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la feuille volante

Patrick MODIANO

  • Memory lane

    N°1654- Juin 2022

     

    Memory lane– Patrick Modiano – Hachette POL.

    Dessins de Pierre Le-Tan

     

    Le titre peut se traduire par « sentier de la mémoire », pourquoi pas, surtout que chez Modiano c’est son thème favori. C‘est aussi le titre d’une chanson préférée d’un membre américain un peu alcoolique de ce groupe de parisiens amoureux du soleil de la côte d’Azur dont parle le narrateur. Elle deviendra peu pou prou l’hymne de la bande. Il l‘observe plus qu’il n’en fait partie comme à vingt ans on jette sur le monde qui nous entoure un regard à la fois inquiet et curieux en se disant que peut-être quelques-uns d’entre eux nous porteront chance. Cette sorte de confrérie était composée d’êtres disparates, un antiquaire parisien, de vagues voyageurs-conférenciers nostalgiques, un fin diseur de poèmes et bien entendu quelques femmes comme Maddy, dont le narrateur est secrètement amoureux malgré la différence d’âge. Elle est pour lui, sans qu’elle le sache, une personne entre la mère qu’elle n’est pas et l’amante qu’elle ne sera jamais.

    Qu’est ce qui fait que se forme un groupe de personnes ? Le hasard de rencontres, la partage d’une passion, un goût commun même s’il est inavouable ou immoral, le souvenir de quelque chose ? C’est dans ce genre d’aréopage qu’on refait le monde, qu’on exorcise l’avenir en bâtissant des châteaux en Espagne que le futur se chargera de détruire. Il ne durera qu’un moment ou perdurera longtemps sans qu’on en sache la raison et parfois, quand le temps a passé, on choisit d’oublier ceux qui ont présidé à ce qui fut un temps nos débuts dans la vie parce que l’amnésie est une des constantes de la nature humaine.

    Les personnages sont ici, comme souvent sous la plume de Modiano, des silhouettes plus ou moins noyées dans une sorte de brume. Les fins dessins à la plume trempée dans l’encre de Chine de Pierre le-Tan (1950-2019) leur prêtent un visage, une physionomie mais l’impression qui s’en dégage est souvent triste et mélancolique comme ces gravures en noir et blanc dont ils ont l’apparence. Cette galerie de portraits s’ouvre sur la jeune figure d’un marin et sa possible implication dans un meurtre. Cette connivence créatrice me paraît bienvenue et ajoute à l’ambiance nostalgique du texte.

     

    Le livre refermé, il reste de tout cela une douce nonchalance, une complicité, une sorte de farniente, une recherche de la douceur de vivre entre les membres de ce groupe, une sorte d’amour de la vie. C’est l’image du temps qui fuit, de la jeunesse qui disparaît inexorablement, des regrets et des remords, des itinéraires incertains et parfois désastreux. Ce roman, même s’il est qualifié de récit, paru en 1981, est dans le droit fil de l’œuvre de celui qui sera consacré en 2014 par le Prix Nobel de Littérature.

     

  • Livret de famille

    N°1653- Juin 2022

     

    Livret de famille– Patrick Modiano – Gallimard .

     

    Dans ce roman un peu fantasque, fait de séquences autobiographiques mêlées à de l’imaginaire, Modiano explore son enfance, c’est à dire les années d’occupation pendant la guerre, mais aussi sa vie puisque le livre parle de lui à différentes époques.

    Chacun des quinze chapitres est un peu comme une nouvelle à la fois différente et déclinée sur le même thème de la recherche du temps passé et perdu que l’auteur veut fixer sur le papier pour sa propre mémoire. Cette énumération de faits, s’ils sont écrits d’une manière fluide et agréable à lire, avec un culte du détail selon son habitude, donnent cependant une impression inégale et quelque peu décousue, comme enveloppée d’une sorte de brouillard. On y rencontre sa mère, une actrice, son père, un être mystérieux au passé sulfureux avec qui il a des relations difficiles, leur rencontre pendant l’Occupation, le mystère qui entoure leur acte de mariage, la relation qu’il a pu avoir avec chacun d’eux. On aperçoit son frère Rudy dont il évoque la mort, son oncle Alex, ses grands-parents, on le voit aussi lui-même, son passage dans le monde du cinéma, lors d’une partie de chasse en Sologne, des épisodes en Suisse, à Paris où il évoque son épouse et parle de la naissance de sa fille mais aussi des personnages étranges venus d’autres contrées parfois exotiques et de périodes antérieures, une sorte de kaléidoscope de souvenirs.

    En principe, cheminer à travers son propre passé, la quête de sa propre identité, doivent être une source d’apaisement pour celui qui fait ce chemin, à cause peut-être de l‘effet exorciste de l’écriture. Depuis que je lis cet auteur je n’ai pas vraiment cette impression, il me semble que c’est pour lui plus un chemin de croix qu’une recherche de la sérénité.

    Comme à chaque fois j’ai l’impression que Modiano interroge et explore son passé parce qu’il est plein d’interrogations qui le hantent. J’ai certes apprécié ce roman mais l’impression qu’il me laisse, le livre refermé, est quelque peu différente, moins enthousiaste, plus réservée que d’habitude.

     

  • Villa triste

    N°1652- Juin 2022

     

    Villa triste – Patrick Modiano – Gallimard .

     

    « Il faut boire jusqu’à l’ivresse, sa jeunesse » comme le chante Charles Aznavour . Victor Chmara a bien 18 ans, c’est un garçon modeste qui s’invente pour la circonstance un titre de comte mais traîne son ennui dans cet hôtel au bord du lac près de la Suisse. Il regarde les gens autour de lui comme s’il était au théâtre, ce vague docteur Meinthe qui se fait appeler « la reine Astrid, la reine des Belges » et qui ressemble à un vieil acteur, Yvonne Jacquet, une jeune et frivole actrice de cinéma avec qui il aura une brève relation amoureuse. Il fera un passage dans sa vie et on parle même de mariage à leur sujet. Sa jeunesse à lui est indolente et artificielle quand des jeunes comme lui se battent et meurent en Algérie et chacun se compose un personnage, avec des dialogues en sourdine, dans une sorte de lumière blafarde d’aquarium et une ambiance frivole de raout mondain. Tout commence entre eux comme une sorte de période d’observation dans un décor irréel, des non-dits, des silences et des parfums capiteux. Dans cet univers tout est mélancolique, le décor du lac avec son bateau, un vieux rafiot qui en fait le tour, le funiculaire, une vieille Dodge et même le chien d’Yvonne. Le temps passe les masques tombent, les projets qui ressemblaient à des châteaux en Espagne s’évanouissent et le quotidien reprend le dessus, c’est à dire, toutes égales par ailleurs, l’ordinaire de la vie. De tout cela je retiens une grande superficialité, une solitude pesante des personnages et je ne suis pas sûr que Victor ait été enivré par sa jeunesse.

    Quand je lis un roman de Modiano, c’est à chaque fois la même chose, j’ai l’impression d’être dans une autre dimension, dans un autre monde et j’aime bien.

    L’auteur, comme il en a l’habitude, explore le passé, un passé vieux de 12 années. Nous sommes dans les années 60 et c’est une page qui se tourne, avec ses projets avortés, ses trahisons , cette fuite pour échapper au quotidien et sûrement à la guerre...

  • encre sympathique

    N°1612- Décembre 2021

     

    Encre sympathique – Patrick Modiano – Gallimard.

     

    Jean Eyben, trentenaire, se remémore avoir été l’employé temporaire dans une agence de police privée, chargé de retrouver une disparue, Noëlle Lefebvre, pour qui les renseignements étaient bien minces seulement qu’elle était vendeuse de sacs dans le quartier de l’Opéra et qu’un bureau de « Poste restante » recevait son courrier. Ce travail ne lui plaisait pas du tout mais il l’a effectué dans l’espoir, un jour, de le traduire dans un roman. Au cours de ses recherches, il a croisé des gens qui l’ont connue, certains d’une grande banalité, d’autres peu recommandables, mais son enquête a tourné court et dix ans après, alors qu’il ne travaille plus dans cette agence, il se met à nouveau à la recherche de cette Noëlle Lefebvre, sollicite sa mémoire mais ses souvenirs se heurtent au vide, à des fantômes et apparemment ceux qui l’ont croisée cherchent à l’oublier. Le découragement finit par affecter sa quête tant le hasard ne l’aide guère et le passé commence à se mêler au présent, compliquant considérablement ses recherches.

    Comme souvent chez Modiano, il y a des déambulations dans les rues de Paris où habitait Noëlle puis plus tard de Rome. La marche à pied, dans une ville, est souvent associée chez lui à l’écriture. Jean se sent perdu dans un labyrinthe changeant et imagine que l’agenda qui a appartenu à cette femme et qu’il a dérobé, qui se révèle pauvre en informations, recèle des annotations écrites à l’encre sympathique, cette encre transparente qui ne se révèle qu’en présence de certaines substances. Autant dire que les trous de mémoire qui sont incontournables dans une telle recherche ont probablement leur explication écrite quelque part avec cette substance. Dans le texte, le passage du « Je » au « il » peut ainsi matérialiser cette évolution. Le terme « sympathique » peut parfaitement être entendu dans son sens le plus commun, ces investigations faisant naître une certaine impression d’attachement à la personne de Noëlle.

    Les détails ainsi glanés au fil du temps, qui souvent débouchent sur le néant, s’emboîtent soudain comme les pièces d’un puzzle mais lui en révéleront autant sur lui-même que sur cette femme.

     

    On peut se demander pourquoi Jean, dix ans après, cherche à mener à bien cette recherche d’une femme qu’il n’a vue que sur une mauvaise photo et qui ne lui est rien. La solitude qui est la sienne peut sans doute expliquer cette longue quête qui ainsi donne un sens à sa vie. Il y a du fantasme dans cette recherche, cette espérance un peu folle de découvrir, derrière les annotations visibles de ce carnet, d’autres, secrètes, qui ne seraient seulement lisibles que par un initié. Il y a sans doute une volonté de suspendre le temps dans sa démarche, d’annihiler les années passées qui, personnellement, me donnent le vertige quand je me les remémore. Elle peut certes, surtout pour Eyben-Modiano, trouver son explication dans la volonté d’en tirer un roman, parce que, dans toute chose, il y a pour l’écrivain matière à l’écriture et que pour lui, même s’il ne l’avoue pas, la page blanche reste une invitation mais aussi un défi, une obsession même, avec tout son pesant de nostalgie. Il est vrai que c’est souvent la trame de ses créations qui parfois, par le biais de l’imagination, peuvent se prolonger au-delà de la dernière phrase d’un roman et ainsi déboucher sur le début d’une autre histoire. Il suffit pour cela de se laisser porter par le halo ainsi tissé par l’auteur. La dernière phrase du roman « Elle lui expliquerait tout »peut contenir en elle tout ce qu’il faut pour un nouveau voyage.

  • Chevreuse

    N°1610- Novembre 2021

     

    Chevreuse – Patrick Modiano – Gallimard.

     

    Jean Bosmans esrt un romancier qui collationne des objets précis pour l’aider à écrire (il doit bien y avoir une parenté entre l’auteur et lui) et cette quête l’amène sur les traces de sa propre vie. Il va faire des rencontres, retrouver des lieux, des sensations, des noms, des souvenirs et créer un personnage, c’est en tout cas ce qu’il dit autour de lui. Avec une vieille carte d’état-major, il revient dans la vallée de Chevreuse où il a passé quelques années, dans une rue et une maison en particulier (38 rue du docteur Kursenne), croise des visages qui ont vieilli, vole au hasard un agenda, des photos jaunies et retisse une histoire qui ressemble à la sienne. Cette maison est énigmatique et tout se met à tourner autour d’elle et d’un secret qu’elle détiendrait. Les gens qu’il va croiser ne le sont pas moins, des femmes, Camille (dite tête de mort), Kim, Martine, l’image un peu flétrie de Rose-Marie Krawell, un enfant, des hommes, enfuis ou ayant fait de la prison, tous enveloppés d’un halo de mystère et peut-être aussi désireux de lui faire du mal, peut-être pour lui faire avouer quelque chose qu’il ne veut ou ne peut pas dire. A sa demande ils répondent à ses questions mais semblent ne pas dire tout ce qu’ils savent comme s‘il était important de lui cacher des choses, de brouiller les pistes. On se croirait presque sur une scène de théâtre où les personnages joueraient un rôle inquiétant, entre réalité et virtualité, comme dans un mauvais rêve. A l’occasion de cette quête, Jean Bosmans va à la rencontre de ses souvenirs, de ses obsessions, évoque ses fantômes, son parcours personnel, dans les limbes de la mémoire, tout en se méfiant des images qui lui reviennent, gommées par le temps, usées par l’amnésie, modifiées par le contour des choses et de leurs frontières. Il est un peu comme perdu dans ces réminiscences qui l’assaillent, s’imposent à lui sans qu’il le veuille et lui font revivre ces années passées avec leurs ruptures, leurs disparus, morts ou partis, leurs échecs… Il interroge sur tout ce qu’il voit, obtient des réponses évasives parce qu’elles ont trait au passé et finalement tout cela lui donne le vertige à cause du temps qu’il peine à remonter. Au fil des rencontres et des questions posées, il s’aperçoit que ceux qu’il questionne en savent plus que lui mais ne lui parlent qu’avec parcimonie. Devant leur mutisme il imagine même ce qu’ils pourraient lui dire, mais ce ne sont pas de vraies réponses, juste celles qu’il voudrait entendre. C’est pourtant lui qui est censé être détenteur de secrets, un peu comme si sa vie était composée de nombreux autres enfouis dans l’oubli.

    C’est un récit labyrinthique, dynamique aussi en ce sens que Bosmans circule entre Paris et Chevreuse à la recherche de lui-même, plein de nostalgie aussi, une sorte de puzzle dont les pièces s’emboîtent petit à petit au rythme de la mémoire retrouvée et des protagonistes de ce récit. Chacun apporte quelque chose qui pour lui suscite un souvenir ou une interrogation. Cela distille un certain malaise, né d’une menace, sans doute parce que ce qu’il peut découvrir peut aussi déranger une ordonnance secrète tissée autours de ces choses passées, une menace sourde. L’épilogue est surprenant mais aussi presque prévisible, le livre qu’il portait en lui et qu’il a enfin terminé, correspond à une libération, comme si les mots tracées sur la page blanche avaient un fonction cathartique. Ils l’ont délivré de ses obsessions, de ses craintes, comme on tourne une page. J’ai ressenti une impression de vide à l’image de cet hôtel un peu délabré et abandonné de la vallée de Chevreuse appartenant au mari de Martine.

    C’est le dernier roman de Patrick Modiano paru en septembre. Comme à chaque fois il revisite sa mémoire et à la lecture de ce texte j’ai toujours à l’esprit ce vers de Verlaine « Écoutez la chanson bien douce qui ne pleure que pour vous plaire, elle est discrète, elle est légère, un frisson d’eau sur de la mousse ». Ses mots sont une musique mélancolique et leur lecture est pour moi apaisante. A titre personnel, il se produit, à chaque fois que je lis un de ses romans, toujours le même phénomène. Ses souvenirs personnels ainsi égrenés invitent les miens à prendre corps dans ma tête et avec eux vient cette envie de les coucher sur le papier pour mieux les fixer et faire échec à l’oubli ou peut-être transformer les choses néfastes par le miracle de l’imagination. Nous verrons !

    Ma lecture est passionnée et attentive, mais quand je referme le livre j’ai l’impression que tout se brouille et qu’il ne reste rien qu’une impression fugace, des bribes d’émotions, mêlées à de la tristesse et de la solitude qui peu à peu se dissipent, comme si les mots ne laissaient derrière eux que peu ou pas d’empreinte et qu’il m’était difficile de parler de ce que je viens de lire.

     

     

  • chien de printemps

    La Feuille Volante n° 1230

    Chien de printemps – Patrick Modiano – Éditions du Seuil.

     

    Francis Jansen est un photographe qu'a rencontré un peu par hasard le narrateur, une trentaine d'années auparavant et dont il se souvient. A l'évidence, il a voulu disparaître en silence sans laisser de traces, au Mexique, et le narrateur va chercher à reconstituer sa vie à partir des différents clichés qui étaient contenus dans trois valises. Pour plus de facilités, il entreprend de les collationner et de les répertorier dans des registres. Ses recherches lui permettent de mettre en évidences différents personnages dont Robert Capa, photographe célèbre lui aussi mais aussi d'autres personnes dont deux femmes, Nicole et Colette dont nous ne saurons finalement pas grand chose. De Colette que le narrateur a croisé dans son enfance, ce dernier n'a gardé que le souvenir d'un parfum, de cheveux châtains et qu'une voix douce. Il en va de même pour les autres personnages qui semblent traverser cette histoire en n'y laissant que la trace ténue de leur nom et de leur silhouette. L'identité de Jansen est assez incertaine, il semble naviguer en permanence dans l'ombre, l'annotation, en fin de roman et en italien n'est pas sans rappeler la quête du père et de l'identité chez Modiano...

    Les clichés portent au dos, comme c'était l'habitude à l'époque, des mentions écrites qui nourrissent le souvenir et qui représentent soit des portraits, soit des lieux du Paris d'après-guerre. Il évoque cet homme mystérieux qu'il n'a croisé que pendant un court laps de temps avant qu'il ne disparaisse brutalement pour l' Amérique latine.

    Au cours de cette quête, le narrateur va à la rencontre de ce qu'il appelle « des trous noirs », des pertes de mémoire qui correspondent aussi à des pertes d'identités. Si cet itinéraire intime évoque effectivement Marcel Proust, les clichés, évidemment en noir et blanc, m'évoquent ceux d'Henri Cartier-Bresson simplement parce que, plus qu'une photo sur un écran d'ordinateur, un cliché sur papier glacé me donne l'impression de l’arrêt du temps, et la fixation d'un visage, d'un sourire, d'une posture ou d'un paysage, appellent forcément les souvenirs et la nostalgie qui va avec. Il n'y a pas meilleur vecteur de la mémoire que les clichés.

    Cette histoire de valise et de Mexique m'évoque aussi celle de Robert Capa (en fait trois boites plates alvéolées, comme les trois valises du roman) qui, contenant des négatifs développés et répertoriés de la guerre d'Espagne, pris par lui, par sa compagne Gréta Taro et par David Seymour, dit « Chim », trois photographes de guerre juifs qui avaient mis leurs pas dans ceux des républicains espagnols. Elle a été perdue à partir de 1939 et pendant de nombreuses année puis retrouvée presque par miracle en 2007. Certains lieux sont semblables, il règne parmi les photos du roman le même désordre que parmi les négatifs de « la valise », Francis Jansen parait aussi insaisissable que nos trois photographes, eux à cause de leur jeunesse fougueuse et de leur mort violente qui interviendra bientôt, lui à cause du regard désabusé qu'il porte sur le monde qui l'entoure. Le périple de cette valise est le même, certains lieux également (Robert Capa a habité rue Froidevaux et le quartier Montparnasse à Paris). Ces diverses ressemblances m'évoquent ce roman.

    Les différents personnages, et le narrateur lui-même, sont aussi insaisissables, comme le sont les souvenirs quand on choisit de les faire revivre et l'auteur est comme étranger à leur vie et à leur mémoire. Ces phrases et ces évocations tissent une ambiance onirique où l'imaginaire se mêle à la réalité. A travers les photos de gens disparus ressurgit l'idée de la mort (Robert Capa et Colette Laurent sont morts. L'ombre du frère de Modiano, décédé avant lui, plane sur la fin du roman) L'auteur évoque divers lieux de Paris, des cafés, des stations de métro et surtout des rues dont il est l'infatigable piéton.

    Ce roman s'inscrit dans la quête de lui-même menée par Modiano. J'y ai retrouvé avec plaisir cette douce musique des mots et ses phrases sobres, l'ambiance mystérieuse de lumière d'ombre et de vide qui caractérisent son style.

    © Hervé GAUTIER – Mars 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Dora Bruder

    La Feuille Volante n° 1228

    Dora Bruder – Patrick Modiano – Gallimard.

     

    Tout commence par un entrefilet paru dans un numéro de Paris-Soir le 31 décembre 1941, retrouvé par hasard par l'auteur en décembre 1988. Il s'agit de la disparition d'une jeune fille parisienne de 15 ans,  Dora Bruder. L'auteur décide donc d'enquêter sur cette jeune fille qui n'a aucune parenté avec lui. Il réunit donc tous les éléments de la vie de cette jeune fille, une juive que ses parents n'ont pas déclarée en tant que telle, qui ne porte donc pas l'étoile jaune et qui est scolarisée dans une institution catholique de Paris. En recherchant sa trace, il retrouve nombre de documents d'archive administratifs et policiers la concernant pour la période 1941-1942. Les origines personnelles de Modiano ainsi que son travail sur la mémoire motivent sans doute ses recherches et il ne peut s'empêcher de faire allusion à des passages de sa propre existence et de celle de son père et ainsi de s'identifier à Dora. Bien que la période et les circonstances soient différentes, que les lieux aient changé, il met en perspective, dans une sorte de va et vient, les quelques bribes connues de la biographie de la jeune fille avec sa propre vie. Ainsi inscrit-il son parcours dans différentes rues et quartiers de Paris qu'il parcourt à pied et qui lui sont familiers. Dora fit de nombreuses fugues dont nous ne savons ni les raisons ni la durée puis réintégra le domicile de ses parents et ces différentes escapades lui rappelèrent celle qu'il fit lui-même pour échapper au pensionnat. Il s'agit donc d'un récit biographique où il mêle des éléments autobiographiques, deux adolescences tourmentées, torturées. D'elle on ne sait que peu de choses, un caractère rebelle et indépendant, des absences, des adresses d'hôtels minables, une existence dure et ponctuée de rituels religieux dans une institution catholique qui, par charité, recevait des juives pour qu'elles échappent à la mort. De même on sait peu de choses de ses parents d'origine étrangère qui ne furent guère aidés par un pays dont on dit qu'il protège les droits de l'homme et que le père de Dora servit comme soldat dans la légion étrangère, ce qui ne lui valut cependant pas la nationalité française. Ses investigations, qui font apparaître cependant de nombreuses zones d'ombre, des interrogations non élucidées, des hypothèses dont les différents romans de Modiano sont coutumiers, révèlent que Dora a été incarcérée à la prison des Tourelles, puis à Drancy pour finalement être internée à Auschwitz en septembre 1942. A des périodes différentes, son père et sa mère périront comme elle dans ce camp.

     

    Ce récit n'est pas un roman mais un travail de mémoire, une enquête où, sans délaisser sa traditionnelle et douce musique des mots, l'auteur s'approprie par moments un style plus administratif et neutre. Il met d'ailleurs de côté son imagination pour n'être finalement que le chroniqueur de cette histoire. Cette sobriété est sans doute destinée à appuyer sur les silences qui peuplent la vie de Dora. Modiano n'a guère été aidé dans ses recherches puisque les archives qui retraçaient la collaboration de la police et de la gendarmerie françaises avec l'occupant allemand ont été brûlées, sans doute pour faire disparaître cette page sombre et honteuse de notre histoire. Les traces qui subsistent sont ténues, des lettres désespérées de gens qui s'inquiètent de la disparition d'un proche ou sollicitent une libération. Encore nous épargne-t-il toutes les missives sordides qui dénonçaient un voisin ou un proche pour des motifs inavouables et qui faisaient elles aussi partie de cette période autant qu'elles révélaient la vraie nature de l'espèce humaine. L'auteur confesse d'ailleurs qu'il était tellement obsédé par la disparition de Dora qu'il fit précéder le présent ouvrage qu'il lui dédie par un autre roman, « Voyage de noces » (La Feuille Volante n° 1126) où les ressemblances entre les deux œuvres sont patentes. Il avoue lui-même « En décembre 1988, après avoir lu l'avis de recherche de Dora Bruder dans « Paris-Soir »… , je n'ai jamais cessé d'y penser durant des mois et des mois...Il me semblait que je ne parviendrais jamais à retrouver la moindre trace de Dora Bruder. Alors, le manque que j'éprouvais m'a poussé à l'écriture d'un roman « Voyages de Noces », un moyen comme un autre pour continuer à concentrer mon attention sur Dora Bruder ». Pourtant la jeune fille est bizarrement absente de ce récit, comme étrangère à sa courte vie et cet effet est sans doute destiné à souligner le peu de traces qu'elle a laissées, tout comme d'ailleurs tous ceux et celles qui disparurent à cette époque pour la seule raison qu'ils étaient juifs. D'ailleurs, certains de leur noms apparaissent furtivement dans ce récit. Pour autant ce livre qui désormais fait partie de la bibliographie de l'auteur nobélisé a suscité une telle émotion que le XVIII° arrondissement de Paris, et donc la mémoire collective, conservent le souvenir de cette jeune fille depuis juin 2015, sous la forme de la « Promenade Dora Bruder ».

     

    On voit ainsi que Modiano qui est toujours l'explorateur de ses propres souvenirs, mêle ici la nostalgie à l'horreur et se montre hanté par la Shoa autant que par l'oubli qui accompagne la disparition des légions d'anonymes fauchés par la guerre et la déportation et qui ne laissent pas de traces de leur passage sur terre, tant il est vrai qu'un mort ne l'est jamais autant que lorsque les vivants ne pensent plus à lui , l'amnésie faisant partie de notre condition. Cette petite annonce imprimée sur un journal du soir a donc un prolongement, des années après, dans un document qui vient enrichir la littérature française. Personnellement j'y vois la force extraordinaire de l'écriture qui, paradoxalement s'inscrit d'abord sur un fragile support de papier pour ensuite nourrir notre mémoire commune Ainsi on ne peut pas ne pas penser au journal d'Anne Franck dont ce livre est en quelque sorte l'écho.

     

    © Hervé GAUTIER – Mars 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

  • Voyage de noces

    La Feuille Volante n° 1226

    Voyage de nocesPatrick Modiano – Gallimard.

     

    Jean D., un homme de quarante ans, le narrateur, doit rejoindre au mois d'août une expédition d'explorateurs au Brésil. II laisse dans la capitale sa femme, Annette, et quelques amis dont son amant et prend donc l'avion à Paris, mais, au dernier moment, décide de se rendre en train à Milan. Puis il revient à Paris incognito comme quelqu'un qui veut se retirer du monde et faire croire à sa mort. Il erre dans Paris, d'hôtel en hôtel, au zoo de Vincennes, et ailleurs, en abandonnant tout ce qu'il aime et ce à quoi il croit. Ce voyage à Milan peut paraître étrange mais, à cette période il a appris qu'une française a mis fin à ses jours dans un hôtel milanais et sa disparition est à mettre en perspective avec ce suicide puisqu'il veut repartir sur ses traces. Il se souvient en effet que, dix-huit ans plus tôt, il a rencontré cette jeune femme, Ingrid Teyrsen et son mari Rigaud, qui fuyaient la guerre sur la côté d'azur. Il avait même entrepris de rédiger la biographie d'Ingrid et ce suicide ravive ses souvenirs. Il se souvient du poids trop lourd qu'elle semblait porter, qu'elle combattait un peu comme elle pouvait par l'errance, la fuite puis la mort. Sa pérégrination, c'est un peu comme celui qui arpente la vie, comme dans un labyrinthe, et en cherche désespéramment la sortie.

     

    C'est donc une intrigue assez compliquée où les références autobiographiques de l'auteur réapparaissent alternativement dans chacun des personnages avec de constantes analepses qui emmènent le lecteur notamment pendant l'Occupation. L’auteur est en effet obsédé par la disparition d'une jeune juive, Dora Bruder, à qui, bien sûr il s'identifie ce qui fera d'ailleurs de sa part l'objet de la rédaction d'un roman éponyme qui paraîtra quelques années après celui-ci. Il y a en effet plus qu'une connotation entre l'avis de recherche publié sous forme d'entrefilet à propos de la disparition d'Ingrid et celui de Paris-Soir en 1941 concernant Dora Bruder. Pour autant, ce roman est une fiction, alors que la véritable Dora a effectivement existé, mais ces deux jeunes femmes sont l'archétype de tous ceux qui traversent leur vie sans laisser aucune trace derrière eux. Il y a des paradoxes qui perdurent tout au long de ce roman et cela commence dans le titre même. Ce n'est pas une enquête à proprement parlé mais plutôt une sorte d’introspection à rebrousse-vie dont le seul but est sans doute de poser des jalons dans la mémoire, de faire échec à la fuite du temps, à la disparition des êtres qui avaient de l'importance pour nous, parce que tout cela est simplement dans l'ordre des choses.

     

    Il y a toujours cette ambiance de mystère propre aux romans de Modiano, notamment à propos de la personnalité d'Ingrid, ainsi que cette subtile et sobre musique des mots. Comme dans chacun de ses romans, il mène une recherche personnelle sur sa propre identité et je retiens pour cela les fréquentes hésitations et les errements dont il fait preuve. Je ressens moi aussi, à travers, ces fréquents retours dans le passé, une sorte de vertige qui naît à la fois de la jeunesse définitivement enfuie, de la prise de conscience du temps révolu avec ses regrets et ses remords. On repense ainsi aux décisions qu'on n'a pas su prendre et qui auraient pu peser sur notre avenir, à celles qu'on a prises en croyant œuvrer de bonne foi en notre faveur mais qui nous ont échappé à cause de la fatalité ou du manque de courage, à tout ce que nous avons fait, mais qui a encore aujourd’hui l'amer goût de l'échec, à la difficulté d'être avec le hasard et le poids des autres, la réalité de sa propre condition entre destin, liberté, volonté d'atteindre le but fixé et la facilité de laisser faire les choses, de se laisser vivre, en se disant que nous ne sommes que les usufruitiers de notre propre vie, et que notre passage ici n'est qu'éphémère.

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – Mars 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Nos débuts dans la vie

    La Feuille Volante n° 1225

    Nos débuts dans la vie – Patrick Modiano – Gallimard.

     

    Modiano est un romancier nobélisé et propose cette pièce en un acte et en prose, en réalité une mise en abyme théâtrale qui se passe dans une loge. Ici il nous offre une pièce de théâtre, ce qui est plutôt rare dans son œuvre (la troisième) et ce d'autant que, par effet miroir, elle évoque aussi son dernier roman « Souvenirs dormants »( La Feuille volante n° 1219). Bien sûr, il va comme toujours, explorer sa mémoire à travers cinq personnages, Jean, un écrivain qui a des démêlés avec sa mère Elvire, comédienne de seconde zone et Caveux, son compagnon, plutôt journaliste que vraiment écrivain selon Jean (les allusions autobiographiques sont ici très marquées), Dominique, 20 ans, qui, bien que débutante, répète « La Mouette » de Tchekhov, Robert le Tapia est un vieux régisseur de théâtre. La mère de Jean répète dans le théâtre voisin une pièce de boulevard « Bon week-end Gonzales ». Caveux (où on peut voir la personnalité de Jean Cau, antipathique personnage avec qui l'auteur règle quelques comptes) qui est l'amant de sa mère, veut dégoûter Jean de l'écriture, lui enjoint de prendre un vrai métier et exhorte aussi Elvire d'exercer sur lui son rôle de mère tant il estime que Dominique a une mauvaise influence sur Jean. Bien qu'Elivre ne se soit que peu occupée de son fils, elle ne souhaite pas que celui-ci lui échappe. Elle adopte en cela un peu la posture d'une mère face à une autre femme qui va lui ravir son enfant. De plus Dominique a un talent dont est dépourvue Elvire qui ne joue qu'une obscure pièce de boulevard. Pour suggérer cela, l'auteur donne à penser qu'il y a une porte de communication entre les deux salles et on peut d'ailleurs entendre dans la loge de Dominique ce qui se passe dans le théâtre d'à côté grâce à un haut-parleur judicieusement placé. Le thème de l'absence de la mère est ici sous-jacent, quant au père, il n'en parle même pas. Il y a même une certaine hypocrisie dans le discours qu'Elvire adresse à son fils puisqu'elle l'a quelque peu abandonné mais n'oublie pas de la solliciter pour quelques subsides . Elle est non seulement jalouse de Dominique à cause de l'intérêt que ce dernier lui porte mais également parce que la jeune fille joue Tchekhov, ce qu'elle ne fera probablement jamais ! Jean est un jeune écrivain qui croit en l'avenir de ses manuscrits, celui qu'il est en train d'écrire, de corriger et surtout de protéger de peur qu'on ne lui prenne, et ceux qu'il écrira plus tard, mais il doute de son talent. Il hésite face à l'avenir et ce d'autant que Caveux fait tout ce qu'il peut pour le décourager. Dominique elle croit au théâtre, hésite elle aussi, mais son talent est déjà reconnu. Tous les deux incarnent l'avenir (ils sont 20 ans) comme Elvire et Caveux représentent le passé. On ne peut pas ne pas voir là une allusion autobiographique.

    Comme toujours l'auteur explore sa mémoire à travers les noms qu'il cite de personnages connus de lui ou simplement croisés, une date, la bouteille d'éther à laquelle il fait allusion. Il semble nous dire, à travers la répétition d'une scène de « L'inconnue d'Arras » que répètent Dominique et Jean, à l'occasion de l'évocation d'un hiver à Paris, qu'elle peut défaillir, que le temps passe et avec lui que le souvenir des choses et des êtres s'efface. Le jeu du l'ombre et de lumière dans la mise en scène suggère également cette idée...

    Dans cette pièce il y a aussi ce vieux fantasme des secrets des salles de théâtre qui seraient gardiennes de toutes les voies et de tous les fantômes spectateurs qui ont assisté ici à une représentations. L'auteur file cette métaphore à travers les vieilles affiches qu'on décolle et qui laissent voir celle de la première représentation. C'est encore une manière de scruter le passé.

     

    Modiano est un romancier qui s'est peu aventuré dans le domaine du théâtre. J'avoue que je le préfère dans le premier rôle que dans le second, la magie et la musique des mots ne s'exercent pas de la même manière dans une pièce et l'ambiance y est différente. Pour autant l'auteur pose une nouvelle pierre à son édifice de mémoire.

     

    © Hervé GAUTIER – Mars 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Rue des boutiques obscures

    La Feuille Volante n° 1221

    Rue des boutiques obscures. Patrick Modiano – Gallimard - Prix Goncourt 1978

     

    Pour prendre sa retraite, le baron Constantin Von Hutte ferme son agence de police privée dans laquelle Guy a été employé pendant plus de huit années. Les deux hommes se retrouvent ensemble pour la dernière fois en cet hiver parisien. Guy, beaucoup plus jeune, mais frappé d'amnésie à la suite d'un accident mystérieux quinze ans auparavant, a décidé de rechercher son passé. Pour l'aider dans sa démarche Hutte l'a baptisé Guy Roland et lui a fourni un passeport. Il va donc allé seul à la rencontre de sa propre vie qu'il retrouvera par parcelles à l'occasion de rencontres, d'objets hétéroclites, de photos jaunies, de notations dans le Bottin mondain, d'effluves de parfums féminins, de numéros de téléphone surannés des années 60, de bars enfumés des quartiers parisiens… Il retrouve des noms, des bribes de chansons oubliées, des silhouettes furtives, des fantômes d'hommes dont l'un d'eux pourrait bien être son père. C'est une sorte de jeu de piste où il croise des fantômes, des femmes énigmatiques, des visages, des silhouettes oubliées, des témoignages auxquels il va s'accrocher pour redessiner sa propre histoire, sa propre parentèle qu'il a l'impression un temps de connaître, mais elle se dissipe très vite le moment suivant. Dans cette quête aventureuse, il change plusieurs fois de nom, de famille, de passé, apprend qu'il a tenu plusieurs fonctions, qu'il a vécu avec plusieurs femmes, qu'il a fui Paris, mais à chaque fois il s'approprie toutes ces bribes ainsi glanées au rythme du hasard, risque une parole timide, fuyante parfois qui, comme par miracle, relance les choses mais la réponse donnée pose parfois plus de questions laissées en suspens. Quand il est interpellé par quelqu'un, dans une rue ou dans un café et que ce dernier semble le reconnaître, il endosse avec curiosité l'identité qu'on lui prête pour mieux en apprendre sur son propre compte et ainsi soulever le voile épais de son amnésie. Il se déplace dans un sorte de décor cotonneux où il croise des personnage un peu interlopes qui vivent de petits trafics, avec des fiches de renseignement qui ressemblent fort à des compte-rendus de police. Chacun de ses interlocuteurs d'occasion repart ensuite vers ses propres préoccupations non sans avoir apporter sa petite pièce au grand puzzle qu'est la vie du narrateur dont l'unique obsession tient dans ces quelques mots « Mon vrai nom ? J'aimerais bien le savoir ».

     

    Progressivement, les gens se dévoilent comme un tirage argentique en noir et blanc dans un bain révélateur, ses différentes vies se recoupent avec des personnages qu'il croise dans ce décor parisien qu'il affectionne. J'observe que cette quête est menée principalement à travers des personnages féminins avec qui il aurait vécu, déjà croisés et qui nourrissent un temps ses réminiscences. Petit à petit les pistes s'effacent, les personnages disparaissent, le laissant seul face à ses interrogations. A la fin il ne lui reste plus qu'un nom et qu'une adresse à Rome, 2 rue des boutiques obscures !

     

    C'est étonnant mais à chaque fois que je lis un roman de Modiano, j'ai cette étrange impression, moi qui ne suis pas parisien, de vivre quelque chose de personnel, de ressentir une sorte de malaise, de vertige dont on est saisi quand on prend soudain conscience de toutes ces années passées. Je ressens moi aussi une sorte d'amnésie où tout les souvenirs se mélangent et s'évanouissent, une sorte d' impression de solitude, de certitude de n'avoir rien fait de marquant pendant mon parcours, d'être un peu inutile, l'antichambre de la mort sans doute ? Je perçois cette trahison si commune à l'espèce humaine et plus fréquente qu'on le pense qui rend les parents absents de l'éducation de leur progéniture, lui donnant la déplorable impression de n'être les enfants de personne et d'être livrés à eux-mêmes.

     

    J'ai retrouvé ici avec plaisir tout l'univers particulier de cet auteur autant que son écriture fluide et ce sentiment que, le livre refermé il flotte autour de lui une sorte de halo mystérieux, des interrogations, des questions posées restées sans réponse qui feront peut-être l'objet d'un autre roman, ou peut-être pas !

     

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Souvenirs dormants

    La Feuille Volante n° 1219

    Souvenirs dormants - Patrick Modiano – Gallimard.

     

    Saint Augustin conseillait qu'on se méfiât de l'homme d'un seul livre. C'est pourtant l'impression que donne l’œuvre de Patrick Modiano, ce qui ne justifie pas pour autant qu'on doive se méfier de lui. Cette fois encore, et comme il en a l'habitude, l'auteur sollicite sa mémoire et c'est sans doute cette démarche qui lui a valu le Prix Nobel de Littérature en 2014 puisque ainsi il a été comparé à Marcel Proust. Ses années de jeunesse n'en finissent pas de le hanter bien des années après, des noms, et surtout des visages reviennent et peuplent son univers intime, comme les pièces d'un puzzle, chacun de ses romans est un jalon dans cette quête de lui-même. C'est à une sorte de film en noir et blanc qu'il nous convie encore cette fois, avec pour décor des quartiers d'un Paris oublié dont il est le piéton intarissable qui déambule sur le cadastre parisien et où se succèdent des ombres inconnues rencontrées par hasard ou disparues définitivement. Cette introspection chaque fois recommencée lui fait croiser des fantômes, certains furtifs et d'autres louches, en partance pour d'autres contrées, pour ne pas dire en fuite, à cause de la guerre et de leur conduite fangeuse pendant cette période troublée. Il y a autour d'eux une sorte de halo mystérieux qui perdure et dérange un peu le narrateur, Jean D. alors âgé de 20 ans, un univers de mauvaises ondes, de rendez-vous manqués, d'immeubles à double issues, de romans lus et oubliés, d'itinéraires routiers improbables, de rêves interrompus. Cela tourne même à l'obsession et il use volontiers d'analepses à l'aide desquels il remonte le temps pour explorer encore plus ses souvenirs endormis, les plus obsédants étant ceux de son père et de sa mère perpétuellement ailleurs.

     

    Ce roman suit la trace de six femmes ayant vécu dans les années 60, qui occupent toujours son esprit et dont certaines sont déjà apparues dans les œuvres précédentes et sont toujours plus ou moins liées à son père ou à sa mère. Elles sont un prétexte pour fuir une ambiance familiale plus que lâche. Certaines d'entre elles sont adeptes d'un ésotérisme quelque peu sectaire, plus ou moins sous influence, une autre semble être absente au point de marcher « à côté de sa vie » quant à la dernière, il s'en fait carrément le complice puisqu'il organise sa fuite après qu'elle a tiré sur un homme. En l'absence de ses parents, elles semblent être pour lui un sorte d'étape dans une éducation vouée au hasard et où la séduction existe à contre-champ .

     

    J'ai retrouvé avec plaisir l'ambiance familière des romans de Modiano, son style et la musique langoureuse de ses mots pleins de nostalgie, les rues de Paris inlassablement arpentées ou la topographie du métro continuellement parcourue, sa mémoire fragmentaire mais fidèle, une sorte d'hypnose cotonneuse et précise à la fois, tout en sachant parfaitement, comme à chaque fois, que le livre refermé, je ressens une sorte d'immense interrogation, une brume assez insaisissable avec son lot ordinaire d'incertitudes et même d'inquiétudes que ressentent « tous ceux qui ont connu les retours au pensionnat, l'hiver, en fin d'après-midi, à l'heure où le jour tombe », qui seront peut-être, ou peut-être pas, l'ébauche du roman suivant. Il y a un grand souci du détail en même temps que des conversations hésitantes, des dialogues tronqués, pleins de points de suspension où on peut lire, au choix, la timidité, la retenue, le non-dit, l'impossibilité de s'exprimer ou la volonté de garder pour soi certaines choses qu'on veut mystérieuses… Alors, ces souvenirs dormants ont-ils été utilement réveillés par l'écriture ou peut-être exorcisés ?

     

    La publication de ce roman s'accompagne, comme par un effet de miroir, de la sortie d'une pièce de théâtre«  Nos débuts dans la vie » aux mêmes accents autobiographiques.

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Un pedigree

    La Feuille Volante n° 1215

    Un pedigree Patrick Modiano - Folio.

     

    D'emblée, le titre peut étonner même pour quelqu'un qui, dans son œuvre, sinon dans sa vie, a toujours été à la recherche de ses origines. Ce terme s'applique cependant davantage à un animal qu'à un homme même si, au tout début, il donne lui-même le ton « Je suis un chien qui fait semblant d'avoir un pedigree ». Quand il explore sa généalogie, les origines de ses parents et en particulier de son père, il tombe sur des maîtresses plus ou moins exotiques, sur de la collaboration aux relents de mafia, une parenté juive matinée de Toscane, le tout hanté par des fantômes interlopes du marchés noir, des arrestations et des fuites du temps de l'Occupation, bref des racines troubles et obscures qui déboucheront sur son enfance et son adolescence placées sous le signe de l'abandon et du mystère. Est-ce pour échapper à cette période troublée ou simplement pour obéir à un impératif de liberté que son père et sa mère mènent une vie aventureuse chacun de leur côté, loin de Patrick, le narrateur et de son frère Rudy dans l'existence de qui s'invitent des noms connus mais rarement la présence de leurs parents ? A travers les mots, on sent que les deux enfants sont livrés à eux-mêmes, confiés au gré des occasions à des étrangers, à des religieux catholiques ou à un pensionnat aux allures militaires, qui se chargent de leur subsistance, de leur survie et de leur éducation, avec, en contre-champs ces parents plus ou moins impliqués dans les affaires louches, plus ou moins poursuivis par la justice. On le sent désireux d'aimer cette mère et ce père lointains (pourtant s'il révèle de prénom de son père, il ne mentionne jamais celui de sa mère), mais en face il ne trouve qu'indifférence et même transparence et après la mort de son frère il se sent encore plus seul et déstabilisé, devient fugueur, voleur. Sa mère est comédienne, absente de sa vie et elle n'existe pour lui que dans des lettres très épisodiques qui résonnent pour moi comme quelque chose de faux, surtout quand elle affirme qu'elle pense à lui. A titre personnel, cela me rappelle quelque chose de précis. Son père est un affairiste semblant toujours être en marge de l'honnêteté voire de la légalité. Il semble porter quelque intérêt à ce fils lointain, le gratifiant de balades, parfois de maigres subsides, lui prodiguant conseils, encouragements à obtenir des diplômes pour son avenir. De tout cela, il me semble qu'il ressorte une grande solitude pour le narrateur. Il est enfermé dans un collège catholique aux méthodes d'un autre âge, entre rituels religieux obligatoires, quotidien spartiate et intolérance révoltante, comme c'était le lot des enfants dont leurs parents voulaient se débarrasser et se réfugie un peu au hasard dans le cinéma, les bandes dessinées au début, puis ensuite dans la lecture de romans et de poèmes. Son approche de la littérature grâce à la fréquentation des bons auteurs lui donneront le goût de la culture, de l'écriture et formeront son style.

     

    Puis c'est la spirale ordinaire d'un couple qui n'en a jamais été vraiment un et qui finit par divorcer, avec au milieu ce pauvre garçon encore mineur, confié à sa mère parce que c'était l'usage à l'époque. Entre les deux ex-époux qui le prennent à témoin de leur déchirements, il ne sait pas vraiment où se situer ni à qui se confier, avec en prime une période où il connaît la gène et même la dèche et qu'en même temps naissent en lui des rêves balzaciens. A cette époque il a l'intuition que l'écriture peut palier ce manque affectif, qu'elle peut-être, ce qu'elle est souvent dans ce genre de cas, une catharsis.

     

    Selon son habitude, Patrick Modiano continue d'explorer à la fois le temps passé, celui qui donne le vertige quand on prend conscience de toutes ces années enfuies, de tout ce qu'on n'a pas fait, de tout ce qu'on aurait pu faire mais qu'on n'a pas pu ou pas osé et de cette jeunesse qui a été celle d'un garçon livré à lui-même, qui se cherchait, qui n'avait pas de véritable point d'ancrage à quoi se raccrocher. Pour lui vient enfin la majorité, l'ancienne, celle qu'on n'avait pas avant 21 ans, et qui est pour lui comme une libération. Il ne sera plus celui qu'on exile, celui dont on souhaite se séparer, celui qui connaît les pensionnats et les villes lointaines…

     

    Celui qu'on a qualifié de Marcel Proust moderne eu égard à la recherche qu'il mène sur lui-même, pose une nouvelle fois une pièce à ce puzzle qui ainsi forme cette image un peu floue mais parlante, attachante en tout cas, pour qui sait l'apprécier. Ce texte est un jalon supplémentaire dans cette quête intime de son enfance et de son adolescence, deux périodes dont on ne guérit jamais complètement.

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La ronde de nuit

    La Feuille Volante n° 1198

    LA RONDE DE NUIT – Patrick Modiano – Folio. (1969)

     

    Le titre de ce roman évoque un célèbre tableau de Rembrandt mais ici Modiano s'approprie une des périodes les plus sombres de notre histoire, celle de la deuxième guerre mondiale et de la collaboration comme il le fera plus tard comme co-scenariste du film « Lacombe Lucien » (1974).

    Le personnage central qui se cherche une paternité, est chargé par la gestapo d’infiltrer un réseau de Résistance et, ironie du sort, ses membres lui demandent d'espionner les Allemands, ce qui fait de lui un agent double. Il se dit que cette duplicité ne le gêne pas et correspond même à son caractère. Il hérite de deux noms de guerre, un de chaque côté et il devient donc un autre homme qui ne va pas manquer de s’épanouir dans cette période troublée et surtout d'en profiter. Il n'a pas beaucoup d'état d'âme et trahit pour l'argent qui va lui permettre de s'offrir des choses inutiles dont il a cependant envie. Il veut essayer de nous faire croire qu'il agit ainsi pour pourvoir aux besoins de sa vieille mère, mais le lecteur n'est pas dupe car cet homme est avant tout sensible à l'argent et à l’illusoire puissance qu'il confère à ceux qui en ont. Il est aussi réceptif à l'orgueil qui insuffle de l'importance aux quidams et leur donne l'impression d'être quelqu’un. Il pourrait endosser cet habit de traître par idéal, mais il n'en n'est rien. Il choisit de livrer ses compatriotes parce qu'il fait partie de ces gens à qui ces temps troublés permettent de se venger de quelque chose ou de quelqu'un sans être inquiétés. Cela peut aussi leur donner l'illusion d'avoir une importance qu'ils n'ont pas en réalité parce qu'il est plus facile d'être un salaud qu'un héro. Ceux qu'il va dénoncer sont des Français qui se battent pour la libération de leur pays mais il n'en n'a cure même s'il ressent une sorte de vertige que le style de Modiano rend parfaitement. Il comprend bien qu'ils sera tué s'il est pris par la Résistance, mais il le sera aussi par la Gestapo parce que, capable de renier son propre pays, il reniera aussi aussi ceux qui se seront servis de lui quand l'heure sera venu de sauver sa peau. Il n'a donc la considération de personne et sans doute pas de lui-même employé qu'il est uniquement pour le sale travail, entre délateur, indic, pilleur et peut-être assassin, ce qui, chez lui implique non seulement une grande solitude, une peur du lendemain mais aussi un mal-être qui s'installent de plus en plus. Il en vient à détester ces apparences trompeuses, l'instabilité qui s'installe ce qui lui fait entrevoir l'inévitable issue de cette situation de traître dans laquelle il s'est lui-même mis.

    On a coutume de dire que Modiano explore dans chacun de ses romans sa propre identité en même temps que ses origines familiales. Ici ce n'est peut-être pas le cas puisqu'il n'a pas connu la période qu'il évoque, mais à première vue seulement. En effet, il me semble que l'ombre du père plane sur cette fiction. Cet homme, que l'auteur n'a finalement que croisé durant sa vie, reste pour lui une énigme et son écriture tend à lever le voile sur ce mystère. Cet homme a en effet eu un rôle trouble pendant l'occupation et quoique juif, n'a jamais porté l'étoile jaune comme il en avait l'obligation, mais au contraire a accumulé, pendant cette période, une fortune dont les origines sont pour le moins troubles. Modiano met en scène dans ce roman des personnages en leur donnant un nom d'emprunt mais, il est possible de reconnaître sous les trait de Philibert, l'inquiétant inspecteur Bonny et sous ceux du Khédive, la non moins effrayante figure d'Henri Lafont, chef de la gestapo française qui finiront tous les deux fusillés à la Libération en décembre 1944. Quant au 3 bis square Cimarosa il ressemble vraiment beaucoup au 93 rue Lauriston, siège de la gestapo.

     

    Comme toujours, j'ai apprécié autant le style de Modiano que l'ambiance de ce roman. Il y règne, comme toujours une atmosphère un peu inquiétante, glauque même, celle du mystère et d'une sorte de quête de quelque chose ou de quelqu'un.

     

    © Hervé GAUTIER – Décembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • LA PLACE DE L'ETOILE

    N°845 – Décembre 2014.

    LA PLACE DE L'ETOILE - Patrick Modiano Gallimard.

    Le livre s'ouvre sur une histoire juive mise en exergue, un officier allemand demande à un jeune homme où se trouve la Place de l’Étoile et ce dernier pointe son doigt sur le côté gauche de son veston. Je me suis dit que nous allions avoir droit au thème de la Shoah puisque l'écriture de Modiano se nourrit de sa mémoire et donc des évocations de de ses origines familiales. Je m'attendais à un réquisitoire en faveur des juifs, à une révolte contre l'extermination nazie ou les pogroms qui ont émaillé l'histoire de ce peuple. C'est en fait tout le contraire puisque le roman présente une auto-caricature, celle de Raphaël Schlemovitch qui est aussi le narrateur. Il se charge de reprendre à son compte, en noircissant le trait, les poncifs ordinaires sur le sujet en n’oubliant pas de citer des écrivains anti-sémites et de répondre à leurs pamphlets. C'est un paradoxe mais il se définit lui-même par ces mots «Raphaël Schlemovitch, un juif anti-sémite » mais aussi un proxénète pourvoyeur de bordels brésiliens, un agent de la Gestapo, un juif officiel du III° Reich, l'amant d'Eva Braun...

    Le livre refermé j'ai certes retrouvé ce qui fait la spécificité de l’œuvre de Modiano, sa jeunesse déchirée par une vie parentale en pointillés, la présence en filigranes de son père, de ses origines sémites. Avec lui il a entretenu des rapports énigmatiques et compliqués. J'ai lu ce roman comme une relation décousue, hallucinatoire. L'auteur y expose d'une manière délirante des vies qui pourraient être les siennes, s'invente des identités contradictoires, alternativement martyr, hâbleur, riche, intellectuel, dandy, collabo... mais toujours dans un amphigouri verbal, une sorte de fresque un peu surréaliste composée par petites touches comme l'aurait fait un peintre sous l'empire de quelque drogue ou d'une over-dose de douleur ou de désespérance. Pour faire bonne mesure, il convoque une galerie de portraits plus ou moins réels, à la fois fantomatiques et inquiétants, fait montre d'une grande érudition littéraire, ce qui peut-être un peu agaçant et emploie un délire verbal, un langage parfois inquiétant, qui certes ne me dérange pas mais que je n'ai pas retrouvé dans les nombreux romans qui suivront. On peut lire dans cette fiction la marque d'un esprit torturé dont l'aventure se termine dans une clinique du Docteur Freud mais aussi, pourquoi pas, comme les tribulations imaginaires d'un mythomane. Je n'ai peut-être rien compris mais tout cela m'a paru extrêmement superficiel, inutilement provocateur, assez peu digne d'intérêt, bien écrit, certes mais j'ai poursuivi ma lecture davantage par curiosité pour connaître l'épilogue et parce que c'est Modiano, que par réel plaisir pour la lecture.

    Après une trentaine de romans, une pièce de théâtre, des scénarios, des essais et des chansons, celui qui deviendra Prix Nobel de Littérature en 2014 commence ici sa quête autobiographique au travers de la mémoire. Ce roman, paru en 1968, est le premier de Patrick Modiano, honoré par le Prix Féneon et le Prix Roger-Nimier qui récompensent un jeune auteur(il a en effet une vingtaine d'années à la publication de cet ouvrage). Il faut sans doute se remettre dans le contexte de l'époque mais il est possible que ces distinctions aient voulu célébrer un langage et un discourt nouveaux, pleins de contestation comme cette époque en était friande. C'est peut-être une vue de mon esprit mais j'y ai perçu, par moments, des accents d'une douloureuse rébellion célinienne.

    Depuis longtemps cette chronique célèbre l'écriture et la quête de Modiano qui fait partie de mes auteurs préférés. Pour autant, je n'ai rien d'un thuriféraire et j'ai trouvé ce roman déconcertant. Certes, c'est le premier d'une longue série mais je n'ai pas ressenti ici le plaisir coutumier que j'ai toujours éprouvé à la lecture de cet auteur. Ce livre est déroutant et ce n'est pas son récent Prix Nobel de littérature qui me fera dire le contraire.

     

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier

    N°828 – Novembre 2014.

    Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier Patrick Modiano- Gallimard.

    Saint-Augustin conseillait qu'on se méfiât de l'homme d'un seul livre. Pour ma part, j'ai toujours pensé que ce concept d’unicité dans la création était probablement la marque des grands écrivains. Ils explorent ainsi, et pendant longtemps, avec patience et détermination, leur inconscient, exprimant par l'écriture une œuvre parfois protéiforme mais qui en réalité est une quête intime, une sorte d'obsession qui les tenaille et dans laquelle peut-être le lecteur peut se retrouver. Ce travail sur soi me paraît respectable quand il est mené sincèrement et c'est le cas pour Patrick Modiano. En lui décernant le Nobel de littérature, l'Académie suédoise a consacré cette démarche de la mémoire et de la quête personnelle en le comparant à Marcel Proust, on ne peut rêver meilleure référence ! Grâce à lui, qui a eu sans doute, comme à son habitude, du mal à exprimer avec des paroles ce qui lui arrivait, la France, pays de Victor Hugo et de Voltaire, retrouve une place qu'elle n'aurait jamais dû quitter dans le domaine de la culture. Il nous reste au moins cela quand tout s’effondre dans notre beau pays !

    Avec ce roman, Modiano, qui a fait depuis longtemps l'objet d'attention et de commentaires dans cette chronique, explore à nouveau sa mémoire individuelle et à travers elle son enfance. Qui est donc ce Jean Daragane, écrivain sexagénaire et solitaire qui n'écrit plus mais lit Buffon ? Son enfance à Saint-Leu-La-Forêt, il a choisi de l'oublier jusqu'à la découverte fortuite d'un carnet d'adresses, selon lui « une piqûre d’insecte » où figure le nom de Guy Torstel, un détail anodin mais qui va cependant faire revenir à lui un passé qu'il croyait révolu et faire revivre les fantômes qu'il avait croisés dans les années 1950 et 1960. Peu à peu les choses s'éclaircissent, le passé s'estompe pour laisser place au souvenir. C'est aussi le réveil de la trace presque effacée d'une femme, Annie Astrand qui fut pour lui une mère de substitution et plus tard peut-être davantage parce que sa mère l'avait abandonné. C'est vers elle que convergent des lieux aussi différents que Saint-Leu-La-Forêt, le poste frontière de Vintimille, le Tremblay , le square Graisivaudan...

    C'est aussi le souvenir un peu estompé d'un roman d'amour écrit par Daragane à l'âge de vingt ans. C'était sa première œuvre qui peut parfois être gauche mais qui bien souvent est le résultat de ce qu'on porte en soi depuis longtemps et qu'on exprime avec son cœur parce qu'ainsi les mots sont un message [« Écrire un livre, c'était aussi, pour lui, lancer des appels de phare ou des signaux de morse à l'intention de certaines personnes dont il ignorait ce qu'elles étaient devenues. Il suffisait de semer leurs noms au hasard des pages et d'attendre qu'elles donnent enfin de leurs nouvelles »]. Ce roman est une bouteille à la mer dont l’auteur a brouillé un peu les pistes mais pas suffisamment quand même pour qu'Annie Astrand puisse se reconnaître. Qui est ce mystérieux Guy Ottolini qui en sait apparemment beaucoup sur Daragane et souhaite son aide pour un travail d'écriture ?

    Dans ce roman comme dans tous les autres, le lecteur perd un peu le fil de l'histoire mais peu importe. Le passé et le présent sont comme cette « piqûre d'insecte » qui sert de prétexte à la résurgence de la mémoire, même si on ne le souhaite guère ou si on ne s'y attend pas. Les personnages ont quelque chose d'évanescent, d'insaisissable, ils sont comme absents ou de simplement de passage et désireux de ne pas s'attarder, comme si leur rôle se limitait à de la figuration. Ils ont une attitude énigmatique, donnent l'impression de se méfier les uns des autres, certains comme Annie Astrand sont même entourés d'un halo inquiétant fait de difficultés avec la police ou de séjour en prison, les scènes semblent être suspendues dans le temps, dans l'espace. Les questions sont parfois sans réponses et le lecteur à le sentiment d'être le témoin de séquences intemporelles ou qui devraient restées secrètes. On retrouve cette petite musique à la fois nostalgique, touchante et pour moi toujours attachante, l'atmosphère que Modiano sait si bien tisser dans ses livres, cette ambiance un peu floue, mystérieuses voire inquiétantes qui naît de ces morceaux de puzzle lointains qui peu à peu trouvent leur place et que cette écriture simple mais poétique contribue à créer. Le passé y insinue sa fragrance un peu surannée mais pas si désagréable que cela cependant. C'est le fil d'Ariane de son œuvre et j'ai toujours plaisir à le suivre.

    Le livre refermé, j'ai toujours la même impression de vide ou d'un certain malaise tissé par la lecture. Pour moi, l'auteur traduit bien avec ses mots ce que sont les bribes de souvenirs qui, pour chacun d'entre nous, émergent du passé à l'occasion d'une évocation, d'un nom, d'une image. C'est là la signature de Modiano, peut-être aussi la marque de mon existence personnelle et c'est sûrement en m'accrochant à cette apparente vacuité qui pourtant m'est familière que je me retrouve dans son écriture et dans son univers romanesque si particulier.

    ©Hervé GAUTIER – Novembre 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA PETITE BIJOU – Patrick Modiano

    N°713 – Janvier 2014.

    LA PETITE BIJOU – Patrick Modiano – Gallimard (2001)

    Thérèse Cadères, dite la « Petite bijou » avait déjà fait une apparition furtive dans un autre roman de Patrick Modiano (« Un cirque passe » (1992) - La feuille Volante n°711). Elle était à l'époque une enfant un peu délaissée. Elle a maintenant grandi, est une adolescente solitaire de 19 ans qui va croiser par hasard dans le métro à la station Châtelet une femme en manteau jaune qui ressemble à sa mère et la suit jusqu'à son habitation modeste à Vincennes mais sans oser l'aborder. Dès lors, lui reviennent des images de son enfance quand sa mère immature l'a confiée à une institution. Jusqu'à présent, elle n'avait d’elle que quelques photos un peu passées et le souvenir d'une ancienne danseuse affublée d'une cicatrice sur le visage, un vieil agenda, une vague adresse et un tableau qui la représentait quelques années auparavant quand elle se faisait appeler Sonia alors que son véritable prénom était Suzanne. D’ailleurs tout a toujours été faux chez elle, son âge à l'époque de cette peinture, le titre de noblesse qu'elle s'était octroyé, celui de la comtesse Sonia O'Dauyé. Sa présence à Paris est d'autant plus surprenante qu'elle était censée être morte au Maroc douze ans auparavant. Lors de cette rencontre, cette femme ne se rend même pas compte qu'elle est suivie tant est elle apparemment fatiguée et même absente de sa propre vie. Les épisodes douloureux de son enfance et notamment cet abandon inexpliqué continuent à perturber Thérèse qui a du mal à vivre pleinement sa propre vie toujours en recherche de ses origines.

    En proie à la dépression elle trouve un travail de baby-sitter et rencontre à cette occasion une petite fille qu'elle doit garder. Elle est aussi délaissée qu'elle l'a été elle-même dans sa jeunesse

    Avant cette rencontre fortuite, « La petite bijou » avait croisé un homme un peu étrange, Moreau-Badmaev, d'environ 25 ans qui s'intéresse à cette quête qui l'amène dans un vieil hôtel où sa mère a jadis habité. Il jouxtait une boite de nuit un peu sordide « le Néant » où sa mère dansait avant de disparaître. Elle va aussi rