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la feuille volante

Mathias Enard

  • Déserter

    N°1834 – Février 2024.

     

    Déserter – Mathias Enard – Actes sud.

     

    Ce roman, c’est d’abord un titre, laconique, sibyllin, une sorte d’invitation à la désobéissance, une envie de bouleverser les choses établies, la fidélité, l’engagement qu’on finit par trahir et par fuir. Deux histoires s’y entremêlent sans apparemment aucun lien entre elles. On retrouve cette démarche initiale dans la première évocation, celle d’un soldat anonyme qui quitte une guerre inconnue, parcourant prudemment à pied un paysage méditerranéen pour rejoindre une vieille bergerie délabrée et vide, perdue dans la montagne, berceau de son enfance, où il sait que personne ne viendra l’y chercher. Sur lui il porte les traces des combats, un treillis puant, des galoches usées, pleines de merde et de sang, un fusil, un sac… Une femme viendra qui le connaît et le craint et tout son passé refait surface, celui de l’enfance, de la guerre aussi.

    C’est un personnage fictif, tout comme l’est celui de la seconde histoire, ce mathématicien et poète allemand, antifasciste, Paul Heudeber, rescapé d’un camp de concentration, auteur des « Conjectures de Buchenwald ». Ces deux histoires se juxtaposent sans qu’il soit possible, à tout le moins au début, d’en saisir Les points communs. Paul, génie des mathématiques, après la chute du Mur et l’effondrement du rêve communiste, a choisi de demeurer en Allemagne de l’est par fidélité à son idéal et ce, bien qu’il soit amoureux fou de Maja qui elle a choisi de vivre à l’ouest et d’y faire une carrière politique différente. Leur amour, sa fidélité à l’utopie marxiste, l’existence de leur fille Irina ne changent rien à sa détermination. Nous sommes le 10 septembre 2001, sur un lac près de Berlin et un congrès a choisi de rendre hommage à sa mémoire et à son œuvre où les poèmes se mêlent aux raisonnements mathématiques. Maja est aussi une figure, elle à qui ses mots s’adressent malgré la distance, c’est une militante du féminise avant la lettre, une mère célibataire, une femme libre a la fois désirable et respectable.

     

    Mathias Enard est un érudit qui s’est longtemps penché sur l’orient et cela se sent dans son œuvre autant que dans son parcours personnel. Il affectionne le rythme syncopé par l’alternance des phrases courtes et d’autres parfois démesurées. Il serait intéressant de pouvoir percer le mystère de cette architecture assez inattendue où le lecteur se perd parfois. Il alterne les descriptions, les évocations et le narrateur interpelle les personnages mais aussi leur laisse la parole tout en adressant à Dieu des prières alternativement propitiatoires et jaculatoires. La poésie est omniprésente dans le récit consacré au soldat et seulement épisodique et sous forme de poèmes ou de mots d’amour dans celui des lettres échangées jadis entre Paul et Maja. Ces deux histoires s’entremêlent pourtant ; le thème du père est très présent dans le témoignage d’Irina et d’une façon plus estompée dans celui du soldat mais ce qui s’impose à mon esprit c’est aussi l’obsession de la solitude et de la mort. Dans ces deux récits il y a la guerre, lointaine mais bien réelle d’une part, plus larvée dans un contexte de lutte idéologique et politique d’autres part, l’auteur lui-même, sorte de troisième personnage s’inscrivant aussi dans ce contexte à raison de son parcours personnel dans un orient où les conflits sont permanents. Même l’occident n’échappe pas à la violence, l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center à New-York, puis plus tard l’invasion de l’Ukraine par la Russie rajoutent de la barbarie dans un monde qui en regorge déjà. Cette irruption de violence vient contredire ce que capitalisme triomphant nous avait fait croire et qui s’effondre dans le fracas du 11 septembre, comme est interrompu le colloque sur Paul Heudeber. De même l’invasion de l’Ukraine rappelle à notre génération qui n’avait pas connu de guerre que l’homme porte en lui ses propres germes de destruction.

     

    Mais revenons au titre, tous les personnages ont déserté leur milieu pour y échapper, parce que déserter c’est fuir, abandonner. Irina a toujours eu conscience du modèle écrasant et inaccessible pour elle que sont ses parents et a voulu y échapper par la distance mise entre elle et eux. Pourtant ce parangon maternel est entamé par la révélation par Pawley, un ami américain du couple, que Maja s’est accordé avec lui, il y a longtemps, une parenthèse amoureuse, tout juste ravivée lors de ce congrès, un détail qu’il veut révéler à Irina avant de mourir. L’image si forte de cette mère est aussi ébréchée par l’aveu fait à son amant d’avoir trahi Paul en ne le préservant pas de son arrestation par la Gestapo. Paul Heudeber a fui le monde réel parfois bien contradictoire pour celui des mathématiques et on laisse planer l’éventualité d’un suicide au sujet de sa mort, justifiée peut-être par sa prise de conscience des trahisons qui l’ont entouré et qu’il ne méritait pas. Les vérités « officielles » qu’on entretient sur les êtres, surtout après leur mort, ne sont que des apparences, des mensonges. La femme qui accompagne le déserteur fuit ce monde qui l’a vomie et déshonorée et lui cherche à échapper à la violence de la guerre et peut-être un peu lui-même parce que ce conflit lui a révélé sa propre image qui lui fait horreur. Il rachète cependant son passé fangeux par son attitude digne face à sa prisonnière, donnant ainsi une dimension humaine, voire religieuse à ce récit.

     

    Mathias Enard a confié, dans une interview qu’il avait mis longtemps a écrire ce roman, comme s’il l’avait porté en lui sans pouvoir en tracer les lignes. Cela rajoute pour moi au mystère de l’écriture qui n’est pas qu’une histoire qu’un auteur raconte à son lecteur, c’est le résultat d’une quête, d’une souffrance autant qu’un exorcisme, une longue impossibilité autant qu’une obligation urgente. Le livre refermé j’ai le sentiment de n’avoir pas tout compris ou d’avoir reçu quelque chose qui ne correspond pas forcément à ce que l’auteur voulait dire mais de me l’être approprié comme une vérité personnelle. Nous fuyons tous une forme de réalité qui peut s’avérer parfois intimement obsédante au point de ne pas vouloir nous l’avouer à nous-mêmes, de ne pas pouvoir y mettre des mots.

     

     

     

  • Dernière communication à la société proustienne de Barcelone

    N°1638 – Avril 2022

     

    Dernière communication de la société proustienne de Barcelone - Mathias Enard- Inculte.

     

    Plus qu'à tout autre, la terre entière appartient au poète bourlingueur où l’histoire se mêle à la géographie. Il se joue du temps et surtout de l'espace et le monde est son jardin. Il se fait marin pour l'explorer parce qu'un port est une porte ouverte sur l'inconnu et son nom est déjà une invitation au voyage, une occasion unique de repousser l'horizon, un exil permanent et volontaire. On y parle des langues parfois inconnues, aux accents d'ailleurs et c'est déjà un départ, un dépaysement. Beyrouth Damas, Gdansk, Constantinople autant de villes où une femme peut-être attend, ou peut-être pas. Tout cela suscite l'écriture comme la table d'un café d'où on voit passer les gens dans la rue.

