnage féminin, magnifié à travers sa beauté, tissée notamment à travers la vision fugace de Yumei pendant ses ablutions, ces photos de femmes violées et cruellement humiliées pendant la guerre.

     

    C'est également le mythe du retour qui est évoqué ici, retour douloureux vers cette Chine défigurée par le communisme avec, en filigranes la quête de Yumei qui se révélera vaine. En cela l'auteur semble nous dire que la femme est à la fois idéalisée et inaccessible. Sa recherche est promise à l'échec parce que le destin de l'homme lui-même débouche sur une impasse.

     

    Pour autant, le narrateur enrichit son propos de développements passionnants notamment sur la peinture et la littérature occidentales. Il trouvera dans l'écriture, entendue à la fois comme une création et un acte de témoignage une manière de consolation à son mal-être intérieur.

     

    L'écriture en est limpide, agréable à lire, poétique et nostalgique à la fois, attachante, par l'émotion que suscite ce récit. François Cheng, en spécialiste de la culture, communique à son lecteur attentif, au-delà même du récit, sa passion pour la connaissance, la profondeur de ses réflexions notamment sur le destin de l'homme, ce qui en fait un œuvre profonde et d'une grande richesse, au confluent de l'orient et de l'occident. Il semble dire que la valeur de l'homme, la seule peut-être, réside dans l'art, dans cette extraordinaire faculté qu'il possède à la fois de porter témoignage de son vécu et donc de la condition humaine de le transcender pour en faire une œuvre universelle et unique.

     

     

    Hervé GAUTIER – Février 2009.http://hervegautier.e-monsite.com 

  • CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCEE. - Gabriel Garcia MARQUES - Editions GRASSET.

    N°53

    Février 1991

     

     

     

    CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCEE. - Gabriel Garcia MARQUES - Editions GRASSET.

     

    Il est des écrivains bénis qui captent l’attention de leur lecteur dès la première ligne et l’abandonnent à la dernière, perplexe mais ravi d’avoir tenu entre leurs mains un chef-d’œuvre. Gabriel Garcia Marquez est de ceux-là qui, avec « Chronique d’une mort annoncée » tient en haleine l’impatient témoin de cette histoire qui aurait pu se résumer en quelques phrases.

     

    A travers un enchevêtrement de faits, de contre-temps et de personnages, l’auteur nous raconte avec humour et un sens consommé du suspens l’assassinat d’un homme et sa préparation où la nécessité de laver l’honneur d’une femme le dispute à la fatalité.

     

     

     

  • LE BUREAU DES ASSASSINATS – Jack LONDON [1876-1916]– Stock.

     

    N°332– Mars 2009

    LE BUREAU DES ASSASSINATS – Jack LONDON [1876-1916]– Stock.

     

    Deux protagonistes principaux dans cette drôle d'histoire écrite par Jack London, laissée inachevée et terminée par Robert L Fish, un spécialiste de l'auteur d'après ses propres notes et finalement publiée de manière posthume en 1963.

     

    D'une part Yvan Dragomiloff qui dirige un syndicat d'assassins comme au meilleur temps de la prohibition américaine, de l'autre Winter Hall qui a recours aux services du premier. Jusque là, ça va et tout se passe pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles comme on dit quand on a des lettres, sauf que, pour être un authentique thriller, cela ne peut se passer comme cela. Cette organisation criminelle veut bien exécuter ses victimes pour de l'argent, mais encore faut-il que ce meurtre soit justifié! C'est à dire que celui qui doit mourir doit avoir attenté à l'existence de la société en perpétrant des méfaits tels que leur auteur doit effectivement être éliminé... pour le bien de tous! C'est là une condition sine qua non sur laquelle cette organisation ne transige pas. On devrait d'ailleurs plutôt parler de « bureau des exécutions ». C'est déjà peu banal, mais là où cela se complique vraiment, c'est que cet Hall entend passer un contrat avec Dragomiloff... pour tuer ce dernier, et comme on est franchement en plein délire, ce contrat est accepté par celui-là même qui dirige cette association, autant dire qu'il va lui-même organiser son propre assassinat, tout en ayant notifié à son commanditaire son intention de ne pas cependant se laisser faire et de vendre chèrement sa peau. Cette idée l'enthousiasme même et quand l'autre s'en étonne, il lui déclare tout de go qu'il a accepté cela par goût de « l'aventure », pour rompre une routine devenue trop pesante! Et comme nous sommes en pleine fiction délirante, Dragomiloff accepte ce contrat parce qu'il le juge moral et répondant totalement aux critères mis en place par lui-même dans le cadre de ce bureau des assassinats. C'est donc Hall qui devient en quelque sorte le dirigeant par intérim de cette organisation composée, on le verra, non d'assassins comme on pourrait s'y attendre mais d'érudits plus obsédés par les idées, la logique et les engagements moraux que par le respect de la vie humaine. A leurs yeux, ces principes surpassent tous les autres, jusqu'à l'absurde!

    Pour compliquer le tout, Dragomiloff n'est pas exactement celui qu'il prétend être et a usurpé une identité... et bien entendu l'amour va venir aggraver en peu plus ce cas qui n'en avait vraiment pas besoin, en la personne de Grounia, la « nièce » de ce dernier dont Hall va bien entendu tomber amoureux! Là, cela devient franchement cornélien! Cette traque mortelle va-t-elle déboucher sur la destruction totale du « bureau », puisque, après avoir longuement hésité, chacun de ses membres se met en chasse pour éliminer celui qui en est le chef...et bien souvent y laisse sa vie.

    Voilà donc le décor planté qui est le point de départ de cette rocambolesque histoire pleine de rebondissements et d'interrogations intimes et existentielles de la part des membres de cette organisation qu'il faut lire jusqu'à la fin.

    Je dois dire que j'ai eu du mal, au début, à entrer dans cet univers romanesque. J'ai, cependant, une attirance particulière pour Jack London, pas seulement à cause de son talent littéraire qui n'est plus à démontrer, mais surtout parce que il était l'archétype de l'autodidacte. Il a été tour à tour marin, chercheur d'or, ouvrier, vagabond et j'aurais toujours une tendresse particulière pour ses hommes à qui la vie a réservé ses troubles, ses bouleversements, ses chagrins aussi et qui les ont sublimé dans l'art. Leur expérience protéiforme a nourri leur écriture qui vaut bien celle des intellectuels patentés. Elle est authentique parce que, non seulement ils savent prêter au lecteur le dépaysement de leur aventure, mais aussi parce qu'ils le font avec un naturel que seul les créateurs de leur trempe sont capables de recréer!

     

  • Histoire de La Rochelle

     

     

     

     

    HISTOIRE DE LA ROCHELLE – Ouvrage collectif sous la direction de Marcel Delafosse – Editions Privat.

     

     

    La Rochelle est pour moi plus qu’une ville et les liens personnels et affectifs que j’ai avec elle font que tout ce qui s’y rattache ne peut me laisser indifférent. L’histoire de cette cité, dans sa richesse et sa diversité ajoute à l’intérêt que naturellement j’y porte.

     

    Crée vraisemblablement aux alentours de l’an mil, elle n’apparut vraiment dans les faits qu’au XII° siècle où elle devint la principale citée de l’Aunis. Sans faire le résumé de cet intéressant et complet ouvrage, je dirai simplement que c’est une ville qui, entre guerres et paix a su rester fidèle au pouvoir central(Conformément sans doute à sa devise « Servabor rectore deo »), tout en étant jalouse de ses privilèges et de ses libertés. Tour à tour rebelle, sage et prudente, elle su affirmer son autorité tout en s’adaptant aux événements comme aux circonstances. Quand il a fallu montrer sa différence et son indépendance les rochelais l’ont fait savoir, à l’image de leur maire Léonce Vieljeux qui, malgré la défaite de 1940 s’est opposé, à sa manière à l’occupant allemand, ce qui lui a coûté la vie.

     

    Bien que privée d’arrière-pays et dotée de richesses limitées, essentiellement constituées pendant longtemps de vin, d’eau de vie et de sel, elle a su développer son port au cours des siècles jusqu’à devenir une place importante avec un apogée au XVII° et XVIII° siècle. A cette époque elle a été florissante même si une partie de sa richesse était due au « commerce triangulaire ».

     

    Entre protestantisme et catholicisme, elle est restée fidèle au message du Siècle des Lumières, c’est à dire tolérante mais toujours soucieuse de ses intérêts commerciaux. La Révolution y fut modérée, le XIX°calme et le XX° entre désastre économique et dynamisme retrouvé.

     

    Son architecture particulière en fait un lieu attachant.

     

    La ville que nous connaissons actuellement est l’héritière de toute cette histoire riche et mouvementée. Elle en est le digne témoin et porte en elle des promesses d’avenir qui la font se tourner résolument vers le XXI° siècle.

     

    Elle est, comme a pu le dire un édile « une ville bénie des dieux ».

     

     

    © Hervé GAUTIER.

  • QUELQUES MOTS SUR WALT WITMAN [1819-1892]

     

    N°287– Décembre 2007

    QUELQUES MOTS SUR WALT WITMAN [1819-1892]

    Je crois que c'est Saint Augustin qui demandait qu'on se méfiât de l'homme d'un seul livre. Walt Witman fut pourtant cet homme puisque son recueil de poèmes « Feuilles d'herbe »[Leaves of grass), même s'il ne fut pas son oeuvre unique [Il est moins connu pour Good by my Fancy, Spécimen Days and Collecte...], il reste qu'il est surtout célèbre pour ce recueil de textes souvent remaniés et réédité neuf fois de son vivant, parfois sans l'aide d'un éditeur. On ne sait d'ailleurs pas s'il s'agit de prose ou de poésie, tant sa prosodie emprunte la forme nouvelle pour son époque du vers libre, pourtant le film « Le cercle des poètes disparus » de Peter Weir [1989] a remis à l'honneur un de ses poèmes, écrit à la suite de l'assassinat d'Abraham Lincoln [Oh capitaine, mon capitaine]. Son style est à la fois baroque et les grandes envolées lyriques voisinent avec des banalités étonnantes et quotidiennes. Son écriture passe sans grandes transitions de phrases prétentieuses voire pédantes, à l'usage de mots argotiques, abstraits, voire des néologismes ou des mots créés à partir de langues étrangères ou d'onomatopées, pour repartir en évocations mystiques, usant d'une langue faite d'éléments hétéroclites donnant au lecteur une impression mitigée, déconcertante même, sans réelle différence entre la langue parlée et la langue écrite. C'est un peu comme si l'auteur se sentait grisé par les mots et leur musique. On a voulu en faire le précurseur des symbolistes en ce qu'il a voulu exprimer l'inexprimable puisqu'existe dans sa créativité des correspondances entre le monde matériel et spirituel. On a même été jusqu'à voir en lui l'annonciateur des surréalistes. C'est dire l'importance de cet écrivain qui ne laisse personne indifférent.

    On a beaucoup parlé de Witman, et il est vrai qu'il s'agit d'un grand poète américain, autodidacte et humaniste. L'expression peut d'ailleurs surprendre chez un peuple traditionnellement plus attaché à la recherche du profit et à la réussite sociale qu'à la culture et qu'à la poésie dont on sait qu'elles ne rapportent rien ou pas grand chose, mais c'est ainsi! Ce fils de fermier de Long Island s'est très tôt tourné vers l'écriture, comme journaliste d'abord, comme homme de Lettres ensuite. Il reste un écrivain spécifiquement américain qui croit en l'homme, en ses capacités de construire l'avenir dans le respect de la démocratie et la foi dans le bonheur sur terre et l'égalité entre hommes et femmes. Il était en cela tout à fait en phase avec son temps, mais aussi un précurseur notoire.

    C'est vrai qu'il a été un auteur controversé, mais il a évoqué l'humanité toute entière, ce qui a fait de lui un poète universel. Il a été un être complexe, comme nous le sommes tous, à la fois poète de la terre, du peuple, célébrant les valeurs physiques, celles du travail, de la vie au grand air et volontairement oublieux des barrières sociales, mais étonnament moderne et intellectuel. Pour autant son écriture trahit un être angoissé, désespéré parfois ou bizarrement optimiste, mais sans la souffrance et le mélange de sentiments que seule nous inspire la vie, il n'y a pas de création artistique, d'autant que son existence ne fut pas exempte de passions tumultueuses [on a même évoqué l'homosexualité] dont il parla.

    En cela, Witman était un être humain, avec ses passions, ses contradiction, ses doutes, ses espoirs et ses découragements. Il fut à la fois un écrivain mythique et mystique en ce sens qu'il parla de la vie sous toute ses formes, évoqua Dieu, source de toute création mais aussi force qui donne l'impulsion à toute l'humanité. Pourtant il n'était pas chrétien, mais célébra l'âme comme intimement liée au corps, aux sens. Il fut un visionnaire, chantre de la liberté et de l'égalité entre les hommes, désireux de voir d'avènement de « l'homme moderne »mais étonnamment individualiste, voire anarchiste parfois, un romantique et un prophète aussi!

    Un poète disparu et injustement oublié!

    © Hervé GAUTIER - Décembre 2007.
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  • LE ZEBRE – Alexandre Jardin – Editions Gallimard – Prix Fémina 1988.

     

     

    N°25

    Février 1989

     

     

     

    LE ZEBRE – Alexandre Jardin – Editions Gallimard – Prix Fémina 1988.

     

     

    Je ne veux pas ajouter au concert d’applaudissements qui a suivi la publication de ce livre, au prix qui l’a couronné et à l’avenir qu’on prédit à ce jeune écrivain…

     

    J’ai lu ce roman avec plaisir car le style est agréable, harmonieux mélange d’humour, de délicatesse et de cocasserie. J’ai même ri de bon cœur tant certaines scènes sont décrites avec un talent auquel le lecteur attentif ne peut rester indifférent.

     

    Pour moi, c’est un roman où l’amour dont il est question est fantasque et original mais c’est aussi, en filigranes, le livre d’une amitié entre deux hommes que tout sépare, la profession, la culture, le langage, la manière d’être mais qui se rejoignent dans des beuveries mémorables d’où surnage une idée fixe, celle d’aller hongrer « le claque-mâchoire mâle ». Leur histoire à eux s’apparente à une folie qui se manifeste dans des projets aussi incongrus que de faire voler un hélicoptère en bois ou de s’établir ailleurs, dans des contrées à la géographie incertaine. Le Zèbre ourdit-il quelque projet ? Aussitôt Alphonse lui emboîte le pas. Il est son ombre, son mentor, son extraordinaire complice au point que ce dernier acceptera de jouer après la mort de son ami le fantôme de celui-ci et d’exécuter à la lettre son testament amoureux tout entier contenu dans ces mots : « Je courtiserai ma veuve ! »

     

    Ces deux compères veulent être ailleurs tant le monde qui les entoure est étriqué, ennuyeux. Parfois, ensemble, ils s’échappent…

     

    Cette complicité, le Zèbre, décidément plus vrai que nature, la vit avec ses enfants qu’il entraîne dans son sillage et ses fantasmes prennent corps avec eux, dans la construction d’une machine à fumer avec son fils où d’un pied de nez constant qu’il inflige avec sa fille au gardien du cimetière.

     

    C’est vrai que l’histoire qu’il vit avec Camille, sa femme, est une persévérante mise en échec du quotidien, une remise en question des passions usées par le temps. Certes, l’histoire est prenante, passionnante, mais c’est un roman qui évoque une manière de désespoir qui ne veut pas dire son nom. Le Zèbre pourra rejouer tant qu’il le voudra la scène de sa première rencontre avec Camille, lui infliger une séparation, s’inventer des maîtresses à seule fin de la rendre jalouse, où, à coups de missives répétées lui composer un amant sans visage qui finira par la séduire et ainsi être à la fois le mari et le galant de cette femme d’exception qui ne pourra de toute manière n’être qu’à lui ! Il n’en fera pas pour autant échec au temps qui passe, qui use et qui détruit. La cartomancienne avait bien eu raison de lui dire qu’il n’était pas de ces gens qui vivent assez longtemps pour arborer une « carte vermeille » ! Homme d’exception lui aussi, il n’en est pas moins mortel, pas moins mangé par une maladie qui chaque jour diminue sa vie. Quoi d’étonnant à ce qu’il souhaite la vivre autrement ? 

     

    C’est vrai que malgré tout cet homme qui avait décidé que son chef-d’œuvre serait sa vie conjugale n’a rien perdu de sa passion pour sa femme. Il l’a menée jusqu’à son terme et même au-delà, citant indirectement Saint Augustin qui professait que celui qui a perdu sa passion a plus perdu que celui qui s’est perdu dans sa passion... C’est vrai aussi qu’il n’y a pas d’autre mort que l’absence d’amour et que pour retrouver cette manière de foi, il n’hésite pas, à la manière de la religion, à recourir aux rituels et aux reliques. Ne battait-il pas grossière monnaie de plomb à l’effigie de leurs deux mains enlacées ? Ne collectionnait-il pas ongles, cheveux et bas, tous pleins d’odeurs de Camille ? (Les odeurs ont une grande importance dans ce roman, elles reviennent au hasard des phrases comme les témoins privilégiés de présences…), n’a-t-il pas racheté la maison des « Mirobolants » à seule fin de lui plaire ? Et quand elle est absente, tout s’effondre autour de lui.

     

    Ces deux êtes vivent une passion hors du commun, mais le temps y a une grande importance, les guettent au détour du quotidien. Leur force est de le savoir et de vouloir que chaque jour soit une résurrection. De toute façon, la mort aura gagné, même si, par un hasard dérisoire, le Zèbre refuse de se laisser enterré dans une fosse trop petite pour lui et même s’il continue encore quelque temps à survivre pour Camille grâce à des artifices dus à la seule complicité d’Alphonse, même si on ne peut pas ne pas imaginer que sa mémoire demeure intacte dans l’esprit des gens de son terroir. Le Zèbre est un mortel !

     

    Par extraordinaire, la plume est là qui est un gage d’immortalité, et pas seulement pour les personnages de roman. 

     

    © Hervé GAUTIER.

  • Quelques mots sur Patrick MODIANO

     

    N°284 – Novembre 2007

    Quelques mots sur Patrick MODIANO
    [Vestiaire d'enfance – Du plus loin de l'oubli – Un cirque passe - La petite bijou (Gallimard).

    Quelques livres pris au hasard sur les rayonnages d'une bibliothèque, avec pour seule référence le nom de l'auteur parce que, voilà bien des années, il a fait naître en moi un intérêt pour son écriture et pour sa démarche créatrice, un plaisir de lire qui, aujourd'hui encore ne se dément pas.

    Il est des univers littéraires dans lesquels il m'est impossible d'entrer, je le regrette toujours, surtout quand il s'agit de grands noms des Lettres, mais c'est ainsi, je n'y peux rien. Cela ressemble fort à un échec ou, à tout le moins à une occasion manquée. En revanche, le monde de Patrick Modiano m'intéresse, sans que je sache exactement pourquoi. Est-ce le style volontairement dépouillé, l'histoire qui pourtant est souvent des plus banales, des personnages ordinairement assez falots et sans réel parcours, mais j'entre de plain-pied dans ce domaine et j'y reste avec plaisir, jusqu'à la fin.

    Une tranche de vie, l'expression a quelque chose de convenu, une somme de moments apparemment anodins, de réflexions personnelles, tout un récit à la fois étrange et simple mais qui se révèle fascinant pour le lecteur attentif. Un décor fait de femmes qui passent, d'instants amoureux et furtifs, d'hommes en costume gris-muraille à l'aspect parfois inquiétant, d'énigmatiques compagnes vêtues en plein hiver d'une veste de cuir trop légère et d'espadrilles anachroniques, portant en bandoulière un sac de paille dans un pays de soleil ou un vieux manteau élimé qui lui évoque des souvenirs dans une ville sans âme, un narrateur un peu paumé qui marche au gré du hasard ou de ses envies, un contexte bizarre, digne d'un roman-policier...

    Avec le souvenir d'un prénom, d'un nom parfois, de la silhouette d'une femme, de gestes intimes tout juste esquissés, retenus et parfois timides, l'auteur déroule son histoire puis la reconjugue au présent sur le mode mélancolique, avec en toile de fond son enfance évanouie qu'il recherche... Je choisis d'y voir quelque chose de très humain, comme deux microcosmes, celui d'un homme et d'une femme qui ne parviennent pas à se rencontrer, malgré les apparences. Cela tient à l'histoire intime de chacun, du souvenir qu'on en conserve, du choix qu'on fait de l'oublier, de le faire vivre ou de l'abandonner, de l'intervention du hasard, un peu comme si chaque personnage se mouvait à la façon d'un fantôme, sans réelle consistance, dans un décor d'aquarium aux contours indistincts, malgré les références précise au décor et le cadastre de ce Paris que Modiano connaît bien.

    Cette lecture, par ailleurs attirante, fascinante même, me donne l'impression à la fois de la légèreté des mots, de la fragrance d'un parfum de femme, de travaux d'écriture en devenir, de projets de vie chaque fois remis à plus tard, de halls de gare où des voyageurs en partance suivent leur chemin comme des automates, de situations transitoires, de café improbables aux sièges de moleskine rouge, de grenadine d'enfance[la couleur rouge revient souvent sous la plume de l'auteur, comme un signifiant]. Le narrateur me paraît être une sorte de passager de la vie, égaré dans le quotidien et qui se laisse porter par lui, avec des rêves de voyage et de fuite pour une autre géographie, somme d'instants parisiens, juxtaposés, de dialogues faits de peu de mots, simplifiés à l'extrême, comme feutrés, qui entretiennent une ambiance mystérieuse et intemporelle où le malaise s'insinue parfois.

    Ces romans sont peuplés de gens qu'on reconnaît parfois des années après une première rencontre, souvent furtive et hasardeuse au point qu'il est impossible de retrouver le lieu et l'époque. Les scènes évoquées paraissent être des photos un peu floues. De ces femmes, a-t-il été l'ami, l'amant, le complice ou un lointain parent? C'est une épreuve pour la mémoire, une occasion de bousculer les convenances, la porte ouverte aux envies les plus folles...C'est comme s'il n'y avait pas d'histoire, pas d'intrigue ou plus exactement que le récit que l'auteur nous livre, ne devait jamais se terminer.


    © Hervé GAUTIER - Novembre 2007.
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  • bille en tête

     

     

    N°95

    Février 1992

     

     

     

    BILLE EN TETE – Alexandre Jardin – Editions Gallimard.

     

     

    J’ai déjà écrit qu’Alexandre Jardin est un des écrivains qui ont l’extraordinaire pouvoir de m’étonner (et ils ne sont pas si nombreux !). Raison de plus pour poursuivre l’étude de son œuvre. Après la lecture passionnée du Zèbre (La Feuille Volante n°25)et de Fanfan (La Feuille Volante n°61), quoi de plus naturel que de se pencher sur son premier roman écrit à 21 ans et qui ne m’a pas déçu.

    Comme toujours, cet auteur précoce accroche son lecteur dès la première ligne : « Chaque famille a son vilain petit canard. A la maison ce rôle me revenait de droit. Je fus expédié à Evreux en pension… Evreux, ville où l’on est sûr de n’avoir aucun destin. ».

    Dès lors, le ton est donné, le décor planté, celui de l’adolescence. Virgile, brisé par la mort prématurée de sa mère veut se battre contre cette absence mais on l’envoie sur la touche dans un pensionnat de province. Tracassé par son avenir, il s’y étiole. Nous sommes nombreux à être passés par ces affres et à avoir regardé pensivement les hauts murs d’un collège en se demandant comment on pourrait bien faire pour en sortir. Alors, un jour, il part à l’aventure, sans plan, avec le seul projet de s’échapper de cet univers malsain, des rêves d’adolescent de seize ans pleins la tête, des fantasmes aussi, l’envie de devenir grand et la certitude d’avoir rendez-vous avec le destin. C’est que, dans le langage des adultes, cela s’appelle une fugue que n’excusent ni le fait d’être à l’étroit dans sa peau d’enfant, ni l’intuition d’être appelé à des fonctions supérieures.

    Et puis, tout va très vite, coincé entre la volonté de conserver son enfance et celle de s’en débarrasser, il choisit Clara pour maîtresse. La chance le servira au début, à grands renforts de caresses. L’amour fou, il le connaîtra à seize ans, avec une femme qui aurait pu être sa mère (au moins la tradition est-elle respectée !) Alors, que voudrait-on qu’il fît en de telles circonstances ? Qu’il jouât ! Il joua donc son rôle, dans un costume manifestement trop grand pour lui. Il joua avec Clara au jeu de l’amour, avec son père à celui de l’adolescent gourmand de la vie, à l’affranchi aussi quand il déclara tout de go à une interlocutrice interloquée : «  Les femmes, c’est comme les voyages, ça forme la jeunesse ! ». Il joua aussi avec Jean, le mari de Clara, en mesurant à chaque geste le gouffre qui les sépare, comme il le fit avec l’un de ses professeurs, célibataire endurci à qui il expliqua, gigolo convaincu, les bienfaits d’avoir une maîtresse.

    Jouant de plus en plus mal son rôle, il voulait entrer dans la vie par la grande porte, celle des femmes…et vite, mais en ayant soin de garder une fenêtre ouverte sur son enfance.

    Tôt privé d’amour par la mort de sa mère, c’est vers deux femmes qu’il se tournera pour combler ce manque. Vers l’Arquebuse, sa grand-mère, chaud symbole de sa jeunesse insouciante et vers Clara sa maîtresse… Mais tout n’est pas si simple et les faits se chargent de vous infliger des désillusions comme on prend une claque. Le monde des adultes que Virgile veut si bien connaître est fait de compromissions comme celui des adolescents de rêves et d’élans spontanés. Parfois ils se rencontrent, mais rarement pour longtemps. Tout passe, les foucades comme les amours…

    Longtemps coincé entre deux mondes, il finira quand même par choisir celui des adultes qui s’offrira enfin à lui pour de bon, mais pas comme il l’avait prévu. La mort de sa grand-mère, l’abandon de Clara, deux symboles opposés et pourtant si semblables sonnent pour lui l’entrée dans la cour des grands.

    Il ne lui reste plus qu’à vivre et à travailler à Paris ou « l’air contient en suspension un grand nombre de particules d’ambitions. », qu’à vivre bille en tête.

     

     

    © Hervé GAUTIER.

  • FANFAN

     

     

    N°61

    Mai 1991

     

     

     

    FANFAN – Alexandre Jardin – Editions Flamarion.

     

     

    « On ne choisit pas ses parents… » chante quelque part Maxime le Forestier… Alexandre Crusoé, fier de son lignage, fait partie de ces gens pour qui cet anti-choix fut funeste. Quoi d’étonnant qu’il réagisse contre cette famille qui ne lui ressemble pas et se prenne d’amitié pour un couple de retraités à la personnalité truculente comme l’étaient les personnages d’un autre roman, Le Zèbre qui ne passa pas inaperçu (La Feuille Volante n° 25) ? Il y a d’ailleurs quelque cousinage entre ces deux livres, mais c’est une autre histoire…

    Les ouvrages d’Alexandre Jardin sont pleins de ces acteurs pittoresques dont on aimerait que la vie nous réserve plus souvent la rencontre, tant notre société est standardisée, insipide ou pestilentielle, tout entière vouée à la sacro-sainte réussite sociale.

     

    Enfant, il prenait sa famille pour un microcosme idéal, adolescent, il la découvrit malodorante et s’y sentit mal. L’image de la mère, et par conséquent de la femme en prit un coup de sorte qu’il choisit de ré explorer la passion à contre-courant, avec pour boussole les repères de « la Carte du Tendre » et pour étapes les délices de « l’Amour Courtois », mettant volontairement un frein à ses sens, préférant courtiser que courir la femme de sa vie, Fanfan. C’est qu’il la trouva, cette femme, grâce, bien sûr, au hasard, le même qui l’avait mis en présence d’autres femmes différentes avec qui il avait choisi de jeter sa gourme et de donner libre cours à ces mêmes sens qu’il voulait museler avec Fanfan.

    Le hasard mis donc en présence Alexandre et Fanfan et l’attirance mutuelle fit le reste, mais c’était sans compter avec le parti pris du premier et le véritable itinéraire romantico-rocambolesque qu’il voulait imprimer à leurs relations… Au moment de faillir et de succomber aux charmes de cette femme, il finit toujours par s’échapper… C’est que, à cette Fanfan qu’il entend garder pour lui, il veut donner l’amour sous les apparences de l’amitié, la passion avec les chaînes de la retenue. Tout cela tient du vertige autant que du fantasme, du merveilleux autant que de la concupiscence. Les femmes l’attirent. Il baise les unes, mais désire follement cette Fanfan sans la toucher, moins par réaction contre sa famille dissolue que par appétit des situations sentimentales hors du commun, ambiguës pourrait-on dire, puisqu’il est légitimement permis de douter de la virilité d’Alexandre, voire de son hétérosexualité.

    C’est qu’en présence de Fanfan, qu’il décrit comme un être sensuel, il veut retarder le plus longtemps possible le moment de l’étreinte où la passion la plus violente commence à se transformer immanquablement en routine potentielle. « Faire durer » est pour lui plus important que le reste et sa véritable jouissance est dans l’attente. L’espérance des caresses est à ses yeux supérieure au plaisir que procurent les câlineries. Tout cela le met en joie (le « Joy » des troubadours !) et comme chacun sait « Post coïtum omne animale triste ». Cette tristesse commencera, selon lui, dès le premier acte charnel et la passion qu’il éprouve pour Fanfan sera obligatoirement marquée par l’usure du couple. De cela aussi, il veut se prémunir.

    Il sait que Laure n’est pas la femme de sa vie et qu’avec elle il court à l’échec… C’est précisément pour cela qu’il veut l’épouser, pour mieux penser à cette Fanfan qu’il ne possédera jamais et qu’il pourra continuer à aimer platoniquement.

    Mais tout bascule et le marivaudage a ses limites comme le cœur ses secrets et après atermoiements et temporisations tout se termine… Mais je laisse le lecteur découvrir la fin qui est à la mesure du suspens entretenu tout au long du roman par un style à l’humour délicat et alerte de cet auteur qui redonne le goût de la lecture.

     

    Le sens de la formule, voire l’aphorisme distillé tout en nuances comble d’aise le lecteur le plus distrait et imprime imperceptiblement un sourire sur ses lèvres. Le style d’Alexandre Jardin a ses secrets que beaucoup d’autres ne connaissent pas et je ne crains pas de dire qu’il fait partie des écrivains contemporains qui ont le pouvoir de m’étonner… Et ils ne sont pas si nombreux !

     

    © Hervé GAUTIER.

  • BUREAU DE TABAC - Alvaro de Campos [Fernando PESSOA] Edition UNES.

     

     

    N°277 – Juillet 2007

     

    BUREAU DE TABAC – Alvaro de Campos [Fernando PESSOA] Edition UNES.

     

    C'est sans doute une drôle d'idée et assurément un manque d'humilité de ma part que de vouloir présenter ce poète qu'on ne présente plus, de vouloir parler de lui dont on parle encore, et pour longtemps encore, d'oser commenter une partie de son oeuvre... Eh bien j'ose puisqu'il me fascine toujours, davantage peut-être par ce qu'il a été que par ce qu'il a écrit..

     

    C'est un bien étrange tableau que nous dessine Alavaro de Campos, alias Fernando Pessoa. Il est à la fois tout en nuances et plein de couleurs crues, de coups de pinceaux abrupts. La forme interpelle d'abord. Ce poème est écrit en strophes inégales et sans grande logique, alternativement descriptives (la rue)et introspectives (ses interrogations sur lui-même et sur le monde)en insistant toutefois sur ces dernières, sans beaucoup d'action, avec cependant des remarques de nature philosophique mais aussi inattendues, comme l'allusion au chocolat qu'une improbable petite fille est invitée à manger. L'auteur nous indique qu'il préfère cette friandise à la métaphysique! Cela laisse une curieuse impression de phrases juxtaposées et parfois contradictoires, comme nées d'une écriture automatique.

     

    Il semble que nous ayons affaire à quelqu'un de désespéré qui s'approche de sa fenêtre avec le sentiment diffus qu'il ne verra pas la fin de la journée. Nous n'avons pas de renseignements précis sur lui ni sur l'étage où se trouve cette ouverture, mais, j'ai l'impression qu'elle est au moins au premier, en ce sens qu'elle semble ouvrir sur un vide attirant. Cette impression suicidaire est corroborée par les idées fugitives qui sont couchées sur le papier, comme s'il était urgent de les exprimer au fur et à mesure qu'elles lui viennent. Tout commence par une sorte d'aphorisme [« Je ne suis rien »] qui évoque un sentiment d'impuissance, tout aussitôt suivi de son contraire[« Je ne peux vouloir être rien »], puis viennent pêle-mêle des remarques sur le monde auquel il appartient et qu'il va sans doute quitter. Il fait allusion à la mort, au destin, au temps qui passe, se dit lucide, perplexe, se déclare « raté » parce que le hasard ne lui a pas été favorable et il remâche ses échecs, que ceux-ci soient de sa faute [«  Je jette tout par terre comme j'ai jeté ma vie – J'ai fait de moi ce que je ne pensais pas et ce que je pouvais faire de moi, je ne l'ai pas fait  - J'ai enjambé la formation qu'on m'a donnée par la fenêtre de derrière »] ou simplement de celle du hasard [« Le domino que j'ai mis n'était pas le bon », pour aussitôt se demander s'il n'est pas au contraire un génie méconnu[« Génie? En ce moment, cent mille cerveaux se prennent en rêve, comme moi, pour des génies »], ce qui engendre une interrogation sur lui-même[« Que sais-je ce que je serai, moi qui ne sais qui je suis? »], une sorte d'auto-suffisance de celui qui a toujours été incompris et qui dénonce le côté dérisoire de cette vie [« Toujours une chose aussi inutile que l'autre, toujours l'impossible en face du réel »]. Il se sent en ce monde « comme en exil», « comme un chien toléré par la direction parce qu'il est inoffenssif » avec la mort « qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes » et dont on ne sait, en cet instant, s'il la souhaite ou s'il la redoute.

     

    Son désarroi est grand qu'il exprime par des mots forts [« Mon coeur est un seau vide »]. Cet homme est un adulte et nous imaginons qu'enfant il avait déjà tissé des projets d'avenir qui ne sont maintenant plus que des souvenirs inconsistants [« Je porte en moi tous les rêves du monde »] Il a vu dans la vie une extraordinaire occasion de faire bouger les choses, de faire changer ce vieux monde, d'y laisser sa marque, mais ses rêves se sont révélés être des chimères. [« Combien d'aspirations hautes, nobles et lucides... ne verrons jamais la lumière du vrai soleil »] . En cela il est le reflet de la condition humaine. C'est un simple humain assujetti à la fuite du temps, à la vieillesse, à la mort, au destin « qui mène la carriole de tout sur la route de rien ». Pour lui cette prise de conscience génère un malaise [« Foulant aux pieds la conscience de se sentir exister, comme un tapis où trébuche un ivrogne »], un doute [« Non, je ne crois pas en moi » - « Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais qui je suis »] et rien d'autre ne pourra l'en guérir, ni les religions [Dieu?] ni même l'écriture et surtout pas la métaphysique qui « n'est que le résultat d'une indisposition ».

     

    C'est un être tourmenté, facette hétéronyme de Pessoa, à la fois conscient de son inexistence et porteur d'ambitions qu'il n'atteindra jamais, un paradoxe apparent. Il le sait et le déplore, le regrette aussi parce qu'on ne peut se satisfaire d'une telle image de soi-même, coincé entre réalité et rêve. C'est aussi un idéaliste qui fait prévaloir l'écriture et attend vainement le succès, la notoriété peut-être [« Je serai toujours celui qui attendait qu'on lui ouvrît la porte, au pied d'un mur sans porte qui chantait la chanson de l'Infini dans un poulailler »]. Il me semble qu'il entretient avec son écriture une relation à la fois salvatrice et malsaine en ce sens qu'il vit par elle et pour elle, mais la légitime notoriété qu'il en attendait n'a jamais été au rendez-vous où peut-être ressent-il une impossibilité de s'exprimer complètement? Dès lors, il en parle comme d'un « portail en ruines sur l'impossible » et allume une cigarette au lieu de prendre la plume, comme si, en cet instant, sa fumée, bleue et légère, valait mieux que tout!

     

    Il s'interroge sur l'inutilité de ce qu'il a écrit mais pense sérieusement à recommencer, fait allusion aux femmes qui consolent du mal de vivre pour revenir au spectacle de la rue, véritable toile de fond dynamique de cette évocation, au patron du tabac d'en face, à un client, à une cigarette qu'il allume, à la fille de la blanchisseuse qu'il pourrait épouser et ainsi être heureux. Ce client c'est « Estève-n'a-pas-de-métaphysique », et à qui tout son univers est étranger, il le connaît, le salue, c'est comme si la vie reprenait le dessus avec son quotidien, comme si la seule vue de cet homme suffisait à lui rendre l'envie de vivre.

     

    C'est le texte d'un désespéré que le spectacle simple du réel, la rue, la boutique du buraliste d'en face, le patron avec son cou endolori, le client qui est simplement venu acheter du tabac, fait reprendre temporairement goût à la vie. A tout le moins a-t-il décidé lui-même de lui donner dernière chance, même s'il avoue que ce monde lui et étranger, qu'il n'a rien à y faire. « L'univers s'est refermé sur moi sans idéal et sans espoir et le patron du Tabac a souri. »

     

    © Hervé GAUTIER - juillet 2007.

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  • LA SOUTANE ROUGE - Roger Peyrefitte - Mercure de France.

     

    N° 37 - Janvier 1990

     

    LA SOUTANE ROUGE - Roger Peyrefitte - Mercure de France.

     

    J’ai l’habitude de dire simplement mes coups de coeur pour un livre et une fois encore je ne manquerai pas à cette tradition, la nouveauté n’étant pas, à mon sens l’unique critère d’intérêt pour un ouvrage.

    Le roman policier est un art difficile à manier mais le lecteur puise son plaisir autant dans les arcanes de l’enquête que dans le style du narrateur. Ici, c’est un peu différent. C’est l’actualité vaticane avec tout ce qu’elle porte en elle de mystères qui sert de toile de fond à ce récit qu’on n’arrive pas à appeler roman puisque aussi bien l’imagination de son auteur donne aux faits qu’il relate des accents de possible vérité. Les libertés qu’il prend avec cette actualité ont certes un parfum de scandale mais il excelle à nous montrer comment à ses yeux l’information livrée en pâture aux lecteurs de journaux n’est elle-même qu’un épiphénomène qui puise ses sources dans un monde souterrain aux turpitudes inavouables.

    Il joue avec les faits et s’en joue, et même si sa plume est quelque peu assassine voire sacrilège, le lecteur passionnément attentif ne manquera pas de goûter et de se rassasier de l’incomparable style de cet auteur qui allie ici sa connaissance de la diplomatie et sa culture à un sens consommé de l’humour.

    Je ne connaissais Roger Peyrefitte que comme un auteur classique et l’appréciais comme tel, le hasard m’a fait découvrir une nouvelle facette de son talent. C’est passionnant!

     

    © Hervé GAUTIER

  • CANCIONEIRO[Poèmes 1911- 1935] – Fernando Pessoa – Christian BOURGOIS Éditeur.

     

    N°288– Décembre 2007

    CANCIONEIRO[Poèmes 1911- 1935] – Fernando Pessoa – Christian BOURGOIS Éditeur.

    Il n'est pas aisé de parler de Fernando Pessoa. Il est un paradoxe à lui tout seul. Modeste employé de commerce, citoyen qui n'a jamais cherché les honneurs ni la réussite, écrivain qui n'a jamais vraiment connu la consécration littéraire de son vivant, poète sans succès mais surtout pas sans talent, il reste l'écrivain le plus célèbre de la littérature portugaise. Pour cela, il est une énigme pour le lecteur et sans doute encore plus pour l'exégète, à cause notamment de l'existence des « hétéronymes », manifestation protéiforme dans son écriture et des nombreuses facettes de lui-même. Sa silhouette nous est connue, mais elle est fuyante, son ombre, au contraire, s'étend et n'en finit pas de questionner, mais ce ne sont pas ses poèmes qui apporteront une réponse. Ils suscitent, au contraire, bien des interrogations! Tout jeune, il a reçu l'empreinte de la culture anglaise victorienne, mais c'est en portugais, « sa langue », qu'il choisit de s'exprimer. Son style post-romantique et symboliste va du naïf au mystique en passant par l'érotisme, mais reste baigné par cette « saudade » qui caractérise tant l'âme portugaise. C'est un homme qui a sacrifié sa courte vie à une oeuvre immense mais quasiment inédite de sa propre volonté.

    C'est sous ce titre original et pratiquement intraduisible en français, mais qui évoque la musique, que Pessoa souhaitait publier sa poésie lyrique. Il n'en a pas eu le temps. Il s'agit ici d'une oeuvre « orthonyme », c'est à dire sous la seule signature de Pessoa et non sous le masque de ses nombreux hétéronymes, ainsi, qu'on y prenne bien garde, Pessoa est tellement complexe que lorsqu'il a décidé, comme ici, d'être son propre personnage, il tisse à nouveau, et à l'insu de son lecteur, un masque supplémentaire. En effet, ce qu'on peut interpréter comme une tentative de connaissance de lui-même, n'est peut-être pas autre chose qu'une couche supplémentaire de mystère que l'auteur rajoute. Cet ouvrage est organisé en trois temps «  Loin de moi en moi  », « Entre le sommeil et le songe » et « Sur le chemin de ma dissonance » qui sont des titre empruntés à Pessoa lui-même. Cette somme de poèmes, malgré l'impression première, possède une grande unité, celle de la recherche de soi-même et de la conscience de soi, à la fois plénitude et vacuité. Comment, en effet, concevoir que Pessoa puisse se définir lui-même en dehors des hétéronymes qu'il a si génialement créés et à qui il a insufflé la vie. On a beaucoup glosé sur « le cas Pessoa » qui a brouillé les pistes, ou, à tout le moins, défini ses propres aspirations littéraires et philosophiques à travers eux. Dédoublement de la personnalité, recherche véritable du moi ou simple exercice de style visant à une création littéraire certes originale mais avant tout intellectuelle ? Chaque hétéronymes a-t-il sa propre personnalité, sa propre vision du monde, sa propre sensibilité ou sont-elles autant de facettes de Pessoa. Pire, dans cette pléiade de poètes, seul Pessoa a existé réellement , a habité cette terre portugaise et y est mort, mais a-t-il été le géniteur de ces hétéronymes, ne les a-t-il crée que pour mieux leur insufflé une vie qu'il n'a pas connue et dont il a rêvée? Cela révèle-t-il de profondes contradictions, des apparences fuyantes ou une réalité insondable. En effet, son oeuvre est un constant affrontement entre deux réalités que les langues ibériques rendent parfaitement par la dualité de forme du verbe être, l'une transitoire[estar] et l'autre définitive [ser]. De plus Pessoa fait usage de l'oxymore qui est la forme de rhétorique des contraires.

    Il aggrave même son cas en analysant en quelque sorte sa créativité et en la caractérisant avec des mots. Pour lui, le poète est un « fingidor », celui qui feint, parce que la « saudade », cette nostalgie qui chez Pessoa prend sa source dans l'enfance perdue, trouve dans les mots du poète adulte, une tentative d'antidote.

    De tout cela naît pour le lecteur un véritable vertige qui peut s'expliquer dans la connaissance que Pessoa avait de l'astrologie, dans la certitude de sa médiumnité, à la fois celle du poète mais aussi celle des relations bien réelles qu'il a eues avec le mage anglais Aleister Crowley. Tout se tient et se manifeste en mots puisqu'on ne peut scinder le Pessoa poète du Pessoa passionné de sciences occultes, de société secrètes et d'hermétisme. Elles nourrissent son imaginaire et son écriture n'en est que le reflet.

    La notoriété de Pessoa est telle aujourd'hui que nombre d'exégètes notoires en font chacun une lecture différente, ce qui influence forcément le simple lecteur et qui bouleverse encore plus les pistes sinon de la compréhension, à tout le moins de l'appréhension de Pessoa. Et après tout qu'importe! Chacun d'entre nous lit Pessoa avec sa propre sensibilité et ce que nous en retirons nous regarde et nous comble. C'est là le signe d'un véritable écrivain.

    © Hervé GAUTIER - Décembre 2007.
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  • CONSTANTIN CAVAFY-Poèmes - Présentation critique par Marguerite YOURCENAR.

     

     

    N°198 - Mai 1998

     

    CONSTANTIN CAVAFY-Poèmes - Présentation critique par Marguerite YOURCENAR.

    Traduction du grec par Marguerite YOURCENAR et Constantin DIMARAS.

     

     

    Est-ce le hasard du calendrier qui nous a fait découvrir au Petit Palais la statue d'un Ptolémée en Pharaon, ces fondateurs grecs de la dynastie Lagide qui régna sur Alexandrie ou ma curiosité des choses de la littérature du Moyen-Orient? L’œuvre de Constantin Cavafy (1863-1933), poète grec né à Alexandrie et présentée par Marguerite Yourcenar ne pouvait me laisser indifférent.

    Cavafy lui aussi fut à la croisée de deux cultures exceptionnelles. Né à Alexandrie, il était d'origine grecque mais c'est dans cette ville qu'il passa la presque totalité de sa vie. Il n'en est pas moins considéré comme le plus grand poète grec contemporain. Cultivé et humaniste, il aurait pu être un aristocrate de l'écriture mais les vicissitudes de l'existence en décidèrent autrement qui firent de lui un courtier à la bourse puis un fonctionnaire au Ministère de l'Irrigation.

    La gloire ne viendra que tardivement pour cet auteur qui avait choisi de distribuer ses poèmes sur des feuilles au seul usage de ses amis. Ces cent cinquante-quatre poèmes ne furent publiés qu'en 1935, soit deux ans après sa mort et selon un ordonnancement qu'il avait lui-même préparé. Ce sont eux qui sont traduits et publiés ici. Ils constituent son canon.

    Il fallait bien toute la culture et le sens de la poésie de l'académicienne pour faire goûter au lecteur la beauté des poèmes de Cavafy. En bonne pédagogue, elle classe les textes selon trois critères: Les poèmes historiques, gnomiques et érotiques. Dans le commentaire qu'elle fait des poèmes historiques elle a soin, pour le lecteur peu versé dans l'histoire de replacer chaque texte dans son contexte notant au passage la liberté qu'a pu prendre l'auteur avec l'exactitude des faits, ce qui au vrai n'apporte qu'une précision technique.

    Elle montre que Cavafy était un lettré, un humaniste qui a fait honneur à la culture grecque même si, sous sa plume elle se teintait un peu d'orientalisme. Elle rappelle à l'occasion le climat levantin qui baigne ses écrits. Le problème du destin ne l'a pas laissé indifférent de même que dans les poèmes de caractères et ceux ayant trait à la politique il se montre sensible à la perfidie, au désordre, à l'inertie qui caractérisent l'histoire grecque qu'elle soit ancienne ou moderne.

    Marguerite Youcenar distingue ensuite les textes gnomiques qu'elle caractérise comme des "poèmes de réflexion passionnée" où le destin et la liberté se fondent, où Alexandrie est souvent présentée comme un être humain qu'il a passionnément aimé.

    Puis viennent les poèmes érotiques. L'auteur de cette présentation note d'emblée que Cavafy prend le parti de l'inspiration exclusivement pédérastique, ce qui pour le chrétien du XIX° siècle qu'il était a une dimension "actes interdits et désapprouvés" mais où la notion de péché est ignorée. Il y a, certes, l'emploi du "il" plus détaché mais il reste que ses poèmes sont toujours directs et personnels. Une remarque cependant, ces textes mettent toujours en scène des éphèbes jeunes dont il note souvent l'âge avec précision comme pour souligner la fuite du temps, de la jeunesse et des plaisirs que pour souligner peut-être qu'à travers le souvenir qu'il a gardé de ses émotions ces poèmes sont ceux de la maturité. L'auteur de cet essai insiste cependant sur le fait qu'à ses yeux ce ne sont là que des poèmes d'inspiration hédoniste ou érotique où Cavafy est souvent absent un peu comme si l'Alexandrin choisissait de colliger pour lui-même ces moments d'exception ainsi que le ferait l'amateur d'une collection précieuse. Ces poèmes sont autant d'occasion d'exercer une mémoire qui l'obsède. Il y a dans l'écriture de Cavafy une sorte de sagesse, de didactisme qui sont peut-être puisées dans la solitude du poète et de l'homme. L'apparente sérénité qui ressort de ses poèmes tient sans doute autant à la quasi-absence de révolte qu'à l'acceptation de la condition humaine qui est la sienne. L'académicienne a bien raison de noter que l'écriture de Cavafy est celle d'un vieillard avec cette dimension du silence et du secret. Il y a aussi chez lui une délectation de l'écriture qui, nous le savons est un plaisir et quel que soit le thème traité c'est à un exercice littéraire auquel il se livre avec passion pour nous faire approcher la notion de l'humain qui est la sienne. Car c'est bien d'une poésie humaine dont il s'agit, toute en nuances, en non-dits mais aussi distillée dans un vocabulaire à la fois précis et emprunt d'émotions que la traduction de Marguerite Yourcenar a su admirablement rendre.

    Je dois dire, à titre personnel que, le livre refermé il y certes les poèmes de Cavafy qui n'avaient pas d'emblée accroché mon attention mais aussi le texte de M. Yourcenar, son délicat scalpel, son sens aigu de la distinction et des nuances et sa constante passion de l'explication dans le respect de l'auteur et de ses émotions, son style à la fois simple et pur qui en fait un livre de référence sur le poète alexandrin. On retrouve ici ce qui a bien souvent été sa règle et qu'elle exprimait dans Mémoires d'Adrien "Un pied dans l'érudition...l'autre dans la magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l'intérieur de quelqu'un".

    Au moment ou l’œuvre de Constantin Cavafy, au cinéma comme à la télévision semble susciter un regain d'intérêt, ce livre publié en 1958 et réédité en 1978 mériterait bien quelque publicité.

     

    Notes personnelles de lecture - (c) Hervé GAUTIER

  • ALIENOR AUX DEUX ROYAUMES - Joëlle Dusseau – Mollat.

     

    N°319– Novembre 2008

    ALIENOR AUX DEUX ROYAUMES - Joëlle Dusseau – Mollat.

    Est-ce mon intérêt personnel pour la vie d'Aliénor d'Aquitaine qui m'a fait choisir ce livre ou mon attirance pour les légendes en général et pour celle de la Fée Mélusine en particulier qui s'est tissée, dit-on, sur le modèle de cette reine, je ne sais? Toujours est-il que j'ai lu avec une attention toute particulière ce livre à la fois bien documenté, pédagogique et agréablement écrit.

     

    Que dire de cette femme d'exception, duchesse d'Aquitaine et autres lieux, reine de France par son mariage avec Louis VII qui la répudia, officiellement pour consanguinité, puis reine d'Angleterre par son union avec Henri II Plantagenêt, duc de Normandie et comte d'Anjou? Le hasard de la féodalité fait que son second mari est vassal du premier, mais est infiniment plus riche et puissant que lui. Louis VII avait, en effet, par son inconséquent geste de répudiation, cependant béni par l'Église, précipité son ex-épouse dans le lit de celui qui allait devenir monarque. L'ennui pour notre Capétien, c'est que le fief d'Aliénor, ajouté à celui de son nouvel époux comprenait, outre ses possessions anglaises, une bonne moitié de la France actuelle. Le domaine royal de Louis était, à côté de cela, fort exigu.

     

    Mariée une première fois à treize ans à Louis VII, elle épousera son second mari à vingt neuf ans pour finalement mourir à quatre vingt deux ans. Sa vie, quoique longue, n'a cependant pas été tranquille comme aurait pu l'être celle d'une épouse royale qui, au Moyen-Age, était le plus souvent dédiée à la naissance et à l'éducation des enfants. Reine, elle devait assurer une descendance à son royal époux, mâle, de préférence. Elle ne donna que des filles à Louis, mais assura la dynastie d'Henri par la naissance de huit enfants, notamment de « Jean sans Terre » et de « Richard Coeur de Lion », son préféré. Elle est la mère de deux rois d'Angleterre, la grand-mère d'un empereur germanique, Othon, et l'arrière-grand-mère d'un roi de France, Saint Louis! Elle su dépasser sa douleur de mère lors de la perte de nombre de ses enfants, notamment Richard Coeur de Lion, et choisir une de ses petites filles, Blanche de Castille, pour être reine de France et mère de Saint Louis. Grâce à elle, la France et l'Angleterre, pourtant ennemies héréditaires, se rencontrèrent .

     

    Elle aima la guerre, la croisade d'abord qu'elle fit aux côtés de Louis VII et avec la Bénédiction du futur St Bernard, mais aussi, autour d'elle, naquirent des combats que souvent elle inspira et suscita, notamment entre Henri II et ses fils. C'était une forte personnalité qui su s'imposer dans un monde d'hommes par toujours raffinés et bien souvent rebelles... Même si ses efforts ne furent pas toujours couronnés de succès!

     

    Elle aima aussi la politique à laquelle, à l'époque les luttes parfois fratricides et parricides, étaient liés. Elle su, avec une grande clairvoyance, favoriser les alliances entre les puissants, ne craignant pas de solliciter ceux qui pouvaient favoriser ses vues ou servir ses intérêts, même si ce jeu fit d'elle la prisonnière de son propre mari pendant quinze années! Pourtant elle survécu à ces épreuves comme aux nombreux deuils qui meurtrirent sa propre vie. Pour tous elle fut un exemple de courage!

     

    Fut-elle heureuse en mariage? Les avis divergent, mais il semble que si elle a supporté Louis VII qui s'était auparavant destiné à la carrière cléricale, elle aima tendrement Henri II plantagenêt, au moins au début! Même si ce second mari, dont elle se sépara, la trompa sans scrupule. Pour autant la mort frappa ses deux époux successifs et nombre de ses enfants!

     

    On la disait dévoreuse d'hommes et séductrice. Ce serait une des raisons de sa répudiation, même si cela fut motivé officiellement par la consanguinité qui existait entre elle et Louis VII. Là aussi les témoignages sont légions et avec eux les médisances. A-t-elle été la maîtresse de son oncle Raymond? A -t-elle été l'amante du poète Bernard de Ventadour qui la célébra? Certes, elle avait un fief alléchant, mais surtout, elle était belle [On parle d'elle comme la « perpulchra », la femme plus belle que belle]. Avant qu'elle ne rejoigne son second époux, deux prétendants,Thibault 1°, comte de Blois et Geoffroy d'Anjou entreprirent vainement de l'enlever. Lors de la Croisade qu'elle fit avec Louis, céda-t-elle aux charmes de Saladin? Il plane autour d'elle un parfum de scandale au point que sa conduite suscita des légendes qui lui prêtent des amours incestueux, séduisant le père avant de coucher avec le fils! Elle ne laissa personne indifférents au point que la célèbre « Chanson de Roland » en garda, dit-on, la trace de ses frasques conjugales. La mythologie française, trop peu étudiée et à laquelle on préfère celle des Grecs et des Latins, se serait inspirée bien plus tard de son personnage sous le nom de Mélusine!

     

    On ne peut parler d'Aliénor sans évoquer les « cours d'amour » qu'elle tint, notamment à Poitiers dont elle fit, un temps, sa capitale. Elle y réunit autour d'elle une foule de troubadours, des poètes, des hommes d'Etat et de culture, « flamboyants » comme elle. Ses « jugements »attestent sa culture personnelle, sa clairvoyance son honnêteté intellectuelle, sans cesser d'être femme!.

     

    Elle fut cependant ce qu'on appelle aujourd'hui, « une femme de tête », soucieuse, certes, de ses intérêts et de ceux du royaume, mais assurant l'avènement et le mariage de son fils Richard Coeur de Lion. Elle fut une administratrice éclairée, unifiant en Angleterre, la monnaie, les poids et mesures, inspirant les rudiments du droit maritime, développant l'exportation des vins de Bordeaux vers l'Angleterre, fondant ou dotant, comme Mélusine, châteaux, églises et monastères, chevauchant, jusqu'à un âge avancé, dans ses domaines pour accorder aux villes notamment, des Chartes qui, en pleine époque féodale, leur permirent de se gouverner elles-mêmes.

     

    Telle fut cette femme d'exception dont la vie incroyablement longue pour l'époque et l'action infatigable, éclairèrent son temps au point qu'elle demeure encore aujourd'hui dans la mémoire collective.

     

    Hervé GAUTIER – Novembre 2008.http://hervegautier.e-monsite.com 

  • LA JOUEUSE D'ÉCHECS - Bertina HENRICHS - Editions Liliana LEVI.

     

    N°291– Janvier 2008

    LA JOUEUSE D'ÉCHECS – Bertina HENRICHS – Éditions Liliana LEVI.

    Le décor simple et grandiose, Naxos, une île qui fleure bon les Cyclades, blanche, posée sur le fond si profondément bleu de la mer Egée comme un bijou dans son écrin. Un personnage quasi unique dans ce récit, Eleni, une femme de chambre, une personne comme je les aime, sans histoire et surtout sans avenir, qui mène sa vie sans bruit dans l'indifférence générale et qu'elle ne souhaite surtout pas bousculer... entre ses enfants, son mari, son travail, son quotidien avec pour seul plaisir le fait d'exister sur cette terre unique avec parfois une petite folie.

    Et puis un jour sa vie bascule à l'occasion de rien, du hasard, pas une banale histoire d'amour, ce serait outrageusement commun, mais de cette rencontre fortuite va naître une passion d'une autre nature, le plaisir de l'inutile, l'amour des choses faites pour rien et gratuitement, bref elle se consacre, avec l'aide d'un de ses anciens professeurs, à l'art du jeu d'échecs qui, fastidieux au départ, devient vite une folie qui va transformer sa vie. Elle va se passionner pour ces armées de bois bicolore au point d'envisager de tout quitter pour se consacrer à cet art qui va faire d'elle, et malgré elle, l'héroïne de ce petit coin de terre. On imagine qu'après cela, après cette heure de gloire, elle retombera dans l'anonymat de ce lieu enchanteur mais conservera sa passion.

  • L'ART DE LA JOIE - Goliarda SAPENZA - Editions Viviane HAMY

     

     

     

    N°295– Février 2008

    L'ART DE LA JOIE – Goliarda SAPENZA – Editions Viviane HAMY

     

    Il est des livres qui sont un univers douloureux, une invitation à déposer entre leurs pages les bribes de sa vie qui sont autant d'expériences intimes, à exprimer ses craintes pour l'avenir ou ses regrets du passé. Ah, délicieuse écriture, tes mots sont un exorcisme grâce auxquels on refait un monde qu'on n'a pas vécu, qu'on aurait aimé connaître, dont on se souvient avec rancoeur parce qu'il est synonyme d'échec ou a valeur d'explication, de justificatif pour soi-même ou pour les autres, pour se convaincre ou amener autrui à se forger des conviction ou des certitudes à notre sujet.

    N'en déplaise à tous ces philosophes échevelés, chaque être humain n'a qu'une vie, et quand il faut en faire le bilan, surtout quand on en ressent le besoin, l'exprimer avec des mots, c'est à dire jeter en pâture au premier venu, lecteur attentif ou simple quidam pressé, la chose devient difficile, l'accouchement prend parfois des années ou se révèle impossible, les mots étant, pour le commun des mortels du vent, des signes conventionnels et rien d'autre, légèreté du discours ou superficialité de la conversation, c'est selon! Mais ici c'est autre chose, une autre démarche. S'agit-il de laisser une trace? Pourquoi pas, cela n'est ni illicite ni immoral, mais nous savons bien qu'elle n'est pas pérenne et s'efface rapidement. Pourtant la lecture d'un autre est une source de réflexions, voire d'enseignements pour ceux qui suivront. Le témoignage aussi a sa valeur, il renseigne sur l'autre, sur son époque, son milieu social. Ici, nous sommes au tout début du XX° siècle, en Sicile, une jeune fille, Modesta, entre dans la vie par la porte d'un couvent. On naît par hasard et il appartient à chacun d'apprivoiser cette vie qui nous est prêtée, de s'y étioler, de s'y abîmer dans la farniente ou la survivance impossible.

    Aucune vie ne ressemble à une autre par son parcours et par le résultat final et bien peu, autour de soi, connaissent les joies, les épreuves et les embûches qui ont accompagné ce long chemin. Le résumer en quelques pages est dérisoire, presque une gageure, et c'est souvent inutile, puisque le hasard entraîne chacun dans sa spirale, même si on choisit d'y voir la main d'un dieu ou la certitude de la liberté individuelle. Et le témoignage sur soi pose toujours question, avec la tentation de trop en dire, de beaucoup en retrancher, d'imaginer et de se laisser aller à fil du temps qui entoure tout d'un halo merveilleux et se cacher derrière un personnage fictif qui pourtant nous ressemble mais à qui on fait faire ce qu'on osera jamais. Exprimer avec des mots tous ces petits morceaux de mosaïque qui font une vie, la prise de conscience de soi, ses découvertes, ses embûches, ses renoncements, ses plaisirs, ses apprentissages et ses compromissions...

    La lecture de cet ouvrage a pourtant été pour moi laborieuse.

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2008.
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  • NIORT – Portrait de ville – Jean Pierre Andrault - Christophe Gauriaud.- Geste Editions.

     

     

    N°281 – Octobre 2007

     

    NIORT – Portrait de ville – Jean Pierre Andrault - Christophe Gauriaud.- Geste Editions.

     

    A quoi reconnaît-on qu'un homme, Jean Pierre Andrault, aime sa ville natale? Au fait qu'il lui consacre un livre où il en parle avec faconde. Peut-être, mais beaucoup d'ouvrages ont déjà été publiés sur Niort et les esprits chagrins ne vont pas manquer de penser que ce ne sera jamais qu'un volume de plus sur le même sujet. Et puis est-ce nécessaire d'être né dans une ville pour la célébrer ainsi avec des mots et des images? Cette ville, un peu oubliée en Poitou-Charentes, que beaucoup de Français ont du mal à situer sur la carte, existe pourtant, entre Poitiers, aristocrate et universitaire et La Rochelle, historique, maritime et touristique... C'est une ville moyenne où il fait certes bon vivre, mais qui ne fait pas rêver, au point que les Niortais eux-mêmes ne sont pas tendres avec leur cité.

     

    Et puis il y a les vieilles idées bien ancrées jusque dans les dictons, des certitudes puisées dans l'histoire ou les petites histoires, des lieux communs entretenus depuis longtemps et selon l'un d'entre eux elle serait, un peu paradoxalement « une ville à la campagne », une « planète »où vivraient des êtres différents, sans qu'on sache vraiment pourquoi ils le sont, une ville qui vivrait au rythme lent de son fleuve et où régnerait une sorte de langueur, gage d'un art de vivre original et peut-être exceptionnel. Mais tout cela ne suffit pas. Le Poitou est un pays de légendes et Rabelais n'a pas oublié notre ville. Niort se mire depuis toujours dans l'eau, celle de la mer d'abord, mais il y a longtemps, et maintenant celle plus calme de la Sèvre. A quelques distance la quiétude du Marais Poitevin, par sa « fraîcheur d'aquarelle », invite au farniente et à la rêverie, à la nonchalance, à la pêche à la ligne où à la peinture...

     

    Pour les amateurs d'histoire, la ville a pourtant donné de grands noms à la France dans bien des domaines. Rurale à l'origine et célèbre par ses foires, elle est devenue ville de garnison puis a su être industrielle, prospère, ouvrière mais aujourd'hui n'est plus qu'une riche ville administrative où souffle l'esprit mutualiste et associatif, peuplée de « cols blancs »où la culture ne serait qu'un vernis. Son habitat présente une grande diversité de styles depuis les quartiers ouvriers jusqu'aux demeures d'aristocrates ou de riches commerçants et aux réalisations plus contemporaines. Son urbanisme hésite entre grandes artères, rues médiévales, impasses ombreuses et passages secrets souvent dissimulés à la vue des passants. L'histoire l'a façonnée, alternativement anglaise, française, catholique, protestante, favorable à l'Empire ou au roi, elle est maintenant modérément républicaine, socialiste et laïque. L'Eglise, le temple et la loge maçonnique ont longtemps lutté pour leur influence. La géographie inscrit la vieille ville sur deux collines jumelles et dans un méandre de la Sèvre, ce qui fait d'elle une cité pittoresque et quelque peu indolente.

     

    L'auteur parle opportunément de « tropisme niortais ». Tient-il à la douceur de son climat océanique, à l'ensoleillement quasi méridional, aux couleurs chaudes de calcaire et de tuiles qui dominent et serpentent dans la ville, à cet art de vivre qui existerait ici plus qu'ailleurs peut-être?

     

    Les photos de Christophe Gauriaud ont des couleurs chaudes et dans un style agréable, technique, poétique parfois, et malgré un flot inévitable d'informations, Jean Pierre Andrault nous invite à revisiter cette ville qui est aussi la nôtre, nous incitant à lever les yeux, en nous attardant sur le détail d'une façade, l'originalité d'un haut-relief, la présence d'une enseigne, insistant sur un détail inattendu, autant de petites touches de patrimoine qui rendent cette cité attachante à qui sait la regarder.

     

    Il fait le « portait » de Niort, comme on décrirait une personne, avec délicatesse, attention et amour.

     

    Hervé GAUTIER - Octobre 2007.

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  • 1939 - 1945 - Delphin DEBENEST - Un magistrat en guerre contre le nazisme. Dominique Tantin – Geste Editions.

     

    N°323– Février 2009

    1939 – 1945 - Delphin DEBENEST – Un magistrat en guerre contre le nazisme. Dominique Tantin – Geste Editions.

     

    Lorsqu'il m'arrivait d'aller « Aux Iles », cette splendide demeure qui donne sur la Sèvre et qui fut naguère la maison d'un poète, j'y entendais évoquer Ernest Perrochon par la bouche de sa fille. Elle entretenait vivant le souvenir de ce père, écrivain et Prix Goncourt 1920, qui avait, entre autre, refusé de cautionner le régime de Vichy et avait fini par succomber aux harcèlements de l'occupant.

    J'y rencontrais aussi son gendre, Delphin Debenest, qui s'occupait plus volontiers de son jardin. Il était cet homme tranquille qui ne parlait jamais de lui, souhaitait rester simple et donner l'image d'un retraité. Comme tout le monde, je savais qu'il avait été magistrat, que sa carrière, commencée à Niort comme substitut, avait été interrompue par la guerre, pour se terminer comme Président de chambre à la cour d'appel de Paris. C'était à peu près tout, et pour tous, il était un citoyen comme les autres... Il était pourtant bien plus que cela et sa frêle silhouette cachait un parcours hors du commun.

     

    Mobilisé en 1939 comme homme du rang, il tiendra un journal de cette « drôle de guerre », décrivant la débâcle de l'armée, dénonçant l'attitude désastreuse du commandement, la défection des officiers... Il y a beaucoup de lucidité dans ses propos. Après sa démobilisation, en 1941, il retrouve ses fonctions de substitut dans une France vaincue et occupée et s'engage dans la Résistance. Il sera un agent de renseignements de la résistance franco-belge, communiquant des informations d'ordre administratives aux réseaux de la Vienne et des Deux-Sèvres, profitant de ses fonctions de magistrat en place pour combattre un régime qu'il désapprouvait mais dont il était pourtant le représentant, permettant à de nombreux Français, traqués par la police française et par la Gestapo, de leur échapper, disqualifiant des délits pour permettre aux prévenus d'échapper à la justice et de fuir ... C'est qu'un dilemme important se posait à lui. Il se mettait ainsi hors la loi, lui qui était censé l'incarner, alors qu'humaniste convaincu, il était animé d'une « certaine idée des droits de l'homme » et que, chrétien fervent, il puisait dans l'Évangile les raisons de son engagement et de son action. Il sut faire un choix qui n'était pas sans grandeur, entre l'accomplissement de son travail, et donc courir le risque de se faire à lui-même des reproches, pratiquer la désobéissance civique et ainsi mettre sa vie et celle de sa famille en danger. Resté en poste, il rendit à la Résistance plus de services que s'il avait choisi la clandestinité ou le maquis. Ils furent en effet peu nombreux, les membres de la magistrature qui, à cette époque, acceptèrent cette « dissidence ».

    Arrêté en juillet 1944, il est déporté à Buchenvald puis au commando d'Holzen d'où il s'échappe, profitant de la débandade des nazis. Choisi pour faire partie de la délégation au procès de Nuremberg en qualité de procureur adjoint, il aura le privilège « d'être le juge de ses bourreaux ».

     

    Pendant toute cette période il prend des notes « au jour le jour » qui montrent le quotidien dans ce camp de concentration où tout devient banal, la faim, la souffrance, la mort! Plus tard, lors du procès, il sera plus précis dans la relation qu'il en fait, plus critique aussi au regard des arguments développés par la défense, sans cependant se départir de son humanité et soucieux de ne pas obtenir vengeance à tout prix mais qu'une justice équitable soit rendue.

     

    De retour en France, il devint un militant de la mémoire pour que tout cela ne se reproduise plus.

     

    Il s'agit d'un témoignage écrit, non destiné à la publication, uniquement appelé à garder pour lui seul, le souvenir personnel de toute cette période dont « il veut (en) conserver seul le souvenir et aussi les traces ineffaçables » et « ne pas attirer l'attention sur lui ». Le lecteur y rencontre un narrateur qui veut, dans le camp, garder sa dignité et conserver intacte sa foi en la vie et en l'espoir de rentrer chez lui. On songe bien sûr à Jorge Semprun. Il continuera, pendant toute cette période, de transcrire pour lui-même, ses impressions et ses remarques, sous forme d'un simple témoignage. En fait, c'est beaucoup plus que cela, même s'il ne se fait aucune illusion sur l'intérêt que pourront montrer ses contemporains, et encore moins de la compassion qu'ils pourront éprouver.

     

    Sur son action de Résistant, il reste discret et se qualifie lui-même de « modeste agent de renseignements d'un réseau » dont « l'action n'eut rien de spectaculaire ».

     

    Ces écrits n'ont été exhumés après sa mort survenue en 1997, que grâce à la complicité de sa famille et publiés en marge d'un travail universitaire de Dominique Tantin dans le cadre de la soutenance d'une thèse de doctorat. Ce travail reste pédagogique puisque les écrits de Delphin Debenest ont été scrupuleusement retranscrits, annotés de commentaires et enrichis de citation d'historiens. Son histoire individuelle rejoint donc l'Histoire.

     

    Pourtant, la mémoire collective n'a pas conservé le souvenir de cet « authentique résistant » qui regardait cette période de sa vie comme « malheureuse aventure » qu'il souhaitait oublier. Il avait seulement fait son devoir, c'est à dire agi conformément à sa conscience et son destin fut exceptionnel. De ce parcours, nulle trace officielle, simplement des décorations prestigieuses simplement rangées de son vivant et qui attestaient cet engagement. Il eut même la désagréable occasion de constater que sa carrière eut à pâtir de son action patriotique et que d'autres collègues, moins soucieux que lui de leur devoir et plus attentifs à leurs intérêts personnels, ont su tirer partie des événements à leur profit. C'est là un autre débat sur l'opportunisme et l'ingratitude.

     

    Il faut remercier Dominique Tantin d'avoir ainsi mis en lumière la mémoire de cet homme d'exception que sa modestie rendait plus grand encore.

     

     

     

     

     

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  • LA OU LES TIGRES SONT CHEZ EUX - jean-Marie BLAS DE ROBLES - ZULMA Éditeur. Prix Médicis 2008.

     

    N°329– Mars 2009

    LA OU LES TIGRES SONT CHEZ EUX – jean-Marie BLAS DE ROBLES – ZULMA Éditeur. Prix Médicis 2008;

     

    Quand j'ai vu le livre pour la première fois, j'ai hésité. Je n'aime pas beaucoup les « pavés » et je n'ai pas de bons souvenirs des « Frères Karamazov » et de « Guerre et paix ».

     

    C'est en fait une drôle d'histoire [dont l'écriture a demandé à l'auteur pas moins de 10 ans de travail], ou plus exactement de drôles d'histoires qui s'entrecroisent, sans apparemment de lien direct les unes avec les autres. Eléazard Von Wogan, correspondant de presse un peu esseulé et inquiet, domicilié à Alcantara dans le Nordeste brésilien qui transmets à son journal des dépêches qui n'intéressent personne. Il est séparé de son épouse Elaine et tente de se placer auprès d'une journaliste italienne, Loredana. On lui transmet un jour, en vue de sa publication, un manuscrit inédit qui retrace la vie authentique d'un célèbre jésuite du XVII°siècle, Athanase Kircher, surnomme « le maître des cent arts » grand voyageur, érudit, extravaguant, curieux, excentrique et génial inventeur comme le sont souvent les membres de cette Compagnie. Il passera pourtant à côté de la science de son temps et même se rendra coupable d'erreurs multiples. La supériorité intellectuelle du jésuite va l'opposer à l'Inquisition et le confronter à la condamnation prononcé par l'Église contre Galilée et ses théories, le mettant lui-même en situation d'hérésie. Cette biographie va servir de fil d'Ariane à ce roman et fascinera le narrateur au point de voir sa vie en être modifiée.

     

    Eléazard, en plus d'être le témoin privilégié de la vie de cet ecclésiastique, va croiser une multitude de personnages comme on en voit souvent dans les contrées les plus reculées du globe en se demandant comment une région aussi désertique peut attirer tant de monde. Elaine, son ex-épouse, archéologue en mission au Mato Grosso, Moema, lesbienne et droguée, fille de la précédente, vaguement étudiante qui cherche sa voie mais qui aime surtout la marginalité et ses illusions, Nelson, jeune infirme des favelas qui remâche sa révolte contre son sort, la société ou on ne sait quoi? Dietlev, Milton et Mauro, universitaires et étudiant, à la recherche d'improbables fossiles, Herman Petersen, aventurier bolivien qui se veut un authentique Allemand, un peu nostalgique du nazisme et de sa violence aveugle. Moreira da Rocha, gouverneur sans scrupule et corrompu et magouilleur vers qui ne vont pas les sympathie de l'auteur, on le sent bien. Autant de personnages qui nous sont ici révélés, avec chacun leur leurs qualités, leurs fantasmes, leurs travers. Chacun se meut dans sa jungle personnelle qui ne manquera pas de le phagocyter

     

    Dans ce roman fleuve, l'érotisme se mêle au réalisme cru et parfois horrible. C'est aussi un roman baroque, non seulement parce que l'un des personnages, Athanase Kircher, s'inscrit au XVII° siècle, mais aussi parce que l'action contemporaine se passe au Brésil, ce pays baroque, non seulement par la jungle mais également par les favelas. Dans ce récit dans lequel le lecteur peut se sentir un peu perdu, se mêlent fiction et réalité mais finalement il s'y retrouvera à la fin, pour peu qu'il suive jusqu'au bout la démarche de l'auteur.

     

    Le style est agréable, fascinant, poétique même par moment, érudit assurément, avec une grande richesse de vocabulaire. Il sous-tend un récit passionnant et exotique, à la narration éblouissante, dans ce Brésil, de toutes les démesures qui s'attache le lecteur jusqu'à la fin... Une grande œuvre, picaresque, comme je les apprécie aussi parfois. Je pense, en effet, que lorsque les auteurs choisissent ainsi de s'exprimer dans notre belle langue française, ils la servent et le lecteur ne peut que l'apprécier.

     

    J'y vois un parcours initiatique et de retour aux sources, une quête impossible autant que la recherche d'une improbable vérité qui se révèle malheureusement être une tromperie de plus.

     

     

    © Hervé GAUTIER – Mars 2009.http://hervegautier.e-monsite.com 

  • Bernard DRUPT !

     

     

    N°252 – Avril 2006

     

    Bernard DRUPT !

     

    Le hasard qui gouverne nos vies bien plus que nous voulons l’admettre, m’a mis en présence d’une nouvelle qui m’a bouleversé. Je ne suis pas un grand épistolier, mais c’est une lettre qui m’a appris la mort de Bernard Drupt, le 28 mars 2006.

     

    Comme nombre de mes correspondants, je ne l’avais jamais rencontré, mais j’avais, je crois, avec lui, une manière de complicité, entretenue par des lettres que je garde précieusement. Elles ont accompagné les épreuves que dont ma vie n’a pas été avare. Ses encouragements y étaient exprimés simplement mais énergiquement, comme il savait le faire.

     

    Je garde aussi ses livres qu’il avait l’amabilité de me faire parvenir, toujours enrichis d’une dédicace personnelle. Ils sont les jalons d’un parcours littéraire remarquable à mes yeux notamment parce qu’il était un autodidacte de l’écriture, journaliste et écrivain que j’appréciais autant pour ses « coups de gueule » que pour l’art consommé qu’il avait de rendre compte de ses émotions personnelles, de ses souvenirs, de ses rencontres avec des personnalités ou des anonymes.

     

    Je garderai de lui le souvenir d’un humaniste, et ils ne sont plus si nombreux dans notre monde finissant, d’un serviteur cultivé de notre si belle langue française, aussi attentif au talent des autres qu’aux nombreux travers de notre société qui le révulsaient et qu’il dénonçait dans ses éditoriaux de « La Revue Indépendante ». Il était l’âme, mais aussi la cheville ouvrière de cet organe de presse dont il aimait à rappeler que Georges Sand avait contribué à sa fondation. C’était en 1841 ! Il y avait consacré une grande partie de sa vie, au point que, vu de l’extérieur, cette revue, c’était lui !

     

    Je n’oublierai pas non plus qu’il y a, bien souvent, accueilli mes articles.

     

    Tout comme le « Syndicat des Journalistes et écrivains », iI l’a défendue sans relâche contre les agressions extérieures autant que contre les « léthargies » intérieures, il l’a nourrie de son talent, éclairé de ses réflexions et de son énergie.

     

    C’était aussi un homme d’honneur, cela éclatait sous ses mots, un révolté qui ne les mâchait pas quand il s’agissait de dénoncer les bassesses dont notre société souffre et bien trop souvent s’accommode, ou de défendre les valeurs auxquelles il était si farouchement attaché. Ses éditoriaux sont mémorables et dans cette période déjà longue où notre monde donne l’image délétère d’une communauté humaine gangrenée par le laxisme, la perte d’influence de notre pays sur tous les plans, la corruption de ses élites, la compromission de tous les pouvoirs, la gabegie et les inégalités criantes qui deviennent une règle de conduite qui insidieusement s’installe, il était un « guetteur » au regard acéré, constructif et critique, à la plume alerte. Ses papiers étaient attendus et appréciés des lecteurs. J’en veux ici porter témoignage.

     

    L’une des valeurs qu’il cultivait avec ferveur était l’amitié, celle qu’il témoignait à ceux qui avaient fait de son combat leur combat et qui l’ont accompagné.

     


     

    Voilà, Bernard Drupt n’est plus et même s’il pouvait paraître inconcevable qu’il s’arrêtât un jour de porter un regard critique sur la société et sur les hommes et qu’il cessât d’en rendre compte pour ses contemporains, il nous reste ses écrits, ses témoignages dont ma bibliothèque personnelle est riche. Ils sont la trace de son passage ici-bas dont nous savons qu’il est transitoire mais aussi qu’il est guetté par notre propre amnésie.

     

     

     

     

    © Hervé GAUTIER http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • LE DERNIER VISAGE - Alvaro MUTIS - Editions GRASSET.

     

    Janvier 1994 - n°180

     

    LE DERNIER VISAGE - Alvaro MUTIS - Editions GRASSET.

     

    Le lecteur habituel de cette chronique sait quelle importance j’attache à l’oeuvre d’Alvaro Mutis sans que je puisse vraiment en analyser les raisons profondes. Comme je l’ai déjà écrit, il fait partie des écrivains qui me procurent durablement de l’émotion et s’attache mon attention dès la première ligne du texte. Bref, il m’étonne!

    Cela tient sans doute à la qualité du style, simple et évocateur, au dépaysement que prête chacun de ses romans. L’auteur distille cette alchimie délicate et secrète qui transforme une histoire simplement racontée avec des mots en un récit passionnant suivi du début à la fin sans que l’ennui s’insinue dans la lecture et qui fait dire au lecteur qu’il a bien aimé le roman.

    Je parlais à l’instant de l’importance du style. Il est certes du à la qualité de la traduction mais ici Mutis ne se départit pas de cette écriture poétique qui a été révélée par la publication des éléments du désastre et un récit tel que « Sharaya » rappelle qu’il est aussi un bon poète.

    Il a aussi le sens de la formule évocatrice, croquant dans l’instant l’attitude d’un personnage « Il avait l’habitude de se balancer sur ses grands pieds comme le font les préfets de collège religieux, donnant une autorité à la fois humble et formidable à toutes les observations qui sortait de la gorge grasse de bedeau. Il y avait quelque chose dans son allure d’un cow-boy qui eût partagé ses loisirs entre la prédication et l’homéopathie ».

    Ici il s’agit non d’un roman comme d’habitude mais d’une succession de récits et qu’on lise « La maison d’Araucaïna » ou « le dernier visage », il y a cette omniprésence de la mort rappelée par cette formule lapidaire dont l’idée est constamment présente dans l’oeuvre « En vérité nous tombons en naissant dans un piège sans issue ».

    L’impuissance de l’homme devant le trépas, l’inutilité, peut-être de l’oeuvre qu’il a accomplie durant son passage sur terre, le sentiment d’abandon qu’il éprouve face à l’indifférence voire l’hostilité des autres hommes, la solitude qui fait partie de la condition humaine... tout cela est dans le décor intérieur des personnages.

    Il y aussi ces figures de femmes énigmatiques, à la fois mères et compagnes, épouses et maîtresses qui donnent le monde aux enfants, soignent les blessures et préparent la nourriture, celles aussi qui donnent du plaisir aux soldats et aux hommes de passage. C’est que l’univers romanesque d’Alvaro Mutis s’inscrit dans le quotidien de cette Amérique Latine en proie à une perpétuelle révolte contre la misère et l’oppression, l’éternelle révolution et la quête de la liberté avec en toile de fond cette lutte armée dispensatrice de violence aveugle et de mort qui brise et génère à la fois ce cycle de la paix et de la guerre, de la répression et des prisons où la vie se déroule autrement.. Ici, c’est la peur des gens, la drogue pour aider à supporter l’enfermement mais aussi, au bout du chemin la mort qui est une manière de libération...

     

    Il y a aussi le récit dit « véridique » qui met en présence le personnage de Maqroll El Gaviero sans qui une oeuvre de Mutis n’en serait pas réellement une. Ce personnage mythique qui doit bien prendre vie dans l’existence d’un humain, à moins que lui-même ne soit un savant dosage entre imaginaire et réalité est ici en compagnie d’un personnage bien réel celui-là, le peintre colombien Alejandro Obregon. Il tisse avec lui une amitié solide, corroborée par la fréquentation assidue des femmes et des bars.

    Il me surprendra toujours ce Maqroll, non seulement par son besoin insatisfait d’errances mais surtout par sa culture qui fait de lui quelqu’un dont le jugement est recherché et apprécié! Ici, le Gabier, via Mutis dans le rôle « ingrat de simple intermédiaire » donne son avis sur la peinture d’Obregon qu’il qualifie de « peintre angélique mais d’anges du sixième jour de la Création ». Mieux, il est pour lui un révélateur, un prétexte puisque, à son contact il va faire évoluer sa peinture. Obregon va, grâce à lui, »peindre le vent », pas celui qui passe dans les arbres (celui) qui ne laisse pas de traces, le vent si pareil à nous, à notre vie, à cette chose qui n’a pas de nom et file entre nos mains sans que nous sachions comment. »

     

     

  • ECOUTE-MOI AMIRBAR - Alavro Mutis - Editions GRASSET.

     

     

     

    N° 163 - Août 1993

     

     

    ECOUTE-MOI AMIRBAR - Alavro Mutis - Editions GRASSET.

     

    Je serai toujours étonné et curieux de la vie de ce personnage de roman qui, pour être fictive n’est est pas moins captivante. Maqroll dit “ El Gaviero”, éternel bourlingueur, grand amateur de femmes et d’alcool, naviguant sur toutes les mers du globe a cette intarissable habitude de s’entremettre dans les combinaisons commerciales les plus douteuses où il perd régulièrement le peu d’argent qu’il a. Elles le laissent à chaque fois plus désabusé, malade et ruiné mais riche d’aventures que son créateur et témoin privilégié relate pour le lecteur. C’est à chaque fois un moment exceptionnel qui justifie, s’il en était besoin, la lecture d’un roman d’Alvaro Mutis.

     

    Pourtant Maqroll n’est pas une frappe, bien au contraire. C’est quelqu’un qui, malgré sa grande naïveté laisse dans la mémoire de ceux qui l’ont « rencontré » l’image du « parfait honnête homme », passionné par les Guerres de Vendée et par celle de Succession d’Espagne, citant par cœur Chateaubriand, tenant, avec raison Louis Ferdinand Céline pour le meilleur écrivain français, dévorant avec passion les romans de Simenon, parcourant le monde avec son éternel sac marin plein de livres précieux qu’il relit jusqu’à satiété. Ne sont-ils pas souvent des cadeaux de femmes?

     

    Mutis rappelle la façon dont il a » fait connaissance « de son héros... Il était chef-mécanicien sur un pétrolier. Ils parlèrent longuement du droit que pouvait faire valoir Louis XIV pour son petit-fils au trône d’Espagne... C’est que cet homme porte en lui un pouvoir de susciter la curiosité et sa rencontre même, toujours relatée dans des circonstances insolites a le don d’entamer le sérieux le plus établi mais aussi de faire naître les amours les plus passionnés, les amitiés les plus solides. Il tisse autour de lui une sorte de halo d’immortalité... Mais n’est-ce pas normal pour un personnage tel que lui?

     

    Bref, ce qui lui va le mieux ce sont les grands espaces, la mer, la liberté même si celle-ci parfois flirte avec la mort. En bon marin qu’il est, il ne reste jamais à la même place et la fièvre des départs n’est jamais longue à faire sentir ses effets. Ici, pourtant ce ne sera pas l’appel de la mer mais celui de la Cordillère qui va le motiver, avec en plus la folie que procure la recherche de l’or. De « La Bourdonnante » qui ne lui rapportera rien à « Amirbar » ainsi baptisée par lui à cause du chuchotement que fait le vent à travers les galeries, la mine va exercer une fascination au moins égale à l’envoûtement que la mer lui procure. Paradoxe pour cet homme habitué au soleil, aux tempêtes et à la houle... Il va devenir chercheur d’or! Symbole sans doute puisque la mort s’attache aux pas de Maqroll et qu’autour de chacune de ces deux mines prospectées elle marque de son sceau ces contrées. « Il n’y a pas d’or sans défunts ni de femmes sans secrets » dit un proverbe local...

     

    Les femmes aussi sont présentes à ses côtés comme autant de remèdes à son mal de vivre. « La Conseillère » étonnamment généreuse rejoint dans sa mémoire toutes celles qui lui « ont donné l’unique raison certaine de continuer à vivre », Antonéa l’étrange qui va sombrer dans la folie pour n’avoir peut-être pas su le retenir... Elles sont, au même titre que les autres ses compagnes. Mais le destin de Maqroll veille et il ne peut rester à la même place, sur la terre ferme ou avec une femme. Si la chance s’attarde un moment sur lui, elle ne tarde pas à transformer tout ce qu’il fait en échec. Il ne vieillira jamais dans une retraite paisible... Pourtant le portrait que nous brosse ici Mutis de son héros est celui d’un homme fatigué, malade qui attend davantage la mort qu’une autre destination.

     

    En appendice, l’auteur révèle au lecteur la passion d’El Gaviero pour des livres aussi incroyables qu’inattendus pour un homme en perpétuel mouvement. « Le portrait de mon ami que je me propose de léguer à une postérité, hélas, bien aléatoire puisqu’elle est fonction de l’audience que peuvent recueillir mes livres consacrés à ses entreprises et tribulations » : Telle est la conclusion provisoire de ce roman qui s’inscrit dans une œuvre d’une grande unité.

     

    Qu’alvaro Mutis se rassure, les aventures d’El Gaviero seront toujours pour moi l’occasion d’une lecture passionnée... Et je ne suis pas le seul.

     

    © Hervé GAUTIER

  • LES ELEMENTS DU DESASTRE. -Alvaro Mutis - Editions Grasset.

     

    N° 177- Décembre 1993

     

    LES ELEMENTS DU DESASTRE. -Alvaro Mutis - Editions Grasset.

     

    On connaissait Alvaro Mutis comme romancier. Cette chronique s’est fait l’écho de la totalité de son œuvre traduite en français, on le connaissait peut-être moins comme poète. Cette récente édition permet de découvrir une nouvelle facette du talent de cet homme né à Bogota en 1923 et qui était salué dès 1959 par Otavio Paz comme « Un poète dont la mission consiste à convoquer les vieux pouvoirs, faire revivre la liturgie verbale, dire la parole de vie. »

    Ce livre est, à mes yeux aussi important et révélateur de l’écrivain que ses nombreux autres romans. Là il fige l’instant en le nommant avec des mots, lui donne une dimension d’éternité. Il y a dans son œuvre une grande unité d’inspiration fondée sur la magie du verbe et la beauté écrasante des images.

     

     

    ©Hervé GAUTIER

  • LA DERNIERE ESCALE DU TRAMP STEAMER - Alvaro Mutis- Editions Syvie Messinger.

     

    LA DERNIERE ESCALE DU TRAMP STEAMER - Alvaro Mutis- Editions Syvie Messinger.

     

    Cette fois Mutis abandonne (provisoirement) son héros préféré pour exorciser encore une fois, sous les « apparences » évanescentes d’un narrateur, ses vieux démons maritimes. Il évoque un vieux tramp steamer, petit cargo caboteur qui, tel un vaisseau fantôme fait des apparitions fugaces dans sa vie sans qu’il puisse vraiment ni en apercevoir l’équipage, ni même en déchiffrer le nom. Sa silhouette bringuebalante de future épave s’offre à lui entre la mer Baltique et les Caraïbes, un peu comme une insulte dans la beauté du paysage, sans qu’on sache vraiment comment il a pu traverser l’atlantique et ses tempêtes.

    Au vrai, la relation qu’il a avec ce bâtiment juste entr’aperçu est de nature émotionnelle, presque sentimentale. Le narrateur nous compte l’histoire de cet esquif, mais seulement par épisodes, au rythme des hasards de leurs rencontres... avec cette étrange envie d’en savoir plus!

    Et puis, pour que notre plaisir soit complet, le narrateur va croiser ses propres personnages, El Gaviero, bien entendu, mais par l’intermédiaire du capitaine Iturri qui l’a rencontré. Avec lui aussi une relation passionnelle s’établit avec le tramp steamer (l’Alcion) qu’il commande. C’est un peu comme s’il avait choisi ce bateau pour l’amener à la mort, liant sa propre vie d’homme à l’existence en sursis du navire. L’histoire d’amour du capitaine Iturri, vieillissant et solitaire et de la belle Warda, propriétaire de l’Alcion n’existe d’ailleurs que par ce navire au nom mythique et se termine avec lui presque en même temps que son naufrage... comme si les choses étaient liées.

    A cette occasion Mutis jette sur le monde merveilleux du roman et sur celui un peu moins beau des hommes un regard de philosophe « Les hommes changent si peu, continuent d’être perpétuellement eux-mêmes qu’il n’existe qu’une seule histoire d’amour depuis la nuit des temps qui se répète à l’infini sans perdre sa terrible simplicité, son irrémédiable infortune. »

    Dans un style délirant mais d’une extraordinaire précision, Mutis entraîne son lecteur passionné dans de pittoresques récits où l’intarissable humour le dispute au dépaysement, l’irrationnel à l’envie qu’ont les personnages de ne jamais rester en place. Allez savoir, c’est sans doute ce qu’on appelle le talent!

     

    © Hervé GAUTIER

  • ILONA VIENT AVEC LA PLUIE - Alvaro Mutis - Editions Sylvie Messinger

     

     

    N°100 - Mars 1992

     

     

    ILONA VIENT AVEC LA PLUIE - Alvaro Mutis - Editions Sylvie Messinger

     

    Et revoilà le personnage de Maqroll dit El Gaviero, figure mythique du voyage, éternel errant, bourlingueur, homme aux semelles de vent, incapable de se fixer quelque part et à la recherche perpétuelle d’un coin où s’arrêter, tout en ayant aussitôt la volonté de fuir. Marin en partance, il est de toutes les expéditions risquées et la routine ne saurait faire partie de sa vie. Son sac marin jamais plein déteste le contact avec la terre ferme et c’est sur le pont d’un bateau ou au fond d’une cale que notre homme reprend vraiment vie. Quand il touche terre ou fait escale, l’éternelle question qu’il se pose à lui-même est « Qu’est ce que je fais ici? », la réponse étant tout aussitôt donnée par la commande d’un (ou plusieurs)verre de vodka salvateur...

    Une femme dans chaque port, il connaît tous les bouges et ses beuveries sont légendaires. Il joue avec sa vie comme à la roulette russe... et pour le plaisir du lecteur il gagne toujours, se réservant grâce à son auteur -géniteur le droit et surtout le devoir de nous faire vibrer à l’occasion d’autres aventures!

    Il faut dire que l’art consommé de la narration et le style truculent qui caractérisent Alvaro Mutis sont pour beaucoup dans l’extraordinaire charisme de ce personnage qui tient en haleine jusqu’au bout le lecteur attentif et passionné.

    Le voilà encore coincé dans un petit port des Caraïbes avec le cadavre de son capitaine qui vient de choisir de mettre fin à ses jours. Mais El Gaviero reste un sentimental et ses souvenirs surnagent, l’émotion revient.

    Wito, le capitaine sans avenir d’un cargo au nom pompeux et peint « d’un jaune rageur » couleur queue de perroquet, Wita, sa femme morte prématurément mais qui reste la passion de son mari par-delà le trépas, leur fille qui s’est enfuie à quinze ans avec un pasteur protestant père de six enfants...! Pour wito aussi la haute mer est un refuge et quand il touche terre les ennuis commencent. Ce petit port de San Cristobal, sorte de cul de sac en mer signifie pour ce pauvre capitaine la fin du voyage. Pour lui voyager était une fuite plutôt qu’un gagne-pain!

    Bref, revoilà El Gaviero dans une de ces situations inextricables et néanmoins coutumières à base de dettes, d’envies de fuir mais aussi de solutions bâtardes qui finalement sont préférées malgré les risques à cause de quelques dollars éphémères qu’elles peuvent lui procurer. C’est à chaque fois le même scénario, la même dérive, la même histoire sordide mais répétée à l’envi avec son dénouement connu à l’avance qui se traduit par une fuite d’El Gaviero et l’amer goût de l’arnaque. Pourtant « les dieux tutélaires » veillent sur lui et le tirent toujours à la fin de ce mauvais pas que lui vaut la terre ferme. Son souvenir est peuplé d’inoubliables escales plus rocambolesques les unes que les autres qui se terminent toutes au fond d’un bar tout comme ses traversées scabreuses le conduisent immanquablement devant les autorités portuaires pour y répondre de frauduleux transports...!

    Il finit par croiser Ilona, femme de toujours, son double féminin, aussi friande d’aventures que lui-même, des aventures amoureuses aussi mais qui n’a avec les hommes que des relations fugaces qui ne peuvent pas ne pas plaire à El Gaviero. Ilona, personnage aussi attachant et gouailleur que Maqroll lui-même et qui comme lui a un sérieux sens de l’amitié. Comme lui elle apparaît ou disparaît mais revient toujours dans sa vie quand il est au bord du gouffre... et à la faveur de la pluie. Sa vie à elle est faite d’échecs annoncés (comme pour Maqroll) d’entreprises douteuses... mais peu lui chaut. Tous les deux vivent leur vie, vont dans le sens de leur destin et cela seul est l’essentiel. Même si ce destin est de voir mourir ceux qu’on aime.

     

    © Hervé GAUTIER.

  • Abdul Bashur, le rêveur de navires - Alvaro MUTIS - Le Livre de poche - Editions GRASS

     

     

    Février 1998

    196

     

     

    Abdul Bashur, le rêveur de navires - Alvaro MUTIS - Le Livre de poche - Editions GRASSET.

     

     

    D'ordinaire, quand un nouveau roman d'Alvaro Mutis est publié je m'empresse de le lire comme quelqu'un qui attendrait des nouvelles d'un ami parti depuis longtemps. Chaque ouvrage déroule en effet, en pointillés les aventures de Maqroll El Gaviero. Ici, il n'a pas de rôle principal, et c'est Abdul Bashur, son grand ami presque son frère dont il est essentiellement question... En apparence seulement puisque l'auteur en profite pour affiner le portrait d'El Gaviero en l'opposant à la personnalité de Bashur.

    Ce sont en fait deux hommes parfaitement complémentaires dans la diversité mais qui sont unis par une indéfectible amitié.

    Le titre du roman résume assez bien le thème développé ici. Bashur qui appartient à une vieille famille d'armateurs levantins poursuit cette idée un peu folle de découvrir un navire aux lignes parfaites. Pour cela il n'hésite pas à parcourir les mers, à braver les dangers, à rencontrer les personnages les plus inquiétants, à risquer sa vie même pour obtenir l'objet de ses désirs.

    Bien sûr, un roman de Mutis ne se conçoit pas sans histoires d'amour, plutôt des passades que des passions et comme Maqroll, Bashur sait tourner la page sans pour autant oublier les femmes qui ont malgré tout marqué sa vie et dont ils ont parfois, tous les deux partagé l'intimité.

    Pourtant, sans que je m'explique pourquoi, cet ouvrage me paraît moins enlevé, moins palpitant, les aventures de Bashur, bien qu'elles soient assez semblables à celles de son ami qui est aussi son compagnon dans ce livre me semblent cette fois moins passionnantes. Pour moi l'intérêt réel commence, à travers une juxtaposition de récits, à mi chemin du livre ce qui, à mon sens est dommageable pour le lecteur habituel de Mutis.

    Mais revenons au prétexte du roman, la quête du cargo imaginaire. C'est un peu un idéal impossible à atteindre mais qui fait courir les hommes passionnés. Abdul l'avoue lui-même en déclarant au bout de son épuisante recherche :"J'ai appris désormais à tirer des rêves jamais réalisés de solides raisons de continuer à vivre et je m'y suis habitué." Il est vrai que ses origines levantines expliquent ce caractère fataliste des peuples de l'Islam.

    On pourrait croire que c'est un roman de la vie où celle-ci gagne et s'impose comme une richesse parce que malgré le malheur et les épreuves chaque homme porte en lui le force de continuer à exister et à repousser l'échéance de cette mort qui nous attend tous. Il y a certes de la résignation face au destin chez Bashur mais la poursuite du rêve impossible de découvrir le tramp steamer idéal a occupé une bonne part de sa vie. Et pourtant, malgré les apparences cette histoire est bien une illustration de la condition humaine parce que chaque homme est voué à la disparition dès le jour de sa naissance. Il ne sait ni combien de temps ni dans quelles conditions il restera sur cette terre où il n'est que de passage. Il ne sait pas non plus s'il connaîtra l'accomplissement ou les joies que nous réserve la vie ou si, au contraire il collectionnera les échecs. Peu importe d'ailleurs c'est là l'histoire de chacun. Dans ce roman en effet, peut-être davantage que dans tous les autres l'idée de la mort est présente, celle d'Ilona tout d'abord, un autre personnage mythique de Mutis mais surtout celle de Bashur lui-même. Evoquée au début du roman à travers la personnalité de sa soeur Fatima, elle est présente en filigranes derrière chacun de ses voyages pour rencontrer le bateau idéal.

    Ce qui me frappe ce sont les réflexions qui naissent sous la plume de Mutis, un peu comme si pour lui la mort de chaque homme était le reflet de sa vie, son aboutissement :"Quand elle arrive... C'est son origine, ce sont certaines conditions morales voire esthétiques qui doivent lui donner sa figure et qui... font du moins qu'elle s'accorde avec des exigences, des circonstances longuement forgées pendant toute notre vie, tracées par des pouvoirs qui nous dépassent." Bashur est certes un personnage de roman que l'auteur fait vivre et mourir à sa guise mais je retiens qu'il indique combien les circonstances de sa mort étaient prévisibles. La photo de Bashur enfant examinant les débris fumants d'un avion qui vient de s'écraser annonce sa disparition dans les mêmes circonstances, avec un arrière-plan la silhouette du cargo qu'il était sur le point d'acheter et qui correspondait peut-être à l'aboutissement de son rêve! Ce fait peut paraître anodin au regard des aventures rocambolesques que relatent d'ordinaire les romans de Mutis mais c'est bien cette idée que j'ai pu vérifier que notre mort s'annonce à nous dans des circonstances qui peuvent être fugaces et que nous ne parvenons pas toujours à décrypter mais qui reflètent souvent ce qu'a été notre propre vie.

     

    Notes de lecture personnelles - (c)Hervé GAUTIER

  • LA LIBERTE VAUT UN AMOUR- Bernard DRUPT

     

    N°212

    Octobre 1999

     

     

     

    LA LIBERTE VAUT UN AMOUR- Bernard DRUPT – Editions Les Dossiers d’Aquitaine.

    Commandes diffusion « Revue Indépendante » 206/208 rue Edouard Branly 93100 MONTREUIL sous Bois.

     

    Croyez-moi si vous voulez, mais j’ai lu ce livre d’une traite, avec plaisir, parce que l’intérêt qu’il avait suscité chez moi dès la première ligne ne s’est pas démenti tout au long des cent quatre vingt dix pages que compte le roman. J’ai déjà dit combien j’attache de l’importance aux auteurs qui savent éveiller d’emblée l’attention de leur lecteur.

    Bernard Drupt nous plante le décor, la côte d’Azur, la Méditerranée, l’été, et les personnages, Elyanne, jeune femme jolie, à l’aise financièrement, mariée et mère de Guy, un petit garçon de quatre ans, délaissée par un mari volage et parti en Afrique du Nord pour des raisons professionnelles. René, jeune homme « bien », libre, désargenté, artiste, romantique, constamment partagé entre la timidité et la passion, mais prompt à tomber amoureux des jolies femmes.

    Il se trouve que ces deux êtres qui n’avaient rien pour se rencontrer tombent amoureux l’un de l’autre au premier regard. (J’ai toujours aimé l’expression « tomber amoureux », elle résume parfois bien la situation d’une vie qui bascule). Cet amour réciproque est sincère, c’est, comme on dit un « coup de foudre », mais les choses ne sont pas si simples. La morale, les principes, la peur du scandale et surtout pour Elyanne la crainte d’une maternité (n’oublions pas qu’il s’agit là d’un roman dont l’action se déroule en 1952) qui la précipiterait dans un divorce forcé, dans une situation financière précaire… Et puis il y a Guy, un sale gosse, toujours entre eux et qui les empêche de s’aimer. Ce n’est qu’une vie fragile mais une femme s’attache toujours plus à son enfant qu’à son amant.

    Bernard Drupt nous conte cet amour d’été, inassouvi (ou presque), contrarié en tout cas par les événements et somme toutes sans lendemain malgré les serments… Que veut-il nous dire à l’occasion de ces pages, que l’amour fou ne dure pas, qu’il ne faut pas s’attacher, que la liberté est plus belle que tout, que les chaînes, même les plus tendres sont toujours des chaînes… ?

    On imagine facilement Elyanne et René trente ans après, mariés, après qu’Elyanne eut divorcé et rompu avec sa famille, avec Guy qu’on aura facilement mis sur la touche et qui ne manquera pas, le moment venu de demander des comptes, avec les demi-frères et demi-sœurs qui seraient venus faisant de cette famille quelque chose de bâtard comme c’était le cas à l’époque. Représentons-nous cet homme et cette femme avec les remords qu’ils n’auraient pas manqué d’accumuler, les trahisons peut-être ? C’est sans doute à tout cela que René pense dans le train qui l’emmène vers la Capitale ? C’est peut-être là une lâcheté, tout simplement, une absence de volonté d’engagement, peut-être une découverte peu flatteuse de soi-même ? Elyanne attendait-elle autre chose ?

    Au contraire de ce dénouement, l’auteur nous en propose un autre qui a l’avantage d’aller dans le sens des choses, c’est à dire de la raison qui est à cent lieues des passions et qui reprend ses droits quand elles se sont évanouies. Elyanne, honteuse peut-être d’avoir failli, désireuse, malgré tout de laisser les choses en l’état par amour pour son fils ou de conserver intacte cette belle histoire d’été, décide de rompre. René tout gonflé d’espoir de réussite court vers Paris, vers la gloire et l’argent. Aurait-il vraiment vécu avec cette femme, entre indifférence, désamour et petits boulots ? Son destin est-il ailleurs ?

    C’était une belle histoire qu’assurément aucun des deux n’oubliera, qu’il gardera sa vie durant dans un petit coin de sa mémoire en se disant que c’était un bon moment de bonheur ! De cela on fait parfois des livres, avec une plume qu’on ne trempe pas forcément dans l’encre de la seule imagination. Le cœur y a aussi sa part !

     

    Je dois l’avouer, j’ai un faible pour les romans psychologiques dont j’aime l’atmosphère surtout quand, comme c’est le cas, ils sont bien écrits. Au risque de me répéter, je confesse que j’apprécie le style de Bernard Drupt, cette façon simple et efficace qu’il a de dire les choses, de faire passer son message, de manier cette si belle langue qui est la nôtre… et de passionner son lecteur.

     

    ©Hervé GAUTIER

     

     

  • PHOTOS-SOUVENIRS - Bernard DRUPT

     

    Mars 1992

    n°99

     

    PHOTOS-SOUVENIRS - Bernard DRUPT - La Revue Indépendante - 206 rue E.Branly - 93100 MONTREUIL/BOIS

     

    Il devait bien être insouciant ce petit garçon que la guerre surprit dans ce pays du Jura. Pèlerine noire et cartable au dos, il préférait sans doute l’école buissonnière et excellait dans les bêtises en tout genre dont cet âge a le secret... C’est que cela lui paraissait naturel. Allez savoir pourquoi il serra naturellement la main de l’évêque qui venait de le confirmer et qui lui tendait son anneau à baiser!

    L’espiègle petit bonhomme connut le martinet (C’est là ce qu’on faisait de mieux, paraît-il, pour remettre les égarés dans le droit chemin... Depuis, les choses ont changé), l’injustice des grands dans la cour de l’école, les brimades qu’on fait subir au  »petit nouveau » et les travaux et corvées que la guerre impliquait... Turbulent, certes, mais aussi malchanceux!

    A l’occasion de cette rencontre avec ses souvenirs, Bernard Drupt jette sur le monde et sur la société un regard de philosophe. Il ne craint pas de dénoncer, même sur un ton badin les injustices dont sont victimes les petits, les sans-grades. Le registre choisi est celui de l’humour. Selon que vous serez puissant ou misérables... on connaît la suite, et cette règle ne menace pas de changer. Quant à la devise républicaine bien connue, elle n’existe plus que sur le fronton de quelques bâtiments publics (Et encore maintenant, on n’ose plus) mais sûrement pas dans la réalité quotidienne... Il n’est pas inutile de le rappeler.

    Il est aussi indispensable de dire que l’humour reste une de seules armes qui permettent de lutter efficacement contre les victimes de la vie. Il est vrai qu’il vaut mieux en rire!

     

    Pourtant, à l’occasion de ces courts textes qu’on peut, pourquoi pas regarder comme des photographies, l’auteur remet les choses à leur vraie place, foulant, pourquoi pas, les proverbes les plus moralisateurs. Il rappelle, à l’occasion, que les mots, les phrases sont parfois singulièrement creuses voire hypocrites et que les circonstances se chargent de faire tomber les masques. La vie, on le sait, est une vaste comédie! Quand même, l’amertume pointe parfois sous l’humour et tant pis si les vedettes qu’il a pu croiser en font un peu les frais...

    L’enfant devient adolescent, adulte, journaliste même et poète sûrement, un de ces honnêtes-hommes dont le pays manque de plus en plus et dont on peut se demander si le moule n’est pas à jamais détruit! En tout cas, l’écrivain qu’il est, sait se souvenir que non seulement il a été enfant, mais que son enfance à lui n’a pas été dorée. « J’ai franchi des barrières pour me rendre à l’école lointaine. Il m’arriva d’être davantage lesté à l’extérieur qu’à l’intérieur, ayant refusé d’absorber la monstrueuse panade déjà refoulée la veille... »

    Il sait évoquer avec émotion les injustices que la vie ne manque pas de nous réserver, parfois au nom des convenances et de la bonne conscience et les joies d’une rencontre amicale. Si, jeune homme, il rêve un peu devant la scène (n’a-t-il pas fait du théâtre?), c’est un peu comme un enfant qui écrase son nez, à Noël, sur la vitrine d’un marchand de jouets! Il y a de la nostalgie dans ses propos.

    Il a croisé tant de gens qui maintenant ne sont plus que des ombres, des noms dans la mémoire collective!

     

    André Fonnet souligne son art de croquer les gens. Je souscris à cette définition surtout quand il choisit d’évoquer Prévert. « Qui dira mieux que lui »Quelle connerie la guerre et nous entraînera dans la grisaille de Brest...? » Et puis, citant Camus, il clôt (provisoirement) son propos par l’évocation émouvante elle aussi de son copain koko qui, un jour, lassé de tout, de la solitude comme de l’humour, qui aide parait-il à vivre, a choisi de « faire mourir sa vie ». « On ne fait pas un métier facile! » C’est bien vrai!

     

    Ce regard posé sur la vie qui est bien courte et surtout pas toujours drôle est d’une nostalgie de bon aloi. Daniel Sor a célébré « Son style vif, sa langue précise et son sens de l’image ». J’y ajouterai le coup de crayon complice d’Arfoll qui souligne un talent incisif, un verne savoureux et truculent. Je n’omettrais pas non plus le sens de la poésie. « J’ai sauté de traverse en traverse, tantôt à l’abri de roches majestueuses et suintantes, tantôt à l’ombre d’arbres verts et odorants. Je les ai connues couvertes de givre, et il me semble, aujourd’hui, que ma moustache leur ressemble »

     

    © H.G.

     

     

  • LES JUSTICIERS - Bernard DRUPT

     

    Juin 1991

    n°64

     

    LES JUSTICIERS - Bernard DRUPT - La Revue Indépendante - 206 rue E.Branly - 93100 MONTREUIL/BOIS

     

    Amateurs de bonnes lectures, dépêchez-vous, il n’en reste peut-être pas beaucoup d’exemplaires et franchement ce serait dommage ce serait dommage de ne pas partager avec Bernard Drupt ce voyage réécrit par lui au pays du quotidien.

    Comme il le dit, ces contes sont, pour la plupart, puisés à la source des « faits divers ». Le journaliste qu’il est ne pouvait donc pas manquer ce rendez-vous qui chaque jour émaille nos journaux. Heureusement, il y a plus et l’échotier cache l’écrivain qu’on aurait bien tort de ne pas accompagner dans ce jardin secret qu’est la nouvelle. Il faut, il est vrai, quelque courage pour donner dans cette discipline. On sait que c’est plutôt un genre anglo-saxon qui, dans notre pays, n’est guère en vogue. Et pourtant l’humour, le style et le talent ne manquent pas à notre auteur qui n’en est pas à son coup d’essai.

    Le fantastique ici côtoie le quotidien pour le plus grand plaisir du lecteur, mais si l’imaginaire peut parfois le griser, il convient de prendre garde, et des nouvelles comme « opération pétoche » ou « le troc » le ramènent à une réalité bien terre à terre.

    C’est vrai que, comme la plupart des bons livres une relecture s’impose, et j’ajoute qu’elle gagnera à être immédiate, car comment rester insensible au regard qu’il porte sur cette société dont on ne peut pas vraiment dire qu’elle est idéale ?  Il y a beaucoup à faire, et cela commence par la dénonciation de ses tares qu’on a tous envie d’extirper.

    Un lecteur, même inconsciemment, a toujours tendance à sublimer ses propres fantasmes et les attribuer, peu ou prou au texte qu’il lit. Cela a peut-être été mon cas et j’ai choisi, peut-être à contre-courant de lire, par-delà les mots qui flirtent avec la rime, et parfois aussi avec l’alexandrin, une sorte de mal-être!

    C’est vrai que, usufruitiers temporaires de ce pauvre monde, nous n’y sommes que de passage, et l’empreinte que nous y laisserons ne restera pas plus longtemps que celle de notre pied sur le sable, bientôt léché par la vague! C’est cette vérité que semble nous rappeler des textes comme « A la une », « L’aïeule » qui nous donnent rendez-vous avec l’émotion, la vraie... Dans d’autres nouvelles, c’est l’égoïsme, l’indifférence qui caractérisent si bien notre société et la condition humaine. Les gens naissent, vivent et meurent... C’est la vie. Elle passe et nous aussi!

    Je le dis, ces nouvelles sont un miroir qui nous renvoie sans complaisance notre propre image avec ses imperfections, ses rides et son regard fuyant. « Trotte marot », « Station » ou « Double vol », nous proposent de regarder une réalité bien quotidienne.

    C’est drôle, mais j’ai songé à la chanson de Jacques Brel « Les vieux », chantée sur un rythme de pendule... L’aurions-nous oublié, le temps passe malgré l’amour qui est le miel de la vie, malgré nous! Heureusement, il y a l’humour, dont quelqu’un a dit qu’il est la politesse du désespoir, et qui permet de rire de la vie au lieu d’avoir à en pleurer.

     

    Je le répète, j’ai bien aimé ce livre et je ne m‘étonne pas de l’appréciation de Henri Vincenot qui voyait en Bernard Drupt « un écrivain, un vrai! »

     

    © H.G.

  • ILS M’ONT DIT - Bernard DRUPT

     

     

    Juillet 1991

    n°70

     

    ILS M’ONT DIT - Bernard DRUPT - La Revue Indépendante - 206 rue E.Branly - 93100 MONTREUIL/BOIS

     

    On connaissait Bernard Drupt comme un homme de lettres à tous les sens du terme. On le savait défenseur de la langue française, et son sens du journalisme était reconnu. Avec « Ils m’ont dit », il dévoile une autre facette de sa personnalité, celle de savoir écouter ses contemporains. La phrase de Gilbert Cesbron citée en exergue prend, dès lors tout son sens.

    Il a su, dans un panel de trente-cinq personnages, présenter des auteurs, mais aussi des journalistes dont certains sont célèbres, et d’autres le sont un peu moins, mais qu’importe... Il a apporté à tous la même attention, le même intérêt. Et tant pis pour ceux qui n’étaient pas au rendez-vous!

    C’est vrai qu’il y a comme chez le téléspectateur ou l’auditeur une aspiration légitime à en savoir plus, à connaître la face cachée d’un personnage célèbre. Un des intérêts de ce livre est de lever un coin du voile jeté sur ceux-là même qui s’en recouvrent volontiers, car notre auteur a eu le bon goût de ne pas s’entretenir avec des personnages à scandale qui font de leur vie privée une affaire publique. Ceux-là, je pense, ne l’intéressent pas!

    Derrière l’homme public se cache une sensibilité, des précautions d’homme ordinaire, un jardin secret aussi dont il ne laisse pas forcément fouler les allées. Bernard Drupt a su amener chacun à se livrer par la pertinence de ses questions, l’intelligence de ses remarques. Je note également, et ce n’est pas là une moindre qualité, que, tout en s’effaçant devant son sujet, il a su lui-même s’affirmer en ne se laissant pas oublier, prouver qu’il restait maître du jeu.

    C’est qu’il ne s’agit pas là d’un questionnaire-type appliqué aveuglément à chacun. Bernard Drupt a su s’adapter à son interlocuteur en fonction de sa vie, de son oeuvre, de ses origines. Il est normal que, face à un journalisme aussi professionnel que lui, il y ait quelques réserves, que l’interlocuteur dresse des barrières ou reste sur la défensive. A ce propos, j’emploierai volontiers le terme de maïeutique, l’art d’accoucher les esprits, cher à Socrate, tant il est vrai que certains intervenants se sont étonnés eux-mêmes. Ils sont tous des hommes de communication, et on a tôt fait de leur coller une étiquette... Démythifier est un des sens de ce livre, car les médias sont un prisme déformant...

    Ce qui m’a intéressé dans cet ouvrage, c’est sa simplicité. Bernard Drupt mène ses entretiens sans prétention, mais avec sensibilité, intelligence, spontanéité aussi, comme un honnête-homme qu’il est. Mais cette belle galerie de portraits ne doit pas nous faire oublier son travail considérable de « documentaliste » complété par une grande culture. Il le dit lui-même : « On ne s’embarque pas sans »biscuits ». Mais quand même, chapeau!

    La multiplicité des intervenants, leur qualité, font de ce livre un ouvrage de référence à bien des titres. Non seulement il s’intéresse au phénomène littéraire en général, mais aussi il prend en compte des problèmes de société, ce qui en fait un ouvrage actuel, bien que certains entretiens datent de quelques années. Bref, c’est l’occasion de faire le point sur notre société au quotidien, mais aussi de la voir à travers les yeux d’humanistes.

    Ce que j’apprécie aussi, c’est le respect que Bernard Drupt a de son interlocuteur. C’est une grande qualité que beaucoup de ses confrères oublient souvent. La franchise et l’objectivité la complètent et cela enrichit la perception que nous avons des hommes qu’on dit célèbres...Ceux qui ont répondu comme ceux qui se sont dérobés!

    Etre un confident, voire un confesseur est à la fois une tâche ingrate et passionnante. Il faut connaître l’homme et son oeuvre, savoir faire un bout de route avec lui, l’entraîner sur des chemins de traverse, le pousser dans ses contradictions sans jamais choquer. C’est du grand art!

    J’ai dit que je considère ce livre comme un ouvrage de référence. J’ajoute qu’une suite s’impose!

     

    © H.G.

  • CLICHES PASSES - Bernard DRUPT - Editions LES DOSSIERS D'AQUITAINE.

     

    JUILLET 1997 N° 193

     

     

     

     

    CLICHES PASSES - Bernard DRUPT - Editions LES DOSSIERS D'AQUITAINE.

    Diffusion: LA REVUE INDEPENDANTE 206/208 rue Edouard Branly 93100 MONTREUIL-sous-Bois.

    *

    Une rencontre avec Bernard DRUPT par le truchement de ce qu'il préfère, c'est-à-dire l'écrit est toujours un moment d'exception.

    Dans la continuité de PHOTOS-SOUVENIRS, et peut-être davantage, il nous invite à visiter une autre galerie de portraits qu'on imagine couleur sépia ou noir et blanc puisque c'est ce qui sied le mieux à la photographie. Pas si passés que cela ces clichés pourtant, à moins que ce ne soit cette allusion à ce temps d'avant qui nous obsède tous et qui fait partie de notre vie. Les souvenirs s'envolent comme l'évoque le dessin en couverture d'Arfoll, l'éternel complice et qui me rappelle un poème de Jacques Prévert.

    S'il nous donne à voir des personnages qui "(Jaillissent) de sa mémoire", s'il en égratigne quelques autres, règle des comptes ou rend à l'occasion un hommage appuyé, ce livre reste un recueil de souvenirs personnels. Je choisis d'y voir quelques moments forts qui sont autant de jalons dans son parcours.

     

    Petit garçon, on ne lui a pas ouvert les portes de la vie à deux battants mais les circonstances le poussèrent plutôt vers l'entrée de service. Enfant de la guerre, tour à tour manoeuvre et homme de peine à qui la chance souriait bien peu souvent il a pu très tôt vérifier cette maxime qui veut que la vie ne fait pas de cadeaux à ceux qu'elle a choisis pour être ses victimes. Il a eu de la société qui l'entourait l'image d'un monde ou les sans-grades comptent peu et où il faut se battre simplement pour survivre. Les riches et les puissants y font leur loi. Ils vous écrasent pour la seule raison qu'ils se croient différents de vous. Ils vous méprisent et vous les regardez s'agiter en vous disant que vous prendrez un jour sur eux votre revanche... mais ce n'est pas bien sûr. La vie vous joue parfois de bien vilains tours et la justice ne fait forcément partie de ce monde. Il n'empêche nous avons ici à l'occasion l'image de l'égoïsme humain que ne saurait racheter l'exemple de l'abbé Pierre!

    C'est en peu de mots l'illustration de la condition des plus humbles qui se débattent face à plus forts qu'eux. Bernard DRUPT sait aussi évoquer le monde du travail, ingrat lui aussi, image en raccourci d'une société dont il est le reflet. C'est la réalité des "Petits chefs" que génère la hiérarchie, suffisants et parfois incompétents qui aiment autant la flagornerie que la compromission parfois au mépris de la conscience professionnelle. Il y est là aussi interdit de marquer sa différence sous peine d'être broyé par ceux à qui on n'a pas fait acte d'allégeance quand l'occasion s'est présentée. Ils apprécient qu'on ne donne pas de la voix, qu'on reste dans le rang, qu'on ne se rebiffe pas, qu'on soit bien lisse... C'est sur ce terreau qu'ils prospèrent!

    Il a depuis longtemps décidé d'être lui-même puisque à ses yeux "le naturel vaut mieux que l'épate".

    Heureusement il y avait le cinéma qu'il aimait tant et la lecture dont parle si bien Valéry Larbaud. "J'ai eu le grand bonheur d'aimer lire depuis le jour où j'ai vu un livre." Et puis aussi "Mes livres, mes seuls professeurs ayant contribué à l'enrichissement de ma vie d'homme." avoue-t-il au détour d'un chapitre!

     

    Un autre moment fort est sans conteste tout ce qui concerne les odeurs, les goûts si particuliers dont il avoue ne les avoir jamais retrouvés depuis. Ce furent les croissants d'avant la seconde guerre mondiale et auxquels il n'avait pas droit, les pommes fermes et juteuses de l'automne 43, les épinards au fromage de l'hôtel Helvétia... Des parfums aussi qui sont présents à sa mémoire comme "le Caïffa" de son enfance qui transportait du café. Pour lui faire oublier l'horrible panade il y avait heureusement le pain perdu, les gaufres et le pâté de lapin mais je gage que ces derniers plats ne devaient pas être quotidiens.

     

    Je choisis enfin une dernière évocation. C'est celle de cette femme sous son voile de deuil, secouée dans un autorail bringuebalant. Je ne sais pas pourquoi mais en lisant ce texte j'ai tout de suite songé au merveilleux poème d'Antoine Pol "Les Passantes" auquel Georges Brassens accrocha ses notes mélancoliques. "A la compagne de voyage dont les yeux charmant paysage font paraître court le chemin... A celles qu'on connaît à peine, qu'un destin différent entraîne et qu'on ne retrouve jamais... Chères images aperçues, espérances d'un jour déçues..." Il est des rencontres qu'on n'oublie pas et qui s'incrustent dans le souvenir malgré soi avec leur cortège de regrets. "De la main qu'on n'a pas su prendre, des yeux qui doivent vous attendre ..." C'est cela aussi cette vie, cette nostalgie qui vous accompagne, ces remords qui parfois vous troublent...

     

    Après quelque vingt-cinq ouvrages publiés, ce livre se referme où les bons souvenirs égrenés dans un style personnel se mêlent aux mauvais. Alors, quel regard porte-t-il sur cette existence dont nous savons qu'elle est éphémère? Je ne saurais répondre pour lui mais ce qui est essentiel et renouvelé à cette occasion c'est qu'il a voulu laisser une trace. A l'instar de Georges Chillon qu'il interviewa et dont DITES-MOI (du même auteur) a gardé la mémoire il peut dire: "J'ai pris la parole".

     Hervé GAUTIER

  • UN LIEU INCERTAIN – Fred VARGAS – Edition Viniane Hamy.

     

    N°327– Mars 2009

    UN LIEU INCERTAIN – Fred VARGAS – Edition Viniane Hamy.

     

    Quand un critique s'intéresse à un livre, récent ou non, sa tâche n'est pas simple, entre raconter l'intrigue sans la dévoiler et faire des commentaires, pertinents de préférence! Avec Fred Vargas, c'est toujours plus compliqué, puisque sa démarche d'écriture s'inscrit dans des contextes multiples, déroutants parfois.

     

    Les personnages d'abord. Adamsberg, commissaire un peu ombrageux qui dirige ses enquêtes à sa manière. Le lecteur a l'impression, qu'elles lui échappent parfois, qu'il s'égare, qu'il est un peu perdu dans ses quêtes personnelles et professionnelles, avec son passé qui le rejoint,... mais tout s'arrange à la fin. Le commandant Danglard, alcoolique et érudit [parfois un peu trop pour être vraisemblable], lui aussi hésite, mais heureusement, il est là. Il aggrave même un peu son cas en tombant quasi-amoureux d'une Anglaise... Le lieutenant Violette Retancourt, femme de poids et surtout incontournable. D'autres personnages gravitent autour d'eux dans cette enquête, et on remonte loin dans leur histoire personnelle...leurs intrigues et leurs errances sont attachantes.

     

     

    L'histoire ensuite, ou les histoires qui déroulent leurs moments indépendamment les unes des autres, au moins au début, ce qui est un peu déroutant pour le lecteur, désorienté par les rebondissements inattendus. Ici, ce sont des chaussures (françaises) découvertes outre-manche, alignées devant un cimetière anglais, comme un rituel, mais « avec des pieds dedans », c'est à dire qu'on n'avait pas pris soin de déchausser les victimes avant de les exécuter, d'autre part, et sans que cela soit lié avec l'affaire précédente qui doit, bien entendu, rester du domaine des policiers anglais, un sombre épisode de Garches, en France, où on découvre le corps d'un homme assassiné et consciencieusement déchiqueté, comme si on avait voulu le faire disparaître complètement... pas tout à fait cependant, peut-être pour marquer une piste... ou égarer les enquêteurs! On parle de Serbie, d'Autriche, d'Avignon, de messages d'amour rédigés dans une langue que, bien entendu, Danglard est le seul à pouvoir traduire, de naissance difficile d'une petite chatte et d'Espagnol ayant perdu un bras pendant la guerre civile, de médecin «  aux doigts d'or » un peu énigmatique, de vampires, de caveau et de mort annoncée, d'enquête sabotée, de pressions hiérarchiques pour cacher une vérité inavouable, d'un arbre généalogique qui n'en finit pas de dérouler ses branches et ses racines à travers le temps... Le lien entre tous ces événements ne tombe pas sous le sens. Et pourtant!

     

    Il y a le style,ici, peut-être plus qu'ailleurs, assez indéfinissable, qui entretient le suspense jusqu'à la fin, pas vraiment policier, et c'est heureux, le sens de la formule, les mots qui ont leur importance avec la charge d'humour, d'émotion, de poésie parfois qu'ils portent en eux et qui n'est pas négligeable. Ils enrichissent le texte, l'éclairent, et les références nombreuses aux autres romans de l'auteure confèrent une unité à l'œuvre.

     

    On ne raconte pas un roman de Fred Vargas, on le goûte, on se laisse porté par lui, même si, je dois le confesser, les premiers ne m'ont pas vraiment enthousiasmé.

    Toutes ces aventures entrainent le lecteur dans une sorte de labyrinthe où il s'égare volontiers, avec gourmandise même. C'est qu'il en est le témoin privilégié , qu'il doit être à la hauteur de ce qu'il lit, que cela a été écrit pour lui, et exclusivement pour lui. Alors, cela mérite bien plus qu'une lecture du bout des yeux et son attention sera récompensée, mais au dénouement seulement, pas avant!

    Il doit garder à l'esprit qu'il est le témoin privilégié de ces événements dont les arcanes se déroulent sous ses yeux, qu'il tient le livre entre ses mains, juge l'écriture autant que le suspense qu'elle tricote et peut, à tout moment refermer l'ouvrage comme on prononce un verdict. Tout cela est intime, silencieux et personnel, sans logique ni objectivité... mais la sentence est sans appel, souvent définitive et on se dit que tout cela n'est pas pour nous, qu'on n'y comprend rien, que c'est trop compliqué, trop confus, bref qu'on n'aime pas. Ce faisant on peut, malheureusement, passer à côté de quelque chose, se priver d'un bon moment de lecture, se frustrer soi-même de ce dépaysement qui est si nécessaire à notre quotidien, de ce voyage dans une autre dimension qu'on adore cependant et dont on redemande parce que les rebondissements de l'intrigue ne font qu'ajouter à l'intérêt qui va croissant et nous fait trépigner fébrilement jusqu'à l'épilogue...

     

    Pour moi, un roman de Fred Vargas est toujours un événement.

     

    Hervé GAUTIER – Mars 2009.http://hervegautier.e-monsite.com 

  • LES SENTIERS DE LA GLOIRE- Stanley KUBRICK. [ARTE Diffusion le 8/11/2007]

     

    N°283 – Novembre 2007

     

    LES SENTIERS DE LA GLOIRE- Stanley KUBRICK. [ARTE Diffusion le 8/11/2007]

     

    « Le pire, c'est la guerre » a dit récemment un ministre.

     

    C'est effectivement ce qui peut arriver de pire à un pays, à une nation, à une civilisation, mais le pire, dans cette situation, c'est sans doute que la guerre soit dévolue à des militaires, d'autant qu'à l'époque, c'est au Peuple français qu'on a confié le soin de défendre le sol national. Au nom de la conscription, on est donc allé chercher des hommes qu'on a instruit dans l'usage des armes, qu'on a habillé et mis en condition.

    Ces citoyens sont donc devenus des soldats. Jusque là, rien à dire, mais le pire, sans doute, c'est que ces pauvres gens ont été livrés à l'incompétence de militaires de carrière, des généraux aux idées d'un autre âge, mus par la seule volonté d'obtenir un avancement, une décoration, une citation, une étoile, que le sacrifice de « leurs » soldats serait capable de leur assurer. Ce qu'ils souhaitaient c'était se faire valoir vis à vis de leur hiérarchie, et pour cela, ils ont joué avec eux, c'est à dire avec leur vie, comme on manipule des soldats de plomb, avec tout l'inconscience et l'humanité qui sied à des gens qui veulent faire prévaloir le paraître sur l'être. C'est qu'ils ont bien souvent conquis leurs galons, non par leur valeur, mais par leur capacité de flagornerie, de délation, de nuisance. Le pire, c'est que, ne devant leur place qu'à leurs bassesses, ils n'hésitent pas, pour la conserver, à trahir leurs amis, devenus ainsi leurs concurrents dans cette course effrénée aux honneurs, à la reconnaissance. Leur poste, qu'il faut impérativement conserver, ils le doivent à leurs nombreuses compromissions et trahisons qui émaillent leur parcours, mais peu leur importe, ce décor, patiemment tissé dans l'ombre de la médiocrité, ne saurait être balayé par un plus vertueux qu'eux. Ils sont responsables, disent-ils, de leurs hommes, mais c'est au nom de cette responsabilité, mais aussi pour obéir à des ordres impossibles à exécuter, parce que concoctés par des hommes coupés des réalités, mais dont ils n'osent contester le bien-fondé, qu'ils vont obéir, c'est à dire sacrifier inutilement des vies humaines. Dès lors, que devient l'amour de la Patrie, la nécessaire défense du pays?

     

    Alors, au nom de la discipline, ils mettent en place cette parodie meurtrière pour le seul bénéfice de leur carrière en n'oubliant pas de ressortir les vieilles rengaines sur le patriotisme, avec tout ce qu'il faut de paternalisme pour faire plus authentique. Même s'il faut, pour cela, que des Français tirent sur des Français! Ce film ne le montre pas, mais il était, je crois, d'usage d'y ajouter de larges rasades de gnôle pour exciter les hommes où leur faire perdre le sens du danger.

     

    Bien entendu, quand l'affaire tourne au fiasco, ce qui est inévitable, il convient de trouver des responsables. Alors, pour faire bonne mesure, mais surtout pour masquer les vraies responsabilités, on accuse de traîtrise, de désertion, de refus d'exécuter les ordres, ceux-là mêmes dont on souhaitait se servir. Et bien entendu, pour l'exemple, on en fusille quelques-uns, en évitant de prendre en compte les réalités du combat et parfois l'attitude héroïque des accusés, en laissant au hasard ou à la vengeance personnelle le soin de désigner ceux qui seront sacrifiés. On ne prend même pas le soin d'un vrai procès, dans cette mascarade où les décisions sont prises à l'avance. Dans cette affaire, il ne saurait être question de sanctionner les vrais coupables. Il ne peut s'agir que de sans grades qui ne peuvent se défendre et en aucune façon, d'officiers.

     

    Seul Kirk Douglas apporte une note d'humanité et de justice dans cette pantalonnade qui serait comique si elle n'était fatale.

     

    Mais , l'aveuglement de cette hiérarchie n'est pas seulement l'apanage de l'armée. Il y a certes la dénonciation des bassesses des intermédiaires, désireux, eux aussi, de faire porter la responsabilité des fautes sur les plus petits qu'eux, mais, il m'apparaît que ce film n'est pas seulement anti-militariste et que son auteur a voulu donner à voir une facette de la condition humaine. Après tout, dans toute son oeuvre Kubrick a voulu déranger et mettre à mal toutes les idées reçues sur la société. Ce long métrage lui-même, bien que de 1957, n'a été connu en France qu'en 1972. Tout au long de ce film, le spectateur éprouve de la compassion pour les soldats, pour leurs souffrances, leurs sacrifice, mais il y a pire. A la fin, la sentence prononcée, on les oblige à assister à l'exécution de leurs camarades et, pour ceux qui font partie du peloton, à y participer. La dernière scène du film me paraît révélatrice. On y voit ces soldats ivres qui viennent d'être témoins de l'assassinat légal de leurs compagnons d'infortune, verser des larmes en écoutant la triste complainte d'une chanteuse allemande. La guerre les a peut-être déshumanisés, mais je crois plutôt que Kubrick choisit de montrer ce que les hommes en général ont de méprisable.

     

    Ce film est bien nommé. La gloire, on peut l'habiller comme on veut, mais pour y accéder, ce ne sont pas des boulevards, des avenues, mais bien des sentiers, tortueux, cahoteux, boueux.

     

     

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  • ENTRE LES MURS – Un film de Laurent CANTET [Palme d'or Cannes 2008].

     

    N°314 – Septembre 2008

     

    ENTRE LES MURS – Un film de Laurent CANTET [Palme d'or Cannes 2008].

     

    Il est de la “Palme d'or” comme du “Prix Goncourt”, on parle de l'oeuvre qui est couronnée et elle fait débat! C'est d'ailleurs heureux puisque, pour un créateur, rien n'est pire que l'idifférence. Ici, c'est carrément une polémique que suscite ce film et on oscille entre des extrèmes, soit on est laudatif voire inconditionnel, soit les critiques pleuvent...

     

    A s'en tenir au film, qu'en ai-je retenu? D'abord le décor : une classe de 4° dans un collège de ZEP d'une banlieue difficile où un professeur de Français peine à faire son véritable métier, celui d'enseigner notre langue, de provoquer les réactions constructives de ses élèves, de leur donner l'occasion de s'exprimer sur le programme scolaire mais aussi sur la langue, la littérature, la syntaxe, le vocabulaire...

     

    Premier constat : Le message ne passe pas et le malheureux enseignant à qui on demande de nombreux diplômes pour être nommé à ce poste a du mal à se faire entendre de ses élèves et en est réduit à faire de la discipline dans sa classe, pour la simple raison qu'il n'y règne pas l'ordre et le silence nécessaires à la transmission du savoir. C'est aussi un paradoxe, ce professeur souhaiterait évidemment plus de sérénité dans son cours, même s'il a été, quelques années avant, un étudiant un peu indiscipliné, voire chahuteur, dans les amplis de la faculté! Cela est souligné par le personnage d'Esméralda, volontiers frondeuse et irrévérencieuse... qui veut plus tard être policière, sans doute par amour de cet ordre qu'elle contribue largement à perturber dans ce microcosme!

     

    Deuxième constat : Les élèves veulent rester dans le système scolaire, même si, d'évidence, il ne leur sert à rien: témoin cette jeune fille au début du film qui ne veut pas être dirigée sur le “secteur professionnel” alors que son avenir est plus sûrement dans ce domaine que dans le milieu scolaire traditionnel d'où elle sortira sans diplôme et donc sans prespective. Cette classe étant composée majoritairement d'enfants d'immigrés, on comprend bien que l'école, qui devrait être regardée comme une chance d'intégration est en réalité une voie de garage. S'ils en sont exclus, ce sera aussi l'explusion administrative du territoire avec toutes les conséquences qu'on peut imaginer. Dès lors, l'école apparaît comme un moyen des plus artificiels de maintenir un fragile équilibre que les élèves eux-mêmes, en dépit de leur intérêt, ne font rien pour entretenir.

     

    Troisième constat : Les enseignants de ce collège sont conscients de cela, témoin ce professeur de mathématiques qui, en se présentant à ses collègues, se déclare “prof de tables de multiplications”! C'est assez dire le niveau de cette 4° où, d'évidence, les acquis des années antérieures sont nuls! D'ailleurs, on n'entend jamais François Marin parler de littérature, ce qu'il devrait quand même faire! Chacun de ses cours n'est qu'un long et pénible débat, par ailleurs oiseux et sans méthode, avec ses élèves, sur tout et n'importe quoi... Et on se demande bien ce qu'ils peuvent en retirer.

     

    Quatrième constat : L'organisation d'une société à laquelle l'école est censée préparer inclut l'ordre. Le professeur devrait incarner l'autorité et, à l'évidence, ne le fait pas puisque non seulement il accepte, au nom sans doute de la dialectique, un dialogue qui se révèle stéril avec des élèves inconsistants dont on comprend vite qu'ils sont ici pour passer le temps, mais surtout perd son sang-froid et se met lui-même dans une position difficile à tenir. Le spectateur sent bien que l'autorité dont est censé être revêtu le chef d'établissement, et à travers lui l'école, ne peut rien face à la mauvaise volonté des élèves. La décision du Conseil de discipline prononçant l'exclusion de Souleymane est révélatrice. Il sera explusé de France [on devine son avenir] et paiera seul ce qui n'était qu'un dérapage partagé né de l'insolence constante de cette classe, mais aussi du manque d'autorité du professeur. [Le spectacteur aurait sans doute espéré davantage de mensuétude dans le prononcé de cette sanction!]

     

    Cinquième constat : Ce fim montre bien bien que ceux qui sont irrévérencieux sont noirs ou d'origine maghrébine, les blancs et les jaunes méritent félicitations et encouragements, ce qui correspond bien à l'image [malheureuse] de notre société multiraciale pour laquelle l'école veut être une chance d'intégration, ce qu'en réalité elle est rarement! C'est la mère de Souleymane qui présente, dans sa langue, ses excuses personnelles au nom de son fils pour éviter l'exclusion que celui-ci semble maintenant accepter comme une fatalité. Double constat d'échec en matière d'éducation, celui de l'école certes, mais aussi celui de la cellule familiale.

     

    Sixième constat : la faillite de l'école mise en évidence par les dernières secondes du film. Cette séquence pose question. Une élève qu'on n'a pas vue pendant le long métrage, c'est à dire qu'elle ne s'est signalée ni par son insolence ni par son assiduité, vient avouer simplement “qu'elle n'a rien appris pendant l'année”! On suppose qu'elle s'est également ennuyée dans les classes précédentes. C'est là un constat des plus alarmants remettant en cause le fondement même de l'enseignement et, au-delà, de notre société.

     

    Septième constant : à mon avis, le rôle d'un professeur de Français, surtout en 4°, est de donner envie à ses élèves de lire. Cela ne me semble pas évident au vu de ce film, nonbstant l'épisode du jounal d'Anne Frank. Je voudrais cependant souligner que l'allusion d'Esméralda à “La République” de Platon, qu'elle dit avoir lu avec intérêt me semble un peu artificiel face à l'image qu'elle a donné d'elle. Soit c'est faux et c'est dommage, soit c'est vrai et François Begaudeau, l'auteur du roman qui a servi de prétexte à ce film, n'a plus qu'à changer de métier, ce que je crois, il a fait.

     

    J'observe enfin qu'un débat s'instaure entre les élèves sur la nationalité française et qu'Esméralda déclare n'être pas fière d'être française. Pourtant, j'imagine que ses parents, eux, ont beaucoup souffert pour cela et ne doivent pas renier leur choix!

     

    Un film est une oeuvre d'art. Le rôle d'un artiste n'est pas seulement de créer, c'est à dire de réaliser une fiction, c'est aussi de porter témoignage de son temps. De ce point de vue, Laurent Cantet remplit son rôle, d'autres cinéates l'ont fait également avec talent, même si ce témoignage est nécessairement partiel, voire partisan. En tout cas, son film ne laisse pas indifférent. C'est là un documentaire plus qu'une oeuvre de création, mais je continue de penser et même d'espérer que l'école reste globalement un moyen d'éducation, voire d'intégration et un des fondements de notre société.

     

     

     

    © Hervé GAUTIER - Septembre 2008.

  • Voltaire et l'affaire Calas - Vendredi 23 janvier 2009 - ARTE [Francis Reusser].

     

    Voltaire et l'affaire Calas – Vendredi 23 janvier 2009 - ARTE [Francis Reusser].

     

     

    Programmer une émission où Voltaire tient la vedette ne peut qu'améliorer la sacro-saint audimat. Les statistiques importent peu puisque le personnage ne laisse jamais indifférent. Il incarnera toujours l'esprit français volontiers frondeur et rebelle, même si on lui a, avec le temps, fait dire des choses qu'il n'a jamais dites. Le « voltairianisme » est plus qu'un mot passé dans le langage courant. Il incarne un esprit d'incrédulité, voire d'irrespect, au regard de la religion. Il est aussi un génial polémiste, un écrivain doué, un libertin, un bon vivant...

    Il reste que sa volonté « d'écraser l'infâme », comprenons, combattre l'intolérance du catholicisme et du fanatisme religieux en général, ne s'est jamais démentie. En digne acteur du siècle des Lumières, il considérait en effet qu'il ne pouvait y avoir de progrès et de civilisation pour l'humanité sans la nécessaire tolérance. C'était, à ses yeux, ce qui manquait le plus à cette religion, qui, par ailleurs, à travers les institutions et la morale, entendait régir la vie des Français et surtout asservir le peuple en s'alliant aux puissants et en se servant d'un Dieu au nom de qui ses représentants sur terre était censés parler.

     

    C'est dans ce contexte que Voltaire, à près de 70 ans et alors qu'il est exilé à Ferney, c'est à dire loin de Paris, choisit de réhabiliter Jean Calas, roué vif après avoir été accusé sans la moindre preuve d'avoir assassiner son fils qui voulait se convertir au catholicisme. L'occasion était trop belle pour qu'il la laissât passer puisque cette affaire avait pour cadre la très catholique Toulouse et que Jean Calas avait le malheur... d'être protestant! La cause avait quelque chose de grand, elle était de celles qui transcendent ceux qui la défende, surtout quand ce n'est pas gagné d'avance. Ce sera d'ailleurs le prélude à d'autres défenses peut-être moins retentissantes, mais tout aussi importantes [Sirven, La Barre, Montbailli, Lally-Tollendal].

     

    Ce que je retiens de ce télé-film, c'est certes cette erreur judiciaire heureusement combattue par Voltaire, mais c'est aussi l'ambiance de Ferney. A l'époque Voltaire y a recueilli une descendante lointaine et hypothétique du grand Corneille, Marie, dont elle ne porte que le nom. Qu'une jeune fille, inculte et surtout inexpérimentée se retrouve ainsi dans la demeure d'un vieillard tel que lui a de quoi inquiéter. Mais, pas du tout, notre homme a résolu de la marier et pour ce faire a commencé un commentaire de Corneille qu'il souhaite vendre par souscription et ainsi lui constituer une dot. Ce mariage se fait, malgré les réticences un peu feintes du philosophe et sa volonté de modeler l'esprit de sa pupille devenue véritablement sa fille.

     

    Je parlais de l'ambiance. En voyant ce film, j'ai repensé à un livre [La Jeune fille et le philosophe – Frédérique Lenormand] qui a fait l'objet d'un commentaire élogieux dans cette chronique [La Feuille Volante n° 290 - Janvier 2008]. J'ai retrouvé avec plaisir l'esprit virevoltant de Voltaire que Claude Rich incarne merveilleusement [je l'imaginais cependant avec un visage plus amaigri, plus marqué par l'âge] mais aussi l'impertinence « acquise » de Marie Corneille. Fut-elle véritablement l'inspiratrice de ce combat en faveur des Calas? Pourquoi pas. En tout cas, j'ai passé une bonne soirée.

     

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2009.http://hervegautier.e-monsite.com 

  • Droit d'inventaire – France 3 – Diffusion mercredi 28 novembre 2007 – 20h50.

     

    °285– Novembre 2007

    Droit d'inventaire – France 3 – Diffusion mercredi 28 novembre 2007 – 20h50.

    Je ne suis pas un fan de la télé, tant s'en faut, et cette revue a été créée avant tout pour parler des livres et plus généralement de la culture. D'autre part, devant la mise en place par les médias d'une information de plus en plus tronquée et partisane, de la télé-réalité, du déferlement de violence à travers les séries américaines et les fadaises que le petit écran distille à longueur de soirée, un magazine qui parle de notre histoire, à un heure de grande écoute, c'est à dire pas trop tard, ne pouvait qu'être le bienvenu. Présenté par une jolie femme, ce qui ne gâte rien, il ne pouvait qu'être une invitation supplémentaire à m'installer devant mon récepteur. Je n'avais pas vu le premier numéro mais celui-la, consacré à Libération, cette page de notre histoire bien souvent occultée, retenait mon attention.

    J'ai apprécié que Marie Drucker invite Max Gallo qui a posé sur cette période un regard d'historien et de critique, et l'a fait avec tout l'humanisme et toute l'humanité que nous lui connaissons. Le principe de cette émission était donc de revisiter la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Elle a abordé des thèmes récurrents et pas vraiment nouveaux, comme  « les camps de la mort », la rafle des juifs ou la fuite des criminels nazis, sauvés par ceux-là mêmes qui les combattaient pendant la guerre et, en cela, elle n'a, à mon sens, pas apporté un éclairage nouveau à ce que nous savions déjà. Les alliés connaissaient l'existence des « camps », n'ont rien fait pour arrêter cette entreprise de destruction, les Américains ne voulaient pas faire « une guerre pour les juifs », Paris n'était pas un objectif militaire et il a fallu toute la détermination du Général Leclerc pour que la capitale fût libérée par des troupes française, les résistants du Vercors ont bel et bien été sacrifiés. On le savait certes déjà, mais une piqûre de rappel ne fait jamais de mal. En revanche il y a des idées reçues qui ont la vie dure, comme cette légende tissée par Von Choltitz lui-même autour de sa personne et corroborée peut-être par le roman de de Lapierre et Collins et par le film éponyme qui en a été tiré et que chacun a vu au moins une fois. Il aurait été ce général qui aurait pris le risque de désobéir à Hitler que pourtant il vénérait et qui aurait ainsi été le sauveur de Paris. Il a pourtant été un criminel de guerre, boucher de Sébastopol qui, s'il en avait eu les moyens, aurait fait subir à Paris le sort des capitales étrangères sous la botte allemande. Cela lui a valu d'échapper au tribunal de Nuremberg et, après quelques années de détention dans une quasi-prison, de couler un retraite paisible avec sa famille et d'avoir, ironie de l'histoire, les honneurs militaires à ses obsèques!

    De même, les films d'Alphonse Mahusier avaient longtemps été cachés. Ils ont eu le mérite de porter témoignage du quotidien de la Résistance. C'est là un document précieux.

    Mais ce qui a retenu mon attention et que cette émission n'a pas oublié, c'est ce qui a longtemps été un tabou, tout juste évoqué avec une certaine gêne par les historiens ou les simple citoyens, ces femmes tondues à la libération pour avoir seulement fait de la collaboration horizontale, c'est à dire d'avoir couché avec des Allemands. Là aussi, comme lors de  «l 'épuration », la justice dite populaire a été expéditive et surtout dénuée de jugement, d'instruction et pressée d'en finir en évitant surtout de chercher à comprendre, animée seulement par un désir de vengeance qui n'allait pas au-delà d'un humiliation publique [mais quand même!] et avait l'avantage de n'être pas, en apparence seulement, définitive. Il valait mieux ne pas savoir ce qui animait ces exécuteurs d'un jour, peut-être la volonté d'humilier les plus faibles, l'aveuglement, la jalousie, le désir de donner le change et de dissimuler par ce geste spectaculaire et sans danger une attitude pas très glorieuse tout au long de cette guerre, le désir de se racheter peut-être parce qu'ils n'avaient pas été des héros quand il le fallait, celui de s'affirmer en tant que mâle, montrant d'autant plus facilement autorité et puissance qu'ils ne risquaient plus rien, assouvissant peut-être une vengeance personnelle de celui qui avait été éconduit par celle-la même qu'il était en train de tondre.

    Un des moments forts de cette émission, à mon sens, fut de faire témoigner une de ces femmes qu'on ne voyait d'ordinaire que sur la pellicule. Elles n'ont pourtant pas trahi, pas dénoncer mais leur seul tort avait été d'avoir eu un amant allemand. Elles ont ainsi expié individuellement et publiquement ces années d'occupation. Elles ont parlé par la voix de l'une d'elles enfin sortie de l'anonymat et ont ainsi recouvré leur fierté, leur honneur, tant il est vrai que la plupart d'entre elles ont vécu le reste de leur vie prostrée dans le silence et la honte au point de taire cet épisode à leurs propres enfants.

    Un autre moment fort fut également celui où une femme, fruit des amours proscrites entre un Allemand et une Française, est venue parler, avec émotion, de sa vie, des non-dits, de l'exclusion qu'elle a dû subir jusque dans sa propre famille, de la volonté des siens de lui faire payer à elle qui n'y était pour rien, une faute qu'elle n'avait pas commise.

    Plus généralement cela illustre cette face cachée de la condition humaine, la part d'ombre de chacun d'entre nous, faite tout à la fois d'envie, de lâcheté, de petitesse et il fallait bien que ce fût l'émission d'une femme pour qu'ainsi ces pauvres femmes tondues soient réhabilitées et que tombent peut-être les tabous de cette période.


     

  • QUELQUES MOTS SUR LE JUGE TI (630-700)

     

     

    N°293– Février 2008

    QUELQUES MOTS SUR LE JUGE TI (630-700)

    Il devait être un personnage étonnant, le juge Jen-Tsi TI, magistrat qui a réellement vécu en Chine au 7° siècle de notre ère et qui fut un célèbre détective. Il devait effectivement être quelqu'un de passionnant, d'attachant aussi puisque sa trace a été retrouvée et sa figure immortalisée par le romancier Robert Van Gulik [1910-1967], diplomate orientaliste qui en a fait le héros d'une série policière à succès. Il occupa de nombreux postes diplomaties en Asie et en Chine. Il est également l'auteur d'un douzaine de livres sur la littérature, l'histoire et les Beau-Arts de l'Inde, de la Chine et du Japon et a surtout publié des études approfondies sur la peinture, la sociologie de la Chine ancienne. Il est notamment l'auteur d'un traité sur l'administration de la justice en Chine à l'époque Song [« T'ang yin pi shih » Parallèle cases from under the Pear-Tree – Leyde 1956]. Ces données techniques et particulièrement argumentées se retrouvent dans 17 romans où Gulik met en scène le juge TI dont il évoque les authentiques enquêtes, en ayant soin à la fois de créer pour son lecteur une ambiance exotique et de peindre un personnage aux déduction et aux actions d'investigations policières extraordinairement efficaces.

    Au passage, il en profite pour donner de lui sa véritable image, celle d'un homme de son temps, vivant dans le société chinoise de l'époque avec épouses, palanquins et tous les membres qui composent les couches sociologiques d'alors, mais loin des clichés traditionnels que la littérature policière occidentale a volontiers instillé dans l'esprit du lecteur. Il le présente en effet comme un fonctionnaire intègre, animé par le seul sens du devoir, soucieux d'une bonne administration de la justice, sans natte [Elle viendra bien plus tard avec les Mandchous], sans opium [il n'en fume pas], mais respectant la procédure pénale chinoise de l'époque avec torture et mise à mort, avec force détails de la vie quotidienne, une certaine préciosité de langage et des descriptions d'un grand réalisme. TI deviendra plus tard ministre de la Cour Impériale et son influence sur les affaires de l'état sera grande. Gulik met en scène son héros dans des villes réelles ou imaginaires où il exerce sa charge de magistrat, avec toujours un plan de la cité, des gravures que l'auteur lui-même a dessinées dans le style de l'époque et une liste des personnages qui apparaissent dans chaque affaire, ce qui en facilite la lecture et la compréhension. Respectant la trame traditionnelle du roman policier chinois dans chacun de ses ouvrages, il fait résoudre au juge trois affaires qui s'entremêlent. Chez lui le style est épuré, l'intrigue passionnante, le dépaysement assuré.

    Cela a assuré à Gulik un succès populaire en Grande Bretagne, aux États-Unis et ses romans ont été traduits en Chine et au Japon. Son premier ouvrage [« Les enquête du juge TI »] a été publié en France en 1962.

    Le plus étonnant sans doute dans cette affaire, c'est que le personnage du juge TI, qui avait déjà inspiré les auteurs de romans policiers chinois, a été repris par un romancier contemporain, Frédéric LENORMAND (né en 1964) qui, dans un style différent plus humoristique, mais en gardant le même esprit, fait revivre cet étonnant magistrat qui ne vieillit décidément pas, avec « Les nouvelles enquête du Juge TI » qui ne me laisseront évidemment pas indifférent.[La Feuille Volante n° 291].

     

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2008.
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  • LA JEUNE FILLE ET LE PHILOSOPHE - Frédéric LENORMAND - FAYARD.

     

    N°290– Janvier 2008

    LA JEUNE FILLE ET LE PHILOSOPHE – Frédéric LENORMAND – FAYARD.

    Comme nombre de mes contemporains, je n'ai connu François-Marie Arouet qu'à travers ses oeuvres et la légende qui a été tissée autour de lui. Il m'en est resté l'image d'un brillant jeune homme un peu libertin, d'un écrivain plein de talent et d'audace, d'un homme d'affaires avisé, un peu usurier à l'occasion, d'un humaniste plein d'humanité puis un vieillard espiègle et facétieux.

    Par le miracle de l'écriture, et de l'imagination de l'auteur et ce qu'on peut effectivement appeler un roman, voilà que Voltaire revit à travers un épisode véridique de la fin de sa vie mais revisité de belle manière. Voilà qu'après un bref passage au couvent, Marie, une lointaine et hypothétique descendante du grand Corneille, dont elle porte seulement le nom, arrive à Ferney, dernier repère de notre philosophe, sous le fallacieux prétexte paternel de faire son bonheur, c'est à dire de lui faire faire un beau mariage de manière à assurer les vieux jours de ses parents. Mettre ainsi entre les mains d'un vieux libertin une charmante jeune fille, impécunieuse et inexperte de surcroît, a de quoi nourrir les plus sombres idées au commun des mortels. Que nenni! Les intentions du vieillard sont d'une autre nature puisqu'il en fait sa pupille, l'éduque et se met en tête de la marier. Mieux, pour lui constituer une dot, il va entreprendre un commentaire de Corneille qu'il compte vendre par souscription. Marie incarne vite l'image de la jeunesse qui manque tant à notre homme, celle de l'innocence aussi, quant à sa nièce, Mme Denis, qui lui sert de gouvernante, elle a, depuis longtemps, pris le pas sur le vieil homme. Voltaire va, bien entendu, en digne représentant du siècle des Lumières, se charger de l'éducation de cette jeune fille qui en a bien besoin, tant ses connaissances son inexistantes. C'est que la demoiselle, à défaut d'être instruite, est éveillée et va bientôt faire son profit de l'exemple de son maître. Voltaire est donc ainsi, pétillant et malicieux, perpétuellement valétudinaire et au pas de la mort, mais toujours prêt à ressusciter, tellement il est attaché à cette vie qu'il aime tant et qui donne l'impression de l'étonner chaque jour, à moins que ce ne soit le contraire!

    Cela dit, il est avant tout l'écrivain le plus doué de son temps et il le sait. Un peu cabotin, il ne dédaigne ni la flatterie ni la flagornerie, à condition que cela soit à son profit exclusif et se sert, à l'occasion de l'autosatisfaction avec gourmandise quand il ne se fend pas d'aphorismes dont il espère bien qu'ils passeront l'épreuve du temps, et quand il tresse un compliment, c'est pour mieux être payé de retour. Il manie avec grâce la géniale contradiction à condition, bien sûr qu'il y trouve son compte et se joue avec un plaisir non dissimulé des institutions, de l'Église et de ses représentants, de toutes les hiérarchies et passe son temps à s'amuser de la société des hommes et de ses nombreux travers, mais ne dédaigne cependant pas la protection des puissants. Il fait d'autant plus facilement oeuvre de polémiste qu'il a eu soin de se retirer sur un domaine jouxtant la frontière suisse qui peut à l'occasion lui servir de refuge! C'est que, toujours soucieux de son image, notre Voltaire s'est mis en tête de célébrer les mérites du grand Corneille qui était censé être l'ancêtre de sa pupille. Et cette jeune fille, inculte au départ, va, sous la férule de son précepteur, devenir instruite, impertinente même! Cela indispose quelque peu le vieux maître, au moins peut-il constater que son exemple a été suivi et que ses leçons pragmatiques et philosophiques ont porté leurs fruits. Pour elle, au nom du doute, l'interdit voltairien devient un ardent encouragement, ses conseils, de formidables repoussoirs qu'elle s'emploie à combattre, avec l'aide de la littérature de son pire ennemis, Rousseau, c'est un comble!. En matière de lecture, Jean-Jacques le dispute à Descartes et à Virgile, mais Voltaire n'est jamais très loin qui distille oralement ses diatribes contre l'Église, les autres écrivains, bref, contre tout ce qui n'est pas lui. On ne se refait pas! Pourtant des liens se tissent, ténus mais solides entre ces deux personnages et l'auteur finit par prêter à Marie un sentiment quasi filial «  Elle sentit qu'elle aimait ce vieux lutin enflammé ». Nul doute que ce sentiment était partagé et nous verrons, après bien, des rebondissements, comment l'académicien réussit à l'unir à son mari... sans se séparer d'elle!

    Marie Corneille fut-elle à l'origine de l'émotion ressentie par Voltaire pour l'affaire Calas, ce père protestant de Toulouse accusé injustement du meurtre de son fils?Là, l'auteur de Candide laisse son espièglerie de côté pour devenir le pourfendeur de l'injustice, le défenseur des opprimés, l'empêcheur de penser selon la pensée unique, le metteur en scène du doute systématique. Lui le déiste mécréant choisit de défendre un protestant pour mieux s'attaquer à l'intolérance et au fanatisme du catholicisme. Sa quête réelle de la justice n'interdisait pas, à ses yeux qu'on parlât de lui!

     

    C'est peut-être un effet de mon imagination ou du talent de l'auteur, mais j'ai beaucoup ri en lisant ce livre, tant le style est plaisant, la phrase alerte, bien dans le genre du philosophe de Ferney à qui visiblement il porte de l'affection. J'ai même vu Voltaire virevoltant entre les pages, souriant entre les lignes!

     

    © Hervé GAUTIER – janvier 2008.
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  • MORT D'UN JOUEUR DE GO - Frédéric LENORMAND - Fayard

     

    MORT D'UN JOUEUR DE GO – Frédéric LENORMAND - Fayard

    Qu'y a -t-il de commun entre un goban, tablier du jeu de go, et la petite ville de Hohhot située aux confins de l'Empire du Milieu qui fait partie de la circonscription du juge Ti, mandarin cultivé, fonctionnaire impérial scrupuleux et intègre?

    Le jeu de go, qu'il ne prise pourtant pas, exige des partenaires lettrés, réfléchis, hors du commun. C'est un jeu de stratégie dont certaines parties peuvent durer des mois, mais c'est aussi un art de vivre, l'expression de la morale et de la sagesse. Dans cette province reculée où les habitants sont incultes, le climat rigoureux, la cuisine immangeable et où les distractions sont rares, Ti ne va pas tarder à regretter la capitale, les honneurs, le raffinement... Pourtant, à l'occasion d'une tournée de collecte d'impôts où il se révèle à la fois fin magistrat et percepteur efficace, il va donner de sa fonction une image nouvelle et peu académique. Il va être confronté à une série de crimes qui vont mettre à l'épreuve sa sagacité et son esprit de déduction. Bien qu'il considère le jeu de go comme un passe-temps pour oisifs, le juge Ti va être amené à s'y intéresser au point de devenir le partenaire du seigneur local qui en est friand, pour mieux dénouer la trame compliquée d'une situation où les cadavres se multiplient! Dans un contexte où le suspense est subtilement tissé et entretenu, le lecteur attentif et passionné se familiarise avec la société et la civilisation chinoises de l'an 676 de notre ère autant qu'avec la personnalité à la fois riche et inattendue du juge

    J'ai aimé ce livre non seulement à cause du style, agréable et parfois humoristique que j'avais déjà apprécié à propos d'un de ses autres livres [ « La jeune fille et le philosophe » – La feuille Volante n°290], mais aussi du dépaysement que ce roman procure!

     

    © Hervé GAUTIER – janvier 2008.
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  • L'ODYSSÉE D'ABOUNAPARTI - Frédéric LENORMAND - Éditions Robert LAFFONT.

     

    'ODYSSÉE D'ABOUNAPARTI – Frédéric LENORMAND – Éditions Robert LAFFONT.

    Nous sommes en 1798, si si, nous y sommes par le miracle de ce récit si vivant et si plein d'humour [je redis ici et encore une fois combien j'apprécie le style plaisant et parfois même insolite de l'auteur] qu'on se croirait aux côtés des protagonistes de cette expédition. C'est que le Directoire, soucieux de faire partager au reste du monde les bienfaits de la Révolution française, envoit Bonaparte, alors général, conquérir l'Égypte. Notre corse recrute donc, un peu au hasard, des savants et des artistes pour l'accompagner et étudier ce qui, à l'époque, était encore une terre inconnue. Mais, comme nous le savons, un militaire rêve avant tout de conquêtes, de batailles surtout quand celui-ci a d'autres ambitions pour son pays...et pour lui,! Surtout qu'il se prend déjà, contexte géographique oblige, pour Alexandre le Grand.

    Voilà donc nos savants à la traîne de l'armée, survivant tant bien que mal et surtout abandonnés par ce général qui ne pense qu'à ses soldats et qu'à l'usage qu'il peut en faire, face à un peuple étrange et à un pays qui ne l'est pas moins, avec ses mystères, ses mirages, ses énigmes. Aussi bien, dans son esprit, chacune des expériences menées par les savants doit-elle impérativement avoir une application militaire! Au vrai, ces derniers sont beaucoup plus occupés à pratiquer leur art, voire à être rapatriés en France, qu'à servir l'armée. Bref, après avoir libéré le pays de l'emprise des Turcs, voilà que les Français sont en butte à une révolte qui veut les chasser eux aussi! Comme si cette campagne préfigurait déjà ce que sera le futur empire! En tout cas, rien ne sera épargné à ces troupes, ni les défaites, ni les épidémies, ni les trahisons, ni le blocus anglais, ni même l'abandon, par Bonaparte lui-même, sans doute déjà occupé ailleurs, la tête pleine de projets d'avenir...

    Cette campagne a quand même quelque chose de légèrement surréaliste, qui nous présente des scientifiques qui, en pleine guerre et en territoires insoumis, vaquent tranquillement à leurs occupations. C'est, en tout cas, l'occasion d'une truculente galerie de portraits et une description par le menu d'une équipée qui semble quelque peu livrée à l'improvisation où la fiction est agréablement mêlée à l'Histoire, au point que le lecteur attentif et passionné peut difficilement, jusqu'à l'épilogue, distinguer l'une de l'autre... Mais est-ce vraiment nécessaire?

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2008.
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  • LE PALAIS DES COURTISANES « Les nouvelles enquêtes du juge Ti - Frédéric LENORMAND- Editions Libra Diffusio

     

     

     

    N°294– Février 2008

    LE PALAIS DES COURTISANES « Les nouvelles enquêtes du juge Ti »Frédéric LENORMAND – Editions Libra Diffusio

    Revoilà le Juge TI, personnage réel devenu par la magie de l'écriture successive de romanciers un héros de roman, de romans policiers comme il se doit, puisqu'il est magistrat dans cette Chine ancienne, Empire du Milieu à l'exotisme enchanteur. Ce qui l'occupe l'est un peu moins, encore doit-il faire face à une séries de meurtres perpétrés dans sa bonne ville de Pou-Yang. L'ennui pour lui, c'est que cette fois, certains de ceux qui passent de vie à trépas font, de près ou de loin, partie de son personnel! De plus, ses investigations vont le conduire dans le quartier réservé, connu sous le doux nom de « quartier des Saules » où se rencontrent nombre de maisons closes. Il va donc devoir entrer dans cet univers des courtisanes, inconnu de lui jusqu'à présent et remonter le cours du temps. Il va devoir dénouer l'écheveau compliqué des relations difficiles entre membres d'une même famille que les intérêts et la malfaisance ont dispersés, mettre à jour un secret que le temps et le système clanique avaient depuis longtemps scellé et explorer les arcanes parfois sordides des cerveaux de ses concitoyens où la vengeance le dispute aux lois ancestrales et à la conception de cette société ce qui n'est, d'une certaine manière, que son propre reflet et celui de ceux qui la composent.

    Il va fréquenter l'un de ces lupanars bien malgré lui et seulement pour des raisons professionnelles, mais ses trois épouses légitimes ne l'entendant pas de cette oreille, vont, à cette occasion, tenter de s'émanciper quelque peu, C'est que cet épisode rocambolesque, plein de quiproquos, va compromettre l'équilibre de son foyer, mettre à mal son autorité de chef de famille et donner l'occasion à ces épouses de prendre des libertés pendant que ses occupations professionnelles le monopolisent.

    Dans cette affaire un peu compliquée, la sagacité de Ti sera mise à l'épreuve mais aussi en échec, comme la justice elle-même qu'il incarne, mais il saura, à part lui, reconnaître les faits pourvu que l'ordre public soit sauvegardé, ce qui fait aussi partie des devoirs de sa charge.

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2008.
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  • PANIQUE SUR LA GRANDE MURAILLE [Les nouvelles enquêtes du Juge Ti]- Frédéric LENORMAND. - Editions FAYARD.

     

     

    N°301 – Juin 2008

     

    PANIQUE SUR LA GRANDE MURAILLE [Les nouvelles enquêtes du Juge Ti]– Frédéric LENORMAND. - Editions FAYARD.

     

     

    La Grande Muraille reste un symbole fascinant pour un humain. Elle représente à la fois la puissance de l'Empire du Milieu qui l'a construite et la marque de la peur d'un ennemi dont on se protège et qu'on craint, mais aussi le symbole de l'enferment, du repli sur soi, du refus de s'ouvrir au monde... Le juge Ti est à ce point de sa carrière où il doit se rendre dans une de ces villes frontalières jouxtant cet édifice. Sa mission est d'autant plus importante qu'il menace ruine et que les Turcs ont des velléités d'invasion. Il doit donc boucher ce trou béant qui rend la protection illusoire, rassurer la population locale autant qu'affermir les frontières et réaffirmer l'autorité du pouvoir. Voilà donc le décor planté.

     

    Notre juge se montrera, comme à son habitude, à la fois grand connaisseur de cette société, fin observateur des moeurs de son temps, psychologue averti des humains dont il a la charge et habile manoeuvrier dont l'intelligence le dispute à une grande de connaissance de l'âme de ses administrés qui sont des humains, animés d'esprit de grandeur et d'honneur, mais aussi de crainte, de lucre et d'appétit de pouvoir. A tout moment tout peut basculer dans le chaos et la révolte.

     

    Pourtant, ce n'est pas seulement à un plaisant récit qui emprunte beaucoup à l'Histoire [saluons au passage l'important travail de recherches documentaires] que nous convie Frédéric Lenormand, c'est aussi à une évocation de cette société chinoise de la dynastie Tang, aristocrate, bureaucratique et brillante mais aussi faite d'un petit peuple d'ouvriers, de serviteurs, d'esclaves et de prostituées. C'est à une pertinente étude de caractères que se livre l'auteur quand il confronte notre mandarin, responsable de la sécurité et de la vie des habitants de cette cité, désormais assiégée et menacée de destruction, aux réalités du moment. Il doit non seulement faire face à un ennemi bien supérieur en nombre mais aussi, à l'intérieur des murs, au fanatisme religieux qui veut faire prévaloir le suicide collectif comme réponse au siège de la ville, à l'opportunisme flagorneur d'un autre haut fonctionnaire qui ne pense qu'à sauver sa vie et sa carrière, au sens discutable de l'honneur de militaires qui ne pensent qu'à mourir au combat, à la facilité de la trahison de certains citoyens, à l'esprit de renoncement des autorités...

     

    La situation semblant désespérée, c'est donc là que Ti va donner toute sa mesure, faisant tour à tour appel aux crédulités bien ancrées dans l'esprit de ses contemporains, montrant un pragmatisme lucide autant qu'une audace étonnante. En bon confucéen, il ne manquera jamais de retourner en sa faveur une situation qui, sans lui, se serait transformée en fiasco et face à une énigme policière qu'il affectionne il n'a jamais trop de sa roublardise et de son esprit d'observation pour solutionner un problème qui se pose à lui comme un défi. C'est qu'il instrumente et agit au quotidien pour la défense de la société et de l'ordre face à la mythologie compliquée de cette civilisation superstitieuse où les dragons ailés voisinent avec des fantômes de revenants et des diables malfaisants. Il connaît tous les arcanes de la guerre psychologique, manie le paradoxe avec une aisance surprenante, profitant à l'occasion, dans les situations les plus compromises, de la moindre faille de l'ennemi ou de l'opposant pour finalement en triompher là où d'autres se seraient fourvoyés.

     

    Il sera aidé efficacement dans sa tâche par sa première épouse, désireuse, malgré un âge avancé, d'avoir un enfant tout autant que de consolider sa position matrimoniale dans une société polygame. C'est là l'illustration à la fois traditionnelle de l'épouse chinoise qui se doit de donner un héritier mâle à son mari autant que la place grandissante que la femme prend, à cette époque, dans un empire... gouverné par une impératrice. Cela révèle, en tout cas, la clairvoyance de ce magistrat atypique qui sait reconnaître, en dehors de toutes références à la Chine ancestrale, la valeur de ceux à qui il accorde sa confiance et son attachement.

     

     

    A l'exposé de ses décisions, le lecteur attentif et passionné ne peut pas ne pas se dire que décidément ce magistrat était quelqu'un de bien, notable respectable et respecté, fin lettré et cultivé, certes un peu chanceux, mais surtout plein de sagesse et de sagacité et qu'il devait y avoir du bénéfice à le rencontrer! Et de remercier l'auteur de faire revivre ainsi ce personnage historique.

     

    J'ajouterai que chez Lenormand l'écriture est jubilatoire, l'humour se décline en multiples facettes, naît de l'assemblage de quelques phrases, parfois anodines, parfois artistement ciselées comme on compose une liqueur ou un tableau. Il les instille, l'air de rien, quand on ne s'y attend pas, dans un texte descriptif ou poétiquement évocateur et l'effet est immédiat : le lecteur le gratifie d'un sourire dans le secret et l'anonymat de sa lecture. Cela restera à jamais ignoré de l'auteur, mais qu'importe, ces quelques mots ont eu leur pesant de plaisir et c'est là l'essentiel. L'auteur est latin et cela se sent.

    Il fait aussi partie, à mes yeux, de ces écrivains qui s'emparent de leurs lecteurs dès la première phrase du livre, les mènent avec bonheur dans tous ses développements jusqu'à la fin, sans que l'intérêt initial suscité ne retombe. C'est là bien servir notre si belle langue française, donner l'occasion d'en apprendre davantage sur cette civilisation chinoise étonnante et évoluée et cultiver cette ambiance que j'aime retrouver dans la lecture de chacun de ses romans.

     

    ©Hervé GAUTIER

     

  • PETITS MEURTRES ENTRE MOINES[Les nouvelles enquêtes du Juge Ti - Vol. 4]- Frédéric LENORMAND. - Editions FAYARD.

     

     

    N°302 – Juin 2008

     

    PETITS MEURTRES ENTRE MOINES[Les nouvelles enquêtes du Juge Ti – Vol. 4]– Frédéric LENORMAND. - Editions FAYARD.

     

    Tout semble aller pour le mieux pour Ti qui, à ce point de sa carrière, administre la ville prospère et paisible de Pou-Yang. Le hasard le met en situation d'arbitrer un conflit entre moines taoïstes et moniales bouddhistes qui en sont venus aux mains à propos d'une lutte d'influence ou pour quelque autre obscure raison. Lui qui est un bon adepte de Confucius et qui considère ces deux religions comme reposant sur la crédulité et la superstition des fidèles l'aurait plutôt pris à la légère, mais il y a l'ordre public dont il est responsable. Il fallait donc agir au plus vite, d'autant qu'il a su opportunément s'adjoindre, par un stratagème dont il a le secret, la collaboration, involontaire au début, mais finalement diablement efficace, de sa première épouse qui se rendra chez les moniales pendant qu'il enquêtera chez les moines.

     

    Tout serait pour le mieux si on oubliait que partout où passe le juge Ti, les crimes et les morts suspectes se multiplient. Cela ne manque pas de se reproduire avant même qu'il ne franchisse la porte du monastère où il va mener son enquête. Dans ce microcosme, il va être confronté à des pratiques peu « orthodoxes », autant qu'à un sens de la morale quelque peu contestable prônée par les religieux, où l'hypocrisie le dispute à l'égoïsme, à la rancune, à la mystification. Il vérifiera encore une fois, de même que sa première épouse, que les nombreux travers de la condition humaine n'épargnent pas ces lieux pourtant en principe réservés à la prière et à la méditation. Ti en conçoit des remarques pertinentes sur la naïveté des fidèles autant que sur la cupidité, voire de la flagornerie des moines, et d'ailleurs des moniales, qui ne reculent pas devant de petits arrangements avec leurs voeux. Pour autant, il n'en laisse pas conter et ne manque jamais d'appliquer son doute systématique sur les apparences et les certitudes les plus solides.

     

    Malgré ce contexte religieux où magie et fantastique se côtoient, en bon disciple de Confucius, il exerce constamment son esprit critique et pragmatique et finit par remettre les choses dans l'ordre d'où elles n'auraient jamais dû être détournées. Son épouse et lui-même découvrent les trafics séculiers et surtout lucratifs que cachent ses deux monastères pourtant ennemis jurés.

     

    De cet épisode le Juge Ti sort encore une fois vainqueur et surtout avec lui la loi et l'ordre dont il est le garant. Il reste ce personnage à la fois brillant et facétieux qui me plaît bien. Pourtant si son épouse eut quelques interrogations sur elle-même et sur les raisons de sa présence chez les moniales bouddhistes quand elle y mena ses investigations, elle découvre en elle, malgré tout une certaine sérénité autant qu'une manière nouvelle d'envisager sa vie au foyer. A l'occasion de cet épisode où elle collabore avec son époux, elle contribue, elle aussi, à remettre les choses et les gens à leur vraie place, mais surtout elle prend conscience d'une nouvelle vocation, celle de mener comme son mari des enquêtes judiciaires. Certes, sa condition ne le lui permet pas, mais l'auteur semble nous dire que malgré l'époque, la femme est amenée à prendre une place grandissante dans cet Empire... que gouverne une impératrice.

     

    Est-ce à dire que le juge Ti est anticlérical, à tout le moins en ce qui concerne le taoïsme et le bouddhisme? Il me plaît de penser que ce personnage décidément attachant porte sur ce clergé un regard amusé et que ce n'est pas cet épisode de sa vie qui va le faire changer d'avis.

     

    Je ne suis pas un lecteur émérite, mais ce que j'aime chez un auteur c'est que, lorsque je referme son livre, j'ai l'impression d'avoir passé un bon moment. Cela tient au style autant qu'au sujet et l'intérêt que j'éprouve pour une oeuvre procède toujours autant de l'alchimie. Frédérique Lenormand me prête cette certitude et cette chronique qui s'enrichit à chacune de mes lectures, en garde la mémoire.

     

    © Hervé GAUTIER – juin 2008.
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  • MADAME TI MENE L'ENQUÊTE [Les nouvelle enquêtes du juge Ti - Vol 5]

     

    N°307 – Juillet 2008

     

    MADAME TI MENE L'ENQUÊTE [Les nouvelle enquêtes du juge Ti – Vol 5]

    Frédéric LENORMAND - Fayard.

     

    Le hasard, à moins que ce ne fût l'absence de scrupules des habitants de Han-yuan, n'a pas eu, en cette année 666 de respect pour le juge Ti inopinément tombé de cheval et précipité dans un ravin à la suite d'un attentat perpétré contre sa personne. Il s'en tire heureusement avec une jambe brisée mais qui lui interdit tout mouvement. Pourtant autour de lui les meurtres ne cessent pas et il doit, peut-être un peu malgré lui, mais aussi probablement par calcul, recruter pour le seconder, un ancien repris de justice. Très vite, ce dernier comprend tout l'intérêt que lui réserve cette situation et confond allégrement son intérêt personnel avec la bonne administration de la justice.

     

    Sa première épouse qui se morfond dans ce tribunal mais surtout dans le rôle très secondaire que la société chinoise réserve aux femmes, sent l'obligation de porter assistance à ce magistrat qu'elle voit désireux d'action. Aussi, prend-elle des initiatives autant pour aider son infirme de mari que pour contrer l'aigrefin qu'il a engagé. Pourtant, elle conserve en secret, au magistrat, toute sa loyauté et toute son efficacité, permettant au malheureux mandarin d'exercer quand même son ministère, de déployer toute sa sagacité pour démêler l'écheveau compliqué de ces meurtres en série que ses prédécesseurs ont parfois laissé en plan. De rebondissements en faits nouveaux Ti, décidément au mieux de sa forme, malgré les apparences, confondra à la fois le coupable de ces forfaits... et l'auteur de l'attentat commis contre lui.

     

    Ce roman est aussi la découverte de cette femme, à la fois intelligente et perspicace, servant les intérêts de son époux, mais aussi, accessoirement les siens. Elle sera ses yeux mais aussi son témoin d'exception puisque cette affaire lui permettra de sortir de la maison où elle s'étiole. Elle se révèle son double, aussi douée pour les investigations que dans l'appréciation fine des évènements qu'elle rencontre. Elle se meut à merveille dans ce monde interlope du crime que son mari côtoie chaque jour, s'adapte à toutes les circonstances, possède l'art de la maïeutique.

     

    Il y a les investigations que mène cette épouse zélée, mais, à mes yeux, ce récit est plus qu'un roman policier. Le titre lui-même annonce les choses, mais tout en nuances. Ce texte révèle une femme, certes de haute lignée, mais qui a été mariée dans les règles ancestrales de la société chinoise d'alors, c'est à dire qu'elle a été unie à un mari qu'elle ne connaissait pas et que, à tout le moins au début, elle n'aimait pas. Elle était certes la première épouse d'un magistrat important, mais elle devait cohabiter avec deux épouses secondaires qu'elle n'appréciait guère, mais qui avaient donné une descendance à ce mari, ce qu'elle s'était, elle, révélée incapable de faire. C'était là une condition importante pour qu'elle gardât son rang et cette infertilité faisait d'elle une épouse que son mari pouvait répudier légalement à tout moment. Les circonstances de cette enquête lui révèlent la vie différente et heureuse qu'elle aurait pu avoir avec un autre homme et cette intuition la laisse songeuse...

     

    Au delà de l'enquête, toujours passionnante, il y a le regard du juge enfin, remis de ses malheurs, posé sur cette épouse « Il regarda sa Première s'affairer autour de lui pour préparer sa nuit. Il sentit, pour la première fois depuis longtemps, combien elle lui était précieuse. Il avait beau être moins possessif que ce fou de Pei Hang, il lui aurait été infiniment désagréable que son épouse principale lui fût ôtée, soit par les suites tragiques de sa témérité de tout à l'heure, soit d'une autre manière qu'il ne voulait même pas considérer. ».

     

    j'ai toujours plaisir à rencontrer le juge Ti par delà le temps et par le miracle de l'écriture de Frédérique Lenormand. J'apprécie son humour où la formule lapidaire le dispute à l'usage de l'euphémisme, voire de la litote. Je passe vraiment de bons moments

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – juillet 2008.http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • LE CHATEAU DU LAC TCHOU-AN [Les nouvelles enquêtes du juge Ti, vol.1]- Frédéric LENORMAND - Editions FAYARD.

     

     

    N°308– Août 2008

    Quelques lignes dans la rubrique nécrologique du samedi 2 août 2008. Elles annoncent simplement le décès et les obsèques de Jeanne Parthenay, épouse de Marcel Auger dit « Marjan ». Elle a été la compagne des bons et des mauvais jours de son mari. Je n'oublierai pas le sourire de celle que nous surnommions tous familièrement « Marjane ». Une absence de plus au triste compteur des disparus. Elle a donc survécu 10 ans à celui qu'on a appelé « le poète humoriste niortais ». Il m'honora de son amitié pendant plus de 20 ans et jusqu'à sa mort. Je continue à penser à lui. Tous ceux qui l'ont connu ou simplement croisé lui doivent au moins d'avoir favoriser leur démarche créatrice ne serait-ce qu'en devinant et en accompagnant leur merveilleuse envie d'écrire.

    LE CHATEAU DU LAC TCHOU-AN [Les nouvelles enquêtes du juge Ti, vol.1] – Frédéric LENORMAND – Editions FAYARD.

    Décidément, Ti est encore une fois ce « malheureux juge perdu dans un univers de crime et de vice omniprésents ». Le voilà effectivement en train de mener une enquête hors de sa circonscription sur des meurtres inexpliqués, au beau milieu d'une inondation qui l'a contraint à aborder dans la ville de Tch'ouan-Go [« l'endroit le plus paisible du monde »], alors qu'il rejoignait, accompagné de son seul sergent, sa nouvelle affectation. Soucieux d'échapper au confort plus que relatif de l'auberge locale, il obtient avec quelques difficultés l'hospitalité des châtelains locaux, les Tchou.

    Dès lors, les choses se compliquent. Non seulement ses hôtes résident à l'écart de la ville mais semblent vivre dans un autre monde, entourés qu'ils sont d'un univers de légendes mais aussi de manifestations surnaturelles, jouissent d'une immense fortune dont ils ne semblent pas avoir cure, mènent une vie recluse et quasi monastique alors qu'ils pourraient connaître les fastes de la cour impériale des T'ang, ont une attitude des plus bizarres et changeantes. Et puis il y a «  ce château étrange et ... son intrigant secret » et l'invitation appuyée de ses habitants à le voir quitter les lieux au plus vite et les laisser en paix. Tout cela n'est pas sans étonner notre juge dont l'esprit pétri de confucianisme est toujours en éveil et la passion pour la loi et l'ordre public intacte. A tout cela viennent s 'ajouter des cadavres, retrouvés flottant dans cette ville désormais envahie par l'eau mais dont tout le monde se moque, le niveau de la rivière étant pour l'heure la seule préoccupation des habitants. Bref, ces personnes maintenant réduites à l'état de cadavres avaient été des gens qui se déplaçaient librement dans cette cité et devaient bien en savoir long sur elle et sur ses habitants. Pourtant Ti « ne connaissait rien de plus secret que la façon de vivre de ces Tchou, dans leur château, sur leur île, au milieu de leur lac, dans leur parc fermé, derrière leur portail qui protégeait il ne savait quelle turpitude digne qu'on tuât pour en préserver l'incognito. »

    Etait-ce le contexte climatique, cette maisonnée bizarre où il est un peu perdu parmi les secrets de famille, une pratique culinaire des plus douteuses, le mauvais sort qui semble s'acharner sur ses membres, comme si ce château portait malheur à ceux qui l'habitent, les hypocrisies qu'ils pressent ou les mutismes qu'ils supportent, mais notre juge hésite, se reprend, doute et s'égare un peu... A force de rebondissements de fausses pistes, d'impressions non vérifiées, Ti finit par entrapercevoir la vérité « La lumière jaillissait enfin. Elle était aveuglante. » En effet, la sagacité du mandarin, alliée cependant à la crédulité populaire, au contexte de légendes et de superstitions, au hasard et à la chance aussi, lui a permis de délier l'écheveau compliqué de cette histoire. Tout cela n'était donc rien d'autre qu'une tromperie macabre dictée par l'appât du gain, la fièvre de l'or, la convoitise qui ne font pourtant rien d'autre que de perdre ceux qui s'y laissent prendre.

    Ti est décidément un fin observateur de la triste condition humaine et même s'il a été, lui aussi, un peu abusé, il se montre à sa manière, un tantinet opportuniste pour cacher cette mystification et même profiter de la situation. Mais, peut-on lui en vouloir?

    ©Hervé GAUTIER – Août 2008.http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • LA NUIT DES JUGES[ Les nouvelles enquêtes du juge Ti, Vol 2]. Frédéric LENORMAND - Fayard

     

    N°309– Août 2008

    LA NUIT DES JUGES[ Les nouvelles enquêtes du juge Ti, Vol 2]. Frédéric LENORMAND - Fayard

    Or, le juge Ti s'ennuie dans sa ville de Peng-Lai! La routine administrative, l'ordre public assuré, voire l'apathie générale de cette cité portuaire, en cette année 664 ne valent rien à notre sous-préfet qui se morfond et songe au pire. Heureusement, on le convoque au siège de la Préfecture sans plus de précisions, ce qui nourrit un temps son imagination. Cela lui fera au moins un semblant d'activité!

    Comme nous le savons désormais, le juge Ti est non seulement un pourfendeur du vice, un défenseur de la morale, de la loi et de la sécurité publique mais c'est aussi un fin observateur de ses contemporains. Ici, cette convocation de six autres magistrats à Pien-Fou, ville d'eau et de tranquillité, a en réalité pour but de nommer l'un d'entre eux à un poste prestigieux et prometteur dans cette même ville. C'est non seulement l'occasion d'une galerie de portraits haute en couleurs et en variétés mais surtout une peinture fine d'une société bien différente de celle que Ti à l'habitude de côtoyer, c'est à dire celle des truands et des malfrats. On ne s'attend pas, en effet, de la part de mandarins qui sont de fins lettrés et dont la tâche est de punir les citoyens dont ils ont la charge au nom de la loi et de l'Empereur, à les voir se livrer à des mesquineries, des délations, des infamies, des mensonges, des perfidies pour discréditer leurs concurrents et ainsi se voir nommer à leur place. Et de noter avec pertinence «  Cette compétition feutrée ne rehaussait pas l'opinion qu'on pouvait avoir de l'humanité administrative »,les petits travers de la condition humaine ne connaissant ni frontière, ni époque, ni classe sociale. Dès lors tous les coups sont permis au point qu'un juge trouve la mort dans ce qui ne peut pas être un banal accident. Mais Ti est d'une autre trempe, et cette mort, si elle bouscule un peu les choses, décourage la sagacité de l'ensemble des autres magistrats. C'est donc à lui qu'on confie hypocritement l'affaire, et notre auteur de noter « Il avait certes un penchant naturel à se jeter la tête la première dans toutes les énigmes qui se présentaient, mais la simplicité avec laquelle ses éminents confrères se déchargeaient sur lui blessait son amour-propre » C'est que, pour obtenir ce poste tant convoité tous les coups sont permis. Les choses se compliquent un peu quand le préfet déclare qu'il sera attribué à celui qui résoudra cette affaire. Notre magistrat se sent soudain bien seul d'autant qu'il a à faire face à la fronde de ses chers confrères. Dès lors, chacun s'affaire, à son rythme et selon sa méthode, la perspective d'une prochaine nomination ainsi mise en compétition étant de nature à motiver les candidats.

    Ti, en bon enquêteur flaire une supercherie, mais, goûtant peu ce genre d'humour de la part de sa hiérarchie, il va, lui aussi, entrer dans le jeu, mais à sa manière. Cela a au moins l'avantage de l'occuper un peu et de tromper son ennui, ce qui ne l'empêche pas d'accumuler des indices sur ses chers collègues et de déjouer les pièges qu'ils lui tendent, de sorte que chacun devient, nonobstant sa qualité de magistrat, un meurtrier potentiel et ce d'autant que, chacun espionnant l'autre, tous les juges se retrouvent virtuellement au banc des accusés... pour leurs confrères, évidemment. Et, pour aggraver encore la situation, et comme si le sort avait décidé de désigner le lauréat par défaut, voilà qu'un deuxième magistrat, qui était pressenti pour ce fameux poste, est retrouvé assassiné allongeant la funeste liste. Cela commence à faire beaucoup pour un ville paisible! De plus, Ti fait figure de suspect idéal pour les autres mandarins qui n'ont pas, cela va sans dire, sa rigueur intellectuelle. C'est bien de cela dont il se sert pour découvrir la vérité qui se dérobe rarement devant lui. Il observe avec curiosité les travers et les turpitudes de la communauté humaine, raisonne, suppute, imagine, compulse dossiers et archives, n'hésite pas à remettre en question les apparences les plus établies et rien n'échappe à sa perspicacité [je soupçonne un peu l'auteur de mettre dans la bouche de Ti des remarques qui lui sont personnelles, mais, si cela est, je ne saurais lui en vouloir!].

    Bref, dans cette « ténébreuse affaire », notre sous-préfet ne se laissera pas abuser et les choses reviendront à leur vraie place, celle qu'elles n'auraient jamais dû quitter si les hommes avaient été aussi vertueux que notre juge, même si elles empruntent un peu à l'hypocrisie pour que soient maintenus l'ordre social, la paix publique, la sérénité de la justice et la respectabilité de ceux qui sont chargés de la rendre. Pour la nomination, on fera prévaloir l'opportunité sur la compétence, comme souvent! Ti est malgré tout satisfait de sa démonstration, mais, je ne peux pas ne pas l'imaginer un peu frustré, lui qui n'avait rien sollicité mais qui aurait bien aimé une promotion prometteuse dans cette bonne ville de Pien-Fou. Il se voit payé de belles paroles de prédictions somptueuses, mais est renvoyé à Peng-Lai où il retrouvera son ennui, ses fonctions, sa famille et ses méditation sur cette société des hommes dont il doit combattre les perversités, même si elles se manifestent d'une manière inattendue. Il est aussi un bon philosophe, c'est à dire un peu fataliste, puisque notre auteur note avec pertinence «  Ti se réjouit de sa médiocrité, qui le préservait des grandes tentations comme des grands vices, et repartit le coeur léger vers sa petite bourgade côtière qui lui paraissait soudain si pleine de ressources à sa mesure. »

    j'apprécie toujours Frédéric Lenormand dont je lis les oeuvres avec gourmandise. J'ajoute que dans ce roman, comme dans tous les autres, le lecteur apprend beaucoup de choses sur la civilisation, sur les coutumes ou sur le droit chinois... Ce que j'attends d'un livre, même d'une fiction, c'est certes d'être bien écrit, emprunt d'un humour jubilatoire, de m'inviter au rêve et au dépaysement, mais aussi qu'il soit bien documenté. Je dois dire que je suis pleinement satisfait. C'est là une marque de respect du lecteur que j'ai plaisir à souligner ici.

    © Hervé GAUTIER – Août 2008.
    http
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  • Le mystère du jardin chinois [ Les nouvelles enquêtes du juge Ti ] - Frédéric LENORMAND - Editions FAYARD.

     

    N°325– Février 2009

    Le mystère du jardin chinois [ Les nouvelles enquêtes du juge Ti ]Frédéric LENORMAND – Editions FAYARD.

     

    Cette fois, Ti est sous-Préfet de la bonne ville de Pou-Yang, et, pour son malheur et en voulant porter secours à son supérieur hiérarchique, il est victime d'un accident qui, pour être banal, le rend complètement amnésique. C'est que cette province est frappée par une épidémie mortelle de volatiles de toutes plumes qui menace la paix publique ou plus exactement « contrevient aux lois du Ciel et de la terre ». Bien entendu, c'est lui qu'on tient pour responsable de cet état de chose, au motif que, traquant le crime avec plus de zèle que ses autres collègues, il en découvre donc davantage et que, « un excès d'intelligence [étant] le pire défaut d'un fonctionnaire», « le sens du monde [lui] échappe totalement», il convient donc de le déplacer au plus vite. Les bruits les plus fous courent d'ailleurs sur notre pauvre juge qui mérite donc bien cette pause. C'est la raison de la présence de son supérieur dans sa ville. Son amnésie tombe à pic et il va donc se reposer avec sa famille dans un magnifique jardin perdu dans la campagne, mais les paysages qui le composent sont aussi énigmatiques que les personnages qui le hantent. Pour y entrer et y mener librement son enquête, son esprit étant toujours en éveil, il a recours à un subterfuge, et, nonobstant sa perte de mémoire, il retrouve ses vieux réflexes de limier, son proverbial bon sens, d'ailleurs largement inspiré par l'enseignement de son maître Confucius. C'est que son hôte invisible, le décor dans lequel il évolue et les personnages énigmatiques dont il fait la rencontre, ne laissent de l'interroger. Voilà donc le décor planté.

     

    C'est que, ce qui n'était au départ, qu'une vague histoire d'oiseaux, se transforme petit à petit, dans ce microcosme mystérieux où se succèdent les situations rocambolesques et les personnages fantasques voire inquiétants, en un théâtre d'opérations où il saura, nonobstant son indisposition provisoire, se montrer à la hauteur de sa réputation. En effet « le meurtre continuait à fleurir autour de lui comme si nul magistrat de la glorieuse administration chinoise n'avait été là pour rétablir l'ordre du Ciel ».

     

    Dans ses fonctions retrouvées, et malgré son amnésie passagère, il sait pouvoir compter sur sa Première épouse, Dame Lin Erma, qui, en toutes circonstances est là pour le seconder et se révèle être son véritable double. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'elle agit efficacement aux côtés de son époux [«  Panique sur la grande muraille »,  « l'art délicat du deuil », «  Madame Ti mène l'enquête » « Petits meurtres entre moines »...]. Ce détail est non seulement la marque d'une grande unité dans l'œuvre de notre auteur, mais souligne l'importance de cette épouse, qui, si elle n'a pu donner de descendance à son mari, ce qui aurait suffit à la faire répudier, n'en prend pas moins la préséance sur les deux autres compagnes. Ti le reconnait volontiers [ « Sans vous je ne serais rien »] et là aussi, elle prend une part active à la résolution des énigmes qui émaillent ce récit. C'est la consécration du rôle des femmes dans cette société pourtant essentiellement masculine, mais qui est gouvernée par une impératrice dont Ti deviendra plus tard le conseiller influent.

     

    Notre auteur nous indique qu'un jardin chinois est un univers magique qui symbolise le paradis terrestre. Le lecteur attentif ne manquera pas de s'en faire sa propre idée à travers ce récit aux multiples rebondissements qui met une nouvelle fois en lumière les travers humains dont Ti est toujours le témoin attentif. Il redécouvrira un magistrat qui exercera, comme toujours, son sens de la logique et son imagination. Cela le maintiendra en éveil jusqu'à la fin... même si cette dernière le surprend un peu!

     

    J'apprécie les descriptions bucoliques et les évocations plus personnelles et psychologiques qui enrichissent le récit. Les phrases sont tricotées dans un style toujours aussi jubilatoire, qui, du début à la fin, déroule son voyage sans jamais lasser. Je retrouve aussi, avec gourmandise, l'humour qui fleurit sous la plume de notre auteur et un sourire complice éclaire souvent mon visage... Je note d'ailleurs que dans cet ouvrage, comme dans tous les précédents, il doit beaucoup au sens de la formule, aux expressions ciselées, aux raccourcis subjectifs autant qu'à l'emploi délicat de l'euphémisme et de la litote.

     

    L'auteur parsème, comme toujours son récit de remarques et de notes, fruits de ses recherches méticuleuses. Elles renseignent utilement le lecteur sur les us et coutumes de l'époque et du pays, sur l'organisation de la société. Je goûte ce dépaysement dans le temps et l'espace. La note qui figure à la fin du livre attire même l'attention, non seulement sur les circonstances de ce récit, mais également l'actualise.

    Ce roman à la lecture agréable se transforme ainsi en un document pédagogique et instructif.

     

    Je remarque également que cette histoire renoue avec la symbolique de l'eau. Je n'en connais pas avec exactitude sa signification dans le contexte chinois, mais beaucoup d'aventures du juge Ti sont liées à cet élément ce qui me paraît significatif.

     

    Faire vivre [ou revivre, puisque Ti a effectivement existé] un personnage, le faire évoluer dans un univers propre, respecter une personnalité reconnue, se mettre à sa place, habiter son personnage ou lui prêter, peut-être, un peu de ses sentiments personnels, est un art délicat. J'apprécie toujours qu'on parvienne au bout de cette entreprise qui peut se révéler périlleuse. Dans ce récit, comme dans les autres, je n'ai pas été déçu et j'ai retrouvé ce mandarin avec plaisir. J'avoue que personnellement, ce juge Ti me plait bien et que le lis toujours avec autant de passion ses aventures. Je redécouvre à chaque édition d'un nouveau livre, avec bonheur et même avec un certain étonnement, sa manière d'appréhender le quotidien.

     

    Cette démarche illustre sans doute ce vers de Henry Longfellow « la vie est brève, l'art seul est durable. »

     

    Une nouvelle enquête du Juge Ti publiée par Frédéric Lenormand est toujours pour moi un événement.

     

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2009.http://hervegautier.e-monsite.com