    Mais tout procède de la folie de l'enfance qui préexiste à l'écriture. Elle s'affirme et se renforce avec le temps, les plaisirs et les voyages , les errances et les paysages, les paradis éphémères que la vie offre.

    L’apocalypse n'est jamais très loin et les flammes viennent déranger la quiétude des choses qui pourraient être simples et avec elles la violence et la peur devant laquelle les mots ne pèsent rien. Il faut se battre et défendre sa liberté, sa vie. La guerre est indissociable de l'homme qui la fait et en meurt mais aussi sème la mort autour de lui pour une idée, un projet, une folie.

    J’ai bien aimé.

     

  • désir pour désir

    N°1636 – Avril 2022

     

    Désir pour désir – Mathias Enard -Babel

     

    Nous sommes à Venise, au XVIII° au moment du carnaval c’est à dire à une période hivernale de l’année où la vie se déroule dans les plaisirs, les fastes d’une cité commerciale prospère. Nous La découvrons à travers les yeux du Maestro, un maître-graveur renommé, un vénitien qui aime la vie. « La Sérénissime » est une cité exceptionnelle entre le ciel et l’eau est aussi une métropole de la poésie, de la peinture, de la musique, une étape incontournable du « Grand Tour », très en vogue à cette époque dans l’aristocratie du vieux continent. C’est le symbole de la fête et du luxe, les femmes sont belles, les masques autorisent toutes les folies et toutes les intrigues, la musique et le chant sont partout, dans les palais comme dans les églises ou les monastères, les dîners sont somptueux et le vice y combat la vertu dans les vapeurs d’encens et le velouté du vin. Il y a aussi les personnages du théâtre italien, les quartiers populaires, les gondoles, les rumeurs et les reflets de l’eau, les ruelles sombres, le brouillard du Grand Canal, le petit peuple. Ce décor cache comme il peut l’autre face de « la Dominante » comme on l’appelle aussi, avec la dague, le poison, les bordels, les maisons de jeu, la délation, les complots, la justice, gardienne de l’ordre moral, la redoutée prison des « Plombs »...

    Une autre facette plus intime nous est offerte, celle qui évoque trois personnages. Amerigo, le violoncelliste aveugle qui accompagne Camilla, cette jeune fille à la voix d’or, joueuse de viole d’amour. Une relation sensuelle mais fraternelle et platonique s’établit entre eux à travers la musique et les instruments à cordes qu’ils font ensemble vibrer. Face à Antonio , le jeune apprenti graveur qui croise le regard de Camilla et en tombe immédiatement amoureux, il sait qu’il doit disparaître parce qu’il n’a plus sa place auprès d’elle.

    J’ai toujours plaisir à lire Mathias Enard dont j’apprécie à la fois le style simple, délicat, poétique, l’ impressionnante érudition, la précision de son vocabulaire, la faculté qu’il a de transporter son lecteur dans son univers, le temps d’un roman. Ce court récit tisse à petites touches un dépaysement spatio-temporel raffiné glané au fil des canaux, des ruelles, des palais  de la Cité des Doges. 

  • Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs

    N° 1540 – Avril 2021

    Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs – Mathias Enard – Acte Sud.

    Pour rédiger sa thèse d’ethnologie sur la ruralité, David Mazon, étudiant quelque peu désargenté, quitte Paris et sa petite amie pour un village des Deux-Sèvre rebaptisé plaisamment « La pierre St Christophe », à quelque distance du Marais, autant dire au milieu de nulle part, qui plus est en plein hiver (il donne d’ailleurs une carte et les coordonnées GPS pour insister sur ce lieu inconnu, un peu comme le département sur le cadastre national!). Il part donc à la rencontre des habitants pour les questionner en vue de son travail universitaire et son premier contact se passe au café du village où il croise, Martial, le maire qui est aussi le fossoyeur du cimetière, entendez par là entrepreneur de pompes funèbres, quand même ! L’édile, ravi que ses administrés soient ainsi l’objet d’un tel intérêt, va surtout lui raconter la chronique locale, les inévitables secrets de famille pourtant connus de tous, les ragots qui vont avec et qui n’ont pas grand chose à voir avec son travail de thésard, lui faire rencontrer des personnages truculents, Max un artiste aux aspirations bizarres, Arnaud, l’idiot à la mémoire désordonnée mais encyclopédique... Pour cela il faut remonter dans le temps et Martial ne s’en prive pas mais David ne se doute pas à quel point cette immersion va bouleverser sa vie. Ainsi va-t-il apprendre la triste histoire de la parentèle de Lucie émaillée de pendaison, d’adultère, de révélation de filiation pas vraiment légitime, de naissance avortée et de la honte qui va avec et surtout la mésaventure de l’instituteur-poète du village, Marcel Gendreau, qui, à l’instar d’un de ses collègues devenu célèbre, voulut se lancer en littérature avec un roman qui s’en inspira mais dont la notoriété locale fut due davantage au scandale qui suivit sa publication qu’au talent de son auteur. Je souhaite au roman de Mathias Enard qui lui rend en quelque sorte hommage, plus de succès que cette éphémère mais pourtant fort bien écrite tentative littéraire de cet enseignant et qui fut également un intéressant document ethnographique rural sur les années 1950.
    Une thèse c’est du sérieux et pour la mener à bien il faut savoir payer de sa personne ainsi, puisqu’il a commencé par le bistrot, passe-t-il de l’orangina au kir puis à la pratique régulière de l’apéro. Mais cette fréquentation de l’estaminet va aussi nourrir sa réflexion sur la vie du bourg, de ses habitants, ses us et coutumes bienveillants et ce n’est pas le seule transformation que cette immersion dans la France profonde va lui réserver. Ainsi prendra-t-il rapidement conscience, de la qualité de vie à la campagne, de l’importance de l’écologie, du chant des oiseaux, de l’animation du marché de ce village qui perd peu à peu perd son âme, ses commerces et ses services publics, s’anglicise, connaît des problèmes liés à la survie des petits agriculteurs, à l’incohérence des décisions politiques … Tout cela n’empêche pas la terre de tourner, les verres de se vider autour d’une belote au café et les pêcheurs de pratiquer leur art parce que le temps continue de s’écouler avec la mort qui rôde et frappe les pauvres humains qui ne sont, là comme ailleurs, que les usufruitiers d’une vie qui peut leur être enlevée à tout moment. Pourtant ici, et c’est là que ça devient intéressant, « la Roue du temps » s’empare des âmes au moment fatal pour les insuffler dans d’autres corps, humains ou animaux, dans le passé ou dans l’avenir et leur prêter un destin original et différent du précédent, un véritable défi au temps, à nos croyances religieuses occidentales et à la logique des choses, parce que ce pays est magique, exceptionnel de part sa géographie au sein du Seuil du Poitou, une zone de passage où s’accroche l’histoire mais aussi s’enracinent les légendes qui ont toujours un fond de vérité. Ici, c’est le domaine de la Fée Mélusine, de Gargantua, de François Villon qui termina ses jours à Saint-Maixent, du Marais tout proche, à la fois apaisant et inquiétant, entre la terre et l’eau, Niort, la ville des dragons, celle des chats aussi, animaux énigmatiques qui pour nous sont « de compagnie » mais que les Égyptiens honoraient comme des dieux, qui vivent surtout la nuit quand les hommes dorment, c’est à dire prennent un acompte sur leur dernier sommeil, celui aussi de ces bizarres réincarnations et ces incursions des âmes dans des vies hétéroclites, histoire peut-être de nourrir le concept d’éternité. Mais voilà, l’extraordinaire ne s’arrête pas là, la mort, certes, fait vivre les fossoyeurs qui tiennent cette année-là leur congrès national annuel en l’abbaye de Maillezais sous la responsabilité de Martial. Cela dure deux jours pendant lesquels, au terme d’un accord tacite et irrévocable, la Camarde accepte de ne pas prélever son tribut sur les vivants et, puisque, plus que les autres, cette corporation sait que la mort est la fin de la vie, elle a, depuis longtemps, résolu d’en célébrer les plaisirs avec ripailles et libations que François Rabelais, qui fut aussi prieur de ce saint lieu, n’eût pas reniées.
    Ce n’est pas vraiment un récit romanesque traditionnel, c’est, au début, un journal qui relate son arrivée, se poursuit par l’évocation des habitants de ce village, une escapade dans le département voisin, et, à la fin, reprend sa forme initiale avec des variations entre la première et la troisième personne, comme une sorte d’effet miroir. Le banquet proprement dit s’intègre à ce « plan » et c’est pour lui l’occasion d’évoquer un festin culinaire et un délire verbal qui fleure parfois le corps de garde, qu’il prête à ces quatre-vingt dix neuf fossoyeurs aux noms fleuris. Cela donne un roman où se mêle l’actualité au merveilleux le plus improbable. C’est aussi un ouvrage engagé, militant même, servi par une fort belle écriture, à la fois érudite, riche et enjouée, humoristique (j’ai même ri à certains passages), un peu nostalgique, historique aussi, avec même des évocations gentiment érotiques mais aussi un savant travail sur une région que l’auteur connaît bien et qu’il apprécie.
    Je suis entré de plain-pied dans ce roman et ça a été un plaisir de le lire, non pas tant parce que, originaire de Niort, il a célébré cette région et cette ville tant décriée par Houllebecq qui n’y a sans doute jamais mis les pieds pour proférer un pareil non-sens mais lui a fait, sans le vouloir, une extraordinaire publicité (il suffit pour cela de gommer un peu le temps et de suivre la délicieuse Rachel dans les rues de cette cité), mais notamment aussi parce que les phrases y sont plus courtes. Dans cette chronique j’ai naguère regretté l’absence, pour certains romans, de ponctuation et des phrases démesurées, ce qui ne facilite pas la lecture. Ici, en contradiction avec ses ouvrages précédents, on sent qu’il se lâche, laisse libre court à son imagination débordante et à sa verve, sans qu’on sache très bien où s’arrête la réalité et où commence la fiction, et c’est plutôt bien ainsi.
    Tout cela est bel et bon, mais la thèse de doctorat de David dans tout ça ? L’épilogue est plus classique que ce qu’on vient de lire et ressemble davantage à un « happy end » . A titre personnel, et je suis sans doute de parti-pris, mais j’ai toujours pensé que, loin du concept de réussite et de notoriété, cette région exerce par la force de son tropisme, une attirance particulière sur les vivants qui un jour, par hasard, y sont passés.

    La ville de Niort a donné, entre autre, asile à deux prix Goncourt, Ernest Perrochon en 1920 et Mathias Enard en 2015. De nombreux autres auteurs ont honoré au cours du temps, les Lettres françaises ce qui fait des Deux-Sèvres une terre de culture, d’écrivains, de poètes, mais aussi de peintres, de bâtisseurs, de musiciens, de cinéastes...

  • ZONE

    N°994– Novembre 2015

     

    ZONE Mathias Enard – Actes Sud.

     

    Dans un train qui va de Milan à Rome, Francis Servin Mirković, emporte avec lui une valise pleine de renseignements importants et compromettants sur des trafiquants d'armes et autres criminels de guerre et qu'il compte vendre à un représentant du Vatican. Il les a accumulés au cours de quinze années d'une carrière d'espion dans ce qu'il appelle sa « Zone », en réalité des théâtres de guerre, l'Algérie, le Proche-Orient, les Balkans dans lesquels il a combattu volontairement. Avec cet argent et un nouveau nom, il espère mener une nouvelle vie, abandonnant derrière lui la précédente faite de tortures et de mort avec peut-être l'amour hypothétique d'une femme. Bercé par le roulis des boggies, il laisse son esprit remonter le temps, revisiter sa jeunesse militante aux cotés de l'extrême-droite, fascinée par les idéologies violentes, ses aspirations militaires, son idéal, ses certitudes, ses combats, sa participation au carnage, marchant en cela sur les traces d'un père que les les événements d'Algérie ont transformé jadis en tortionnaire. Entre analepses et digressions, le narrateur revient sur sa vie solitaire et désespérée, encombrée de souvenirs où la violence voisine avec la mort, où les idéaux de liberté et les certitudes religieuses sont rapidement balayés par le goût du sang. Il se souvient de ses trahisons, de ses délations et de sa responsabilité dans la mort d'innocents. Lui reviennent aussi, mêlés à l'histoire et à ses réminiscences mythologiques, les moments dérisoires de son enfance, ses amours calamiteuses, ses pérégrinations imposées par son « métier de l'ombre », les visages grimaçants de haine de ses compagnons d'armes capables de violer, d'égorger, de décapiter, de tuer d'autres hommes en raison de leur religion, de leur nationalité ou de leur couleur de peau, le visage tutélaire du père, le veuvage de sa mère camouflé sous l'hypocrisie des convenances.

     

    Je respecte toujours le travail d'un auteur mais rien ne m'irrite plus que des phrases démesurées parce que mes études et mes lectures m’ont appris à aimer la concision en la matière et peut-être à la pratiquer moi-même. Dès les premiers paragraphes de ce roman de 500 pages, avare de cette ponctuation qui est la respiration du texte, je me préparais donc à connaître ce genre d'étouffement qui généralement me précipite dans l'ennui et l'abandon du livre (J'ai déjà noté dans cette revue cette pratique un peu gênante de l'auteur). Pourtant, j'aime bien l’œuvre de Mathias Enard pour sa riche érudition, son intérêt documentaire et artistique, pour son style direct et sans fioriture aux accents parfois céliniens, cette chronique en fait foi, et c'est sans doute ce qui m'a fait dépasser ce problème d'architecture littéraire et qui, à mon grand étonnement, m'a fait oublier ce qui d’ordinaire provoque un rejet, gommant un peu cette sensation de suffocation, imposant son rythme propre... [il est vrai que certains passages sont écrits plus classiquement] J'ai retrouvé sous sa plume cette silhouette de l'homme à qui l'on prête hypocritement des qualités dont il est si tragiquement dénué, la figure du père qu'on pare de toutes les vertus dès lors qu'il est décédé, comme si la mort lavait d'un coup toutes ses avanies et trahisons et qu'on chargeait la mémoire de les rédimer. Le narrateur note d'ailleurs que l'histoire de l'humanité est davantage jalonnée de guerres, de destructions, d'exactions, d'exterminations que de créations artistiques. A coups de références culturelles et historiques mais aussi d'exemples individuels, il ravive la mémoire collective, rappelle que, depuis la nuit des temps, l'homme, au nom de l'idéologie, d'une volonté de puissance, d'expansion territoriale quand ce n'est pas d'enrichissement personnel, mène des guerres exterminatrices de sa propre espèce, encouragées et bénies par les religions qui ainsi oublient opportunément le message de paix et de tolérance qu'elles sont censées porter. Il ne faut pas oublier non plus cette traditionnelle mais inévitable amnésie qui caractérise cette même espèce humaine, prompte à s'enflammer pour de grandes idées mais aussi capable de se livrer à une destruction systématique de ses semblables mais qui ne résiste pas à l’appât du gain surtout s'il en va de son intérêt, en s'asseyant sur des charniers et en brûlant un cierge à l'hypocrisie.

     

    Ce n'est pas un roman qu'on lit pour tuer le temps, c'est un regard désabusé jeté sur l'humanité, un monologue oppressant dans ses révélations, une confession qui, au rythme de la progression du train, tisse, avec pour toile de fond la vie délétère et solitaire du narrateur, une sorte d'épopée tragique d'un homme qui souhaite tourner la page sur sa vie d'avant et nouer une relation traditionnelle et rangée avec une femme si toutefois il en trouve une.

     

    Hervé GAUTIER – Novembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • BREVIAIRE DES ARTIFICIERS

    N°990– Novembre 2015

     

    BREVIAIRE DES ARTIFICIERS Mathias EnardGallimard.

    Illustration de Pierre Marques.

     

    Quand, dans ma volonté de découvrir l’œuvre de Mathias Enard, j'ai ouvert de roman, je dois dire que les événements que nous vivons depuis plusieurs mois, qui menacent durablement notre démocratie et notre art de vivre à la française, étaient bien présents à mon esprit. C'est, certes « un manuel de terrorisme à l'usage des débutants » comme l'indique la 4° de couverture, mais c'est surtout une histoire un peu surréaliste, qui se passe de nos jours, celle de Virgilio, un esclave caribéen un peu naïf qui reçoit de son maître un enseignement en dix leçons pour devenir un parfait artificier. Ce maître, solitaire et âgé, va lui enseigner par l'exemple comment venger des siècles d'oppression des maîtres sur les esclaves, des blancs sur les noirs, des colonisateurs sur les colonisés, bref comment déstabiliser une société trop bien établie sur cette injustice. Il va lui détailler non seulement l'aspect technique d'une telle action subversive mais aussi développer des arguments religieux, philosophiques, sociologiques, moraux, médiatiques qui, à ses yeux, font du terrorisme un art. Il l'incite à apprécier ce qu'est « un bel attentat », l'invite à entrer dans sa confrérie de tueurs.

     

    Je n'ai pas pu lire ce livre qui est une fable, sans en alterner la lecture avec le suivi de l'actualité. C'est certes une fiction qui fait appel à la philosophie et la culture, toute choses qui sont absentes du cerveau des assassins du « Bataclan » et de « Charlie » et il convoque sans doute Camus sans le citer [« Mal nommer les choses, c'est rajouter du malheur au monde »]. Dans le domaine « descriptif et métaphorique» de son propos qui s'inscrit dans cette grande foire d'empoigne qu'est notre monde, ce maître révolutionnaire n'oublie personne et dresse pour un Virgilio de plus en plus dubitatif un portrait peu reluisant de la société qui nous entoure. Ce livre est présenté sous le couvert de l'humour mais, à la lumière des événements récents, et de ce qui sans doute se prépare, je ne suis pas sûr d'avoir vraiment ri ou même souri, tant ce qui est écrit évoque des épisodes meurtriers qui ont endeuillé notre démocratie. Il nous rappelle qu'il ne faut pas se laisser abuser par les apparences et endormir par la torpeur d'une actualité où rien ne se passe mais où toujours quelque chose se prépare. Certes, dans un excès d'humour, le maître confesse que la seule chose qu'il peut revendiquer c'est un « attentat à la pudeur » ou plus simplement la destruction d'un palmier, symbole du tourisme dans cette île du soleil ; ce serait pour lui se libérer d'une logique économique asservissante, une sorte de mouvement de résistance que n'auraient désapprouvé ni Eluard ni Aragon ni Char. C'est sans doute un peu trop cérébral, trop intellectualisé, pas si comique que cela, mais quand même efficace. L'air de rien, l'auteur procède par images simples voire anodines mais qui, à bien y réfléchir, nous rappelleront quelque chose et forcément pas les plus agréables. Il met en scène les jésuites, ce qui n'est pas neutre, et par là instille une dimension religieuse à son propos. Chacun y donnera la signification qu'il souhaite. Alors, texte volontairement politiquement incorrect, désir de rire de tout ou envie de faire dans le dérisoire. Pourquoi pas ? Les dessins de Pierre Marquès participent de cette démarche ironique qui, sous la plume d'Enard, donne une coloration culturelle au terrorisme. Il illustre même son propos d'exemples d'une déconcertante mais pertinente logique qui témoignent d'une réflexion sérieuse de la part de son auteur, d'une grande connaissance de l'espèce humaine capable du meilleur comme du pire et pour qui plus un mensonge est gros plus il est crédible. Cela n'exclut évidemment pas ni la subtilité ni la discrétion, qualités dont sont dépourvus ceux qui ont semé la mort dans le monde démocratique. Je les imagine incultes, dogmatiques et seulement animés d'une volonté aveugle de tuer, mais c'est sans doute un autre débat. Je me souviens que dans ma jeunesse on a beaucoup parlé du « péril jaune » ; c'est bien un péril qui nous menace, mais on s'était seulement trompé de qualificatif tout en se campant dans la béate certitude que rien ne pouvait nous arriver.

     

    Comme d'habitude, ce texte regorge de références érudites et même des remarques gastronomiques (mais pas seulement), le style est agréable et le tout m'a procuré, malgré la dramatique actualité, un bon moment de lecture. Lire et aussi écrire seront toujours pour moi un antidote aux événements délétères qui nous entourent. Je le redis ici, bien avant qu'il n'obtienne le prix Goncourt, je me suis intéressé à l’œuvre de Mathias Enard parce que je l'ai jugée originale et digne d'attention.

     

    Hervé GAUTIER – Novembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA PERFECTION DU TIR

    N°989– Novembre 2015

     

    LA PERFECTION DU TIR Mathias Enard – Actes Sud.

     

    Dans mon souvenir de jeune appelé du contingent, l’instruction militaire se caractérisait par l'exercice physique et la discipline. Le temps réservé au tir constituait en lui-même un moment fort où les soldats que nous étions alors prenaient toute leur mesure puisque le « métier » qu'on entendait nous inculquer était « d'apprendre à tuer ». Dans ma mémoire, c'était un moment bizarrement excitant peut-être à cause de l'odeur de la graisse et de la poudre mais aussi parce qu'il couronnait en quelque sorte notre apprentissage et était entouré d'une procédure particulière à cause de la dangerosité de la séance et de l'application méthodique dont il fallait faire preuve pour loger une balle au centre de la cible. C'était un mélange subtil de maintient du fusil sans trembler de manière à obtenir une visée parfaite, le vide qu'il fallait faire dans ses poumons, l'adhésion du buste au fusil pour minimiser le recul, la pression progressive de la première phalange sur la détente, le tout dans une concentration maximum où le départ du coup devait surprendre le tireur. Tout cela constituait un tir parfait, bien différent de ce qu'on voit au cinéma où l'acteur « arrose » anarchiquement son adversaire. Ensuite seulement venait le plaisir des résultats mais ce n'était qu'un exercice sur des silhouettes en carton.

     

    Cet « art » de tirer je l'ai retrouvé dans la technique et le monologue de ce jeune sniper, combattant d'une quelconque guerre civile. Ce jeune homme aguerri nous livre dans un soliloque sa fascination pour son arme et pour la mort qu'il sème autour de lui au gré de son humeur comme si toute sa vie tenait dans la ligne de mire de son fusil. Il tire peu mais fait mouche à chaque coup et met même un point d'honneur à éviter les tirs trop faciles, considérés comme dégradants pour lui mais ce n'est pas pour autant un esthète. Il recherche seulement à être un perfectionniste. Il va rencontrer Myrna, une jeune fille de quinze ans qui va s'occuper de sa mère rendue folle par les hostilités et sa proximité va bouleverser sa vie. L'ambiance de ce roman est un peu surréaliste, on sent que le sniper fait son métier avec amour, conscience jusqu'à l'acte gratuit qui le valorise. Il est même satisfait qu'on reconnaisse ses mérites. Le soir, il rentre chez lui comme un simple employé après sa journée de travail et retrouve la jeune fille qui fait naître chez lui à la fois des gestes de protection et des fantasmes érotiques et son envie de tuer se transforme parfois en volonté d'agresser la jeune fille. Sa vie se résume au tir et à Myrna et cela le rend invincible. Quand elle disparaît, il est comme fou et songe à la tuer et à supprimer tous ceux qui s'opposent à leur rencontre. En réalité en lui se bousculent la volonté d'être avec elle et de la supprimer pour qu'elle n'appartienne pas à un autre. Dehors la guerre fait rage et elle est pour lui comme une drogue mais il est frustré de ne pas voir ses victimes, le résultat de son travail, de près, pourtant, dans les moments d'accalmie, la vie reprend normalement, et comme en temps de paix il se promène avec la jeune fille sur la plage ou en ville.

     

    C'est le premier roman d'Enard, fort bien écrit comme toujours et qui rend compte de cette tension où la vie est l'enjeu dans une atmosphère de terreur, de folie et de violence. Il date de 2003 et marque le début d'une ascension qui le verra consacré par le prix Goncourt en 2015.

     

    Hervé GAUTIER – Novembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • REMONTER L'ORENOQUE

    N°984– Novembre 2015

     

    REMONTER L'ORENOQUE Mathias Enard – Actes Sud.

     

    C'est encore une fois une histoire de triangle amoureux mais pas vraiment le classique vaudeville : mari, épouse, amant. Ici Johanna, jeune et belle infirmière, célibataire est amoureuse de Youri, un chirurgien d'origine russe, mal dans sa peau tandis que Ignacio, également chirurgien, collègue et ami de Youri convoite la jeune femme. Ils travaillent ensemble au bloc opératoire d'un hôpital parisien en pleine canicule de 2003. Johanna est au centre de cette relation amoureuse où Youri, en dehors de la salle d'opération, est au bord d'un gouffre où l’alcool lui tient lieu d'équilibre. Elle est pourtant ensorcelée par lui. De son coté Ignacio est marié à Aude et c'est grâce à Youri qu'il l'a rencontrée. Il est lui aussi désespérément amoureux de Joana qui a recours à lui quand Youri sort de ses gonds et devient belliqueux et même violent. Le jeune praticien est volontiers hautain, condescendant, imbu de lui-même à cause de sa jeunesse, de ses illusions, de sa richesse, de sa fonction de chirurgien et méprise les autres soignants qui lui sont inférieurs et dont Joana fait partie. Il est même pervers puisqu'il pousse la jeune femme dans les bras d'Ignacio qui pourtant, parce qu'il est réservé et trop timide, parce qu'il ne veut pas commettre l'adultère et sait qu'il en vivra jamais avec la jeune femme un amour impossible, n'est pour elle qu'un confident. Elle pourrait être sa fille à cause de la différence d'âge et représente un risque pour sa vie familiale, pour sa carrière qu'il a si patiemment construites, pour son sens de la moralité peut-être qui s'oppose ainsi en lui à cet amour un peu fou. Son désir sera inassouvi. De son côté, Joana est fascinée par Youri au point de s'attacher désespérément à sa personne mais elle finit par fuir cette liaison délétère avec lui et cette promiscuité professionnelle malsaine. Pour cela elle choisit le Venezuela, son pays à elle mais aussi celui d'Ignacio. Elle remonte l'Orénoque, ce fleuve qui traverse le Venezuela d'Est en Ouest, sur un rafiot rouillé qui est à l'image de sa vie et de sa désespérance face à ces deux hommes. Remonter le cours du fleuve jusqu’à la source c'est un peu matérialiser l'impasse de sa vie. C'est comme si à la canicule française répondait la touffeur tropicale vénézuélienne, comme si la débâcle hospitalière due à l’afflux de patients répondait le désordre intime de sa vie, comme si la mort qui rodait dans les couloirs de ces hôpitaux français et de ces maisons de retraite non adaptés évoquait celle de cette femme dont la vie n'a plus de véritable sens hors. Ce voyage est plus qu'un retour aux sources, c'est une retrouvaille avec le père, mais une retrouvaille virtuelle parce qu'elle ne l'a que peu connu. Elle est pleine de fantasme, de souvenirs et d'espoirs. Il y a autre chose aussi, me semble-t-il : Malgré elle, Joana accomplit ainsi son destin de femme. Comme sa mère qui vécu seule à cause de la disparition de son mari, elle fuit Youri et ce faisant elle réincarne cette fatalité. Elle a été orpheline de père et l'enfant qu'elle porte, parce qu'il naîtra et vivra loin de son géniteur, sera lui aussi un enfant sans père. Suivant une règle non-écrite mais implacable, elle reproduira, malgré elle l'exemple que sa mère a vécu et ce même si elle veut l'éviter. C'est à la fois une fuite et une lâcheté pour Joana qui porte en elle la vie et qui fuit Youri et le désir qu'elle a de lui autant qu'elle a la volonté d'échapper à cet homme, à sa folie, « à sa chute loin de lui-même ». Tout cela n'est peut-être que fantasmes, volonté avortée, désir à jamais impossibles parce que nous en sommes que les usufruitiers de notre propre vie.

    Je note encore une fois la dimension un peu longue des phrases qui peut parfois rebuter le lecteur mais qui n'affecte pas la qualité poétique du style.

    Ce roman a fait l'objet d'une adaptation cinématographique par Marion Lainé sous le titre de « A cœur ouvert » en 2012.

     

    Depuis qu'il a obtenu en 2010 le Prix Goncourt des Lycéens « Parle-leur de Batailles, de rois et d'éléphants » (La Feuille Volante n°477), cette chronique suit attentivement Mathias Enard. Il vient de recevoir le Prix Goncourt 2015 pour « Boussole » (La Feuille Volante n°969). J'ai assez dit que ce prix prestigieux avait parfois été attribué à des auteurs qui le ne méritaient pas, aussi ai-je plaisir à saluer cette distinction, accordée au premier tour de scrutin, par six voix sur dix à Mathias Enard dont le talent est ainsi consacré. Je le fais d’autant plus volontiers qu'en même temps son éditeur, Actes sud, qui s'est caractérisé par les choix de publication parfois audacieux et bien souvent judicieux, est aussi distingué. On sort petit à petit de la spirale infernale nommée il y a bien des années par le néologisme« Galligrasseuil » et je trouve cela plutôt bien.

     

     

    Hervé GAUTIER – Novembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • BOUSSOLE

    N°969– Octobre 2015

     

    BOUSSOLE Mathias Enard Actes Sud.

     

    L'Orient a toujours fasciné les occidentaux. Frantz Ritter, le narrateur, universitaire orientaliste, un peu mélancolique, valétudinaire et opiomane d'occasion, n'échappe pas à cette évidence, non seulement à travers la musique dont il est spécialiste et qu'il cite volontiers, mais aussi sans doute parce qu'il habite Vienne et que cette ville est censée, pour des raisons un peu obscures, être la porte de cet Orient mystérieux et mythique. Être insomniaque et enfermé dans son petit appartement sur lequel la nuit tombe, invite Ritter, peut-être au soir de sa vie, à évoquer ses souvenirs de voyage d’Istanbul à Alep, de Damas à Téhéran et ce d'autant plus que s'y insinue l'image d'une femme, l’insaisissable et flamboyante Sarah, nomade intellectuelle qui fut jadis sa complice, son mentor et surtout l'objet de ses amours chastes et platoniques. Ce personnage timide, « fils à maman », éternel célibataire, érudit mais solitaire dont les tentatives enamourées et parfois érotiques en direction de Sarah tombent toujours à plat [il aura cependant sa nuit d'amour avec elle à Téhéran], va se remémorer sa vie, ses souvenirs qui ressemblent à un journal d'Orient dont les articles se seraient entassés pêle-mêle et se libéreraient d'un coup à la faveur de cette nuit interminable où il s'égare, fantasme, cite sans cesse d'autres personnages, un épisode de la mythologie grecque ou un détail architectural d'un palais ottoman, un peu comme on fait nuitamment quand le sommeil tarde à venir. Singulier personnage que ce Frantz dont la vie sentimentale est un échec sur toute la ligne et pas seulement avec Sarah [l'image de cette femme renvoie peut-être aux quelques vers de l'exergue ?] et qui doit se contenter du rêve, des hésitations et des souvenirs. La lascivité érotique de l'Orient n'est à l'évidence pas pour lui et il n'a même pas la consolation de la foi, seulement celle, intellectuelle, de l'orientalisme, c'est déjà ça !

    En bon orientaliste qu'il est, il entend rendre compte directement de ses impressions, fustige au passage cette vision particulière de l'Orient empruntée aux autres. Cette contrée attire autant le voyageur que l’écrivain et l'artiste et même si ces derniers n'y ont jamais mis les pieds, ils se sont approprié, souvent avec talent, les sensations et les travaux des autres. Fort de cette expérience il en profite même pour évoquer l'histoire, la philosophie, les facettes religieuses de ces pays mais aussi leurs implications dans le déroulement géo-politique général, guerres, colonialisme, économie, ethnographique, linguistique... mais aussi, en bon musicologue, il ne se prive pas pour donner son avis sur Wagner, Beethoven, Schubert, Mendelssohn, Malher...

    C'est un texte érudit, plein de méandres parfois un peu pesants, souvent lyrique et poétique aussi, comme sait nous en offrir Mathias Enard et ce, même si le lecteur peut être un peu déstabilisé par la longueur de certaines phrases et l'érudition de nombre de digressions. Qu'importe après tout, il a les senteurs d'opium, la sensualité des femmes et les accents musicaux de cet Orient aux limites géographiques indistinctes, fictif, réel ou fantasmé qui distille un dépaysement bienvenue à chaque page. Dans cet Orient on croise aussi plus prosaïquement les colonisateurs français et anglais, les bordels d’Istanbul, les échanges internationaux, des personnages vrais ou vraisemblables, souvent hauts en couleurs des trafiquants de tout poils, des espions et des aventuriers dont le portrait est juste esquissé à grands traits mais qui enchantent le lecteur.

    Pourquoi la boussole de Mathias Enard, qui devrait normalement indiquer le nord que nous avons nous, peut-être perdu, s’obstine-t-elle à pointer le sud et l'est ? La raison en est sans doute sa connaissance, son amour pour ces pays et leur culture à moins que cela ne soit sa volonté de rappeler à l'occident tout ce qu'il doit à l'Orient. La sortie de ce roman n'est sans doute pas un hasard, à l'heure où cet Orient est défiguré par le Djiad, ravagé par les guerres, ses richesses archéologiques pillées par des révolutionnaires religieux bornés et des sauvages incultes, l'image d'une contrée où le sublime côtoie l'atroce. Avec ce texte somptueux, moi, le béotien du voyage dont l'horizon ne dépasse guère le cadastre de mon terroir, j'ai vu l'Orient à travers la lecture attentive et passionnée de ce texte où se mélangent harmonieusement les accents des poèmes persans, les effluves d'opium de Téhéran et la saudade de Fernando Pessoa.

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • RUE DES VOLEURS

     

    N°603– Décembre 2012.

    RUE DES VOLEURS – Mathias Enard.

    Lakhar est un jeune adolescent marocain qui vit à Tanger. Sans travail mais à l'abri de sa famille, il rêve à l'Europe en regardant partir les ferries pour l'Espagne toute proche. Tanger est maintenant une ville comme les autres, plus cette métropole mythique et mystérieuse, refuge des bordels et de tous les trafics qui a tant fait fantasmer les hommes. En compagnie de son copain Bassam, un garçon de son âge influençable et un peu balourd, il passe ses journées « à mater l'étrangère surtout quand elles mettent des shorts et des jupes courtes ». Les jeunes filles sont vraiment son problème et on le découvre un jour nu en compagnie de sa cousine Meryem ce qui lui vaut d'être banni par son père et de se retrouver à la rue tandis que sa cousine est envoyée dans le Rif loin de lui. Enceinte, elle décédera des suites d'une hémorragie. Son fantôme sera son compagnon obsédant. Plus tard ce sera Judit, une jeune catalane, étudiante et enfant des beaux quartiers de qui il tombe éperdument amoureux. Rentrée dans son pays, elle cherche une raison d'exister à travers la contestation, se détache peu à peu de lui, atteinte par l'ennui, la dépression, le désintérêt pour les choses de cette vie et bien sûr pour lui. En fait tout les oppose.

    Désœuvré et sans un dirham, Bassam lui conseille de fréquenter la Mosquée là où chaque musulman peut trouver des réponses à ses questions. Il y rencontre surtout Cheikh Nourédine, un beau parleur un peu bellâtre qui, contre un petit salaire et un logement minable, fait de lui un libraire religieux, avec promesse de prier et d'étudier le Coran, lui qui n'avait jamais été qu'un mécréant. Malheureusement pour lui, il se trouve embrigadé dans un « Groupe pour la diffusion de la pensée coranique » et ne tarde pas à s'apercevoir qu'il s'agit d'un mouvement islamique. Bassam lui aussi subit l'enseignement religieux et parce qu'il disparaît tout à coup, Lakhar croit qu'il est parmi les auteurs de l'attentat de Marrakech de la place Jamaâ el-Fna et qu'il a aussi assassiné un homme à Tanger. De nouveau à la rue après l’incendie de sa librairie et la disparition des membres du « Groupe » il se retrouve à travailler dans la saisie informatique, une véritable arnaque qui ne l'enrichit guère. Il parvient ensuite à être embauché sur un ferry comme homme de peine mais il reste bloqué à Algésiras, son bateau étant saisi. Plus tard il travaille sans être payé dans une entreprise de pompes funèbres dont le patron se suicide mais même s'il a un pied en Europe, il reste un clandestin qu'on exploite facilement

    Sur fond d'actualité brûlante de l'Europe, de la France et de l'Espagne, de la libération des pays arabes, le professeur qu'est Enard initie son lecteur à la beauté de l'arabe littéraire autant qu'à la civilisation et à l'Islam. Cela ne l'empêche pas d'asséner quelques aphorismes bien sentis sur nos civilisations occidentales riches, égoïstes et fragiles.

    Le livre est divisé en trois parties, trois véritables prisons pour Lakhar, celle tout d'abord de la religion, puis celle du travail précaire et parallèle auquel chaque émigré illégal est destiné, un véritable esclavage. Enfin Barcelone, sa nouvelle prison où il se réfugie pour échapper à la police pour qui il est coupable d'avoir tué et volé son dernier employeur, puis plus généralement l'Europe qui, pour lui aussi fonctionne comme un miroir aux alouettes dans lequel, bien entendu il se fait prendre. Le destin le précipitera cependant dans une autre !

    Les dialogues sont un peu abrupts au début mais le texte devient avec le temps plus profond, plus dense. Ce récit, décliné par Lakhar lui-même, nous révèle dans un style qui va de l'humour à l'émotion en passant par le réalisme un regard bizarrement pertinent, même si c'est celui d'un émigré finalement différent de celui que nous pouvons imaginer. Il est polyglotte, cultivé et plein de ressources pour sortir de sa condition, même si la chance ne l'accompagne pas forcément. Il juge notre société occidentale riche et fragile, hypocrite et moralisatrice, l'oppose aux pays arabes désireux de se libérer des dictatures qui les oppressent ; Les démocraties européennes quant à elles sont jugées trop opulentes et indolentes pour envisager des révolutions refondatrices.

    J'ai apprécié le style agréable à lire, réaliste et poétique dans les descriptions, l'air de Barcelone, cette ville exceptionnelle et mythique, qui est distillé dans ces pages, ce « quartier des Voleurs » qui donne son titre au roman où Lakhar se réfugie, une sorte de havre où se rencontrent alcooliques, prostituées, macros, drogués, tout un peuple interlope, entre cour des miracles et quart monde, que les touristes viennent regarder et photographier comme des bêtes curieuses.

    Je retiens aussi la première phrase de ce roman que nous livre Lakhar, ce jugement bien senti sur l'humanité qui résonne comme un avertissement «  Les hommes sont des chiens, ils se frottent les uns aux autres dans la misère, ils se roulent dans la crasse sans pouvoir en sortir, se lèchent le poil et le sexe à longueur de journée, allongés dans la poussière prêt à tout pour le bout de barbaque ou l'os qu'on voudra bien leur lancer, et moi, tout comme eux, je suis un être humain, donc un détritus vicieux esclave de ses instincts, un chien, un chien qui mord quand il a peur et cherche les caresses ».

    Après « L'alcool et la nostalgie »[La Feuille Volante n°548) et « Parle leur de batailles, de rois et d'éléphants » (La Feuille Volante n°477) que j'avais bien aimés, ce roman a retenu mon attention jusqu'à la fin et a été l'occasion d'un bon moment de lecture.

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2012.http://hervegautier.e-monsite.com

  • L'alcool et la nostalgie

     

     

     

     


     

    N°548 – Novembre 2011.

    L'ALCOOL ET LA NOSTALGIE – Mathias ENARD – Éditions Inculte.

     

    Le récit commence dans un train à Moscou et, par une sorte de monologue de Mathias à son ami. Il lui adresse des reproches cordiaux « Tu es un faux-frère, Vladimir, tu ne bois pas, pas une goutte mon salaud... ». Puis vient Jeanne qui sur le quai de la gare attend Mathias. Grâce à une sorte d'analepse, il se remémore un coup de téléphone en pleine nuit, des paroles désordonnées de cette femme, inspirées autant par le chagrin que par la surprise. Puis, au fur et à mesure que le roman avance, le lecteur comprend que ces trois personnages étaient « comme des poupées russes... emboitées les unes dans les autres, inutiles au dehors ouvertes en deux et vides », une sorte de ménage à trois surréaliste, basé sur la drogue, l'alcool, le masochisme. La mort de Vladimir fait revenir Mathias auprès de Jeanne, à Moscou, mais ce voyage est sans issue, « on ne berce pas des enfants grandis », elle l'avait quitté pour Vladimir.

    Pourquoi Mathias fuit-il ainsi ? Il veut ramener la dépouille de son ami dans son village, en Sibérie, dans un train qu'il appelle « le trans Baïkal ». C'est donc un voyage de trois jours et de plusieurs milliers de kilomètres avec un fantôme. La solitude, la nostalgie lui rappellent leur histoire, sa vie d'avant avec cette jeune femme dont il était amoureux et qu'il voulait garder, la fuite de Jeanne vers Moscou et sa rencontre avec Vladimir. L'ombre de Pouchkine, cocu et mort en duel, tué par celui dont il sera doublement la victime, s'étend sur Mathias au rythme lancinant des boggies. Pourtant Vladimir et lui étaient amis et Jeanne n'était pas vraiment cette femme infidèle, elle a simplement vécu sa vie « De nous trois seule Jeanne a réussi à rester vivante, elle a su nous fuir, nous mettre à distance, mais de loin...parce que Jeanne n'est plus la petite princesse qui se laisse bêtement emportée par ses couches ou par une maladie quelconque, c'est une force. ». Il comprend même que la mort de son ami est une forme de suicide, d'acceptation du néant « Je sais que si tu as décidé d'en finir, c'est que tu n'avais pas cette force, tu t'es laissé aller à l'accident, parce que tu ignorais comment sortir de cette histoire, comme moi tu savais que tu perdais Jeanne, qu'elle construisait son chemin dans la vie bien plus vite que nous ». Pour eux, les hommes, elle incarne quelque chose qui graduellement s'efface « (Jeanne) se donnait la force de ses rêves alors que nous, nos songes d'enfants devenaient petits à mesure que nous grandissions ».

    C'est que la mort dont il rêvaient, eux, les deux hommes de ce trio, c'était celle d'un héros de guerre, d'un révolutionnaire qui accepte le sacrifice avec courage et abnégation pour échapper à cela. Maintenant, Mathias se retrouve seul à Novossibirsk . C'est une folie que ce voyage de froid et de glace, une fuite avec le cercueil de Vladimir et le souvenir de Jeanne bien vivante. C'est que ce voyage a quelque chose d'initiatique, une sorte de rite de passage ou plutôt d'abandon de cet amour sans issue. Cette amitié qui n'en était pas une était floue à cause du personnage de Jeanne, de son corps de femme désirable, mais qui ne pouvait vraiment appartenir ni à l'un ni à l'autre « Je regrette ces moments flous... l'impossibilité d'admettre que nous étions trois, cette terrible morale biologique qui nous condamne à la bijection, à la symétrie...nous nous sommes repoussés toi et moi, face à l'aiguille d'une boussole ». Leur histoire était condamnée d'avance avec, en contre-champ, l'âme russe faite « d'alcool et de nostalgie », la mort et la vie, Eros et Thanatos, Jeanne qui revient en filigrane entre ce fantôme et ce « vivant déjà mort », qui réaffirme sa présence et son appétit de vie... Avec Mathias ! « Ton cœur bat dans ma main, nos cœurs battent dans nos mains, tous les cours battent dans toutes les mains. »

     

    J'avais bien aimé « Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants » [La feuille volante n° 477), je n'ai pas été déçu par ce récit littéraire qui est « l'adaptation plus ou mois fidèle d'une fiction radiophonique écrite dan le Transsibérien entre Moscou et Novossibirsk » avec, sans doute, l'ombre de Blaise Cendras.

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Novembre 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


     


     

     

     

     


     


     

     

  • Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants – Mathias Enard

     

    N°477– Novembre 2010.

    Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants Mathias Enard– Actes sud.*

     

    Nous sommes en 1506, Michel-Angelo Buonarroti (Michel-Ange) vient d'être éconduit par le pape Jules II, souverain pontife guerrier et avare avec qui il est engagé pour l'édification de son tombeau à Rome. Devant le refus d'une avance pour poursuivre ses travaux, le sculpteur fuit Rome, se réfugie à Florence où il reçoit une offre alléchante du sultan de Constantinople, Bajazet, de concevoir un pont sur la Corne d'Or et qui réunira les deux parties de cette ville. C'est un extraordinaire défi qu'il veut relever. L'occasion est trop belle, d'autant que Léonard de Vinci, son illustre aîné, a échoué dans ce projet et que Jules II ne se manifeste plus.

     

    Il débarque donc à Constantinople, s'enthousiasme rapidement pour la culture turque et la vie semi-oisive qu'il mène, mais, malgré un truchement, il ne parle pas la langue... Pourtant tout ici l'intéresse, il goûte le raffinement des plaisirs, les langueurs de l'Orient, les couleurs et les senteurs du bazar, l'harmonie de l'architecture, la beauté des corps et des visages dont il se souviendra plus tard et qu'on retrouvera dans son œuvre ...Mais il est avant tout sculpteur, pas architecte ni ingénieur et ce qu'il dessine volontiers ce sont les animaux et l'anatomie humaine, pas les ponts! Le seul spécimen dont il se souvient est celui qui enjambe d'Arno à Florence, et il ne le trouve pas beau !

    Il se désintéresse même quelque peu de son travail, gagné qu'il est par tout ce qu'il découvre dans cette ville. Et puis, malgré cette invitation tentante du sultan, il s'aperçoit qu'ici comme à Rome « il faut s'humilier devant les puissants » et faire ce qu'ils attendent. Alors il rêve, pense qu'ici comme ailleurs « les hommes sont des enfants... On les conquiert en leur parlant de batailles, de rois, d'éléphants et d'êtres merveilleux... ». Tout est donc possible.

     

    Et puis, malgré cette ville fabuleuse, mystérieuse et cosmopolite où il vit incognito, il regrette Rome et sa patrie, son travail n'avance guère et surtout il est chez les infidèles et a le sentiment d'avoir trahi tout le monde à commencer par Dieu. Et il y a cette lettre qu'il reçoit et où il comprend qu'il est découvert, que la cabale qui s'est tissée contre lui va le broyer, que Jules II va se venger de sa désertion. Pour lui ce sera la ruine, l'excommunication, la mort...Il cauchemarde, se remémore le supplice de Savonarole à Florence...Pourtant le Grand Turc est en paix avec les cités d'Italie. Il n'a donc rien à craindre. Alors, lui qui n'est pourtant pas beau et qui n'a rien de la délicatesse des ottomans, s'adonne aux plaisirs qu'offrent cette ville et bien sûr y rencontre l'amour « cette promesse d'oubli et de satiété », mais aussi l'ambiguïté des relations entre les hommes faites de sensualité et de violence, d'infidélités, de querelles politiques inoubliées aussi, dans cette contrée au carrefour des civilisations.

     

    Est-ce ce son jeune âge, son séjour merveilleux ou ce pays, il se met au travail et parvient à un dessin qui enthousiasme le sultan mais Michel-Ange comprend que « Turcs ou romains les puissants nous avilissent », que la mort frappe pour exorciser cette jalousie que l'oubli et la fréquentation des plaisirs terrestres auront du mal à dissiper. Trahi par ce pays qu'il ne peut pas comprendre et où il sera toujours un étranger, abandonné comme un paquet encombrant, c'est sans le sou et en secret, qu'il repart vers l'Italie qui lui manque tant.

     

    Qu'est ce qui a poussé Michel-Ange dans cet intermède oriental ? L'appât du gain, l'envie de voir autre chose, la vanité d'être sollicité par un personnage puissant pour réaliser quelque chose qui était destiné à traverser les siècles, la volonté de se venger d'un pape mauvais payeur, la consécration de son génie précoce alors qu'il était boudé dans sa propre patrie ? L'auteur s'approprie des événements historiques et des moments de la vie du sculpteur florentin pour tisser cette histoire passionnante dont il nous fait seuls juges [« Pour le reste, on n'en sait rien » précise-t-il]. Il prête à son sujet un désir de revanche, une période de doute, d'exaltation, de découverte du merveilleux et de l'inconnu, d'expériences, de soif de reconnaissance, de foi dans les mirages, de recherche d'autre chose qui ressemble à l'enfance perdue, comme cela arrive à chacun d'entre nous... Dès le livre ouvert, il l'exprime en termes poétiques « La nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle. On la porte au bûcher, à l'aube. Et avec elle ses gens, les buveurs, les poètes, les amants... Je ne sais quelle douleur ou quel plaisir l'a poussé vers nous, vers la poudre d'étoile, peut-être l'opium, peut-être le vin, peut-être l'amour; peut-être quelque obscure blessure de l'âme bien cachée dans un replis de la mémoire... Tu habites une autre prison, un monde de force et de courage où tu penses pouvoir être porté en triomphe; tu crois obtenir la bienveillance des puissants, tu cherches la gloire et la fortune. Pourtant quand la nuit arrive tu trembles. Tu ne bois pas, car tu as peur; tu sais que la brûlure de l'alcool te précipite dans la faiblesse, dans l'irrésistible besoin de retrouver des caresses, une tendresse disparue, le monde perdu de l'enfance, la satisfaction, le calme face à l'incertitude scintillante de l'obscurité... Alors tu souffres, perdu dans le crépuscule infini, un pied dans le jour et l'autre dans la nuit ».

     

    C'est un livre agréable à lire, tout en nuances, plein de moments poétiques intenses et bienvenus. Il évoque autant le personnage de Michel-Ange que cette cité mythique où le lecteur se promène avec ravissement. Il est le témoin privilégié de ce rendez-vous manqué entre l'homme de la Renaissance et l'Orient.

     

     

    *Prix Goncourt des lycéens 2010.

    ©Hervé GAUTIER – Novembre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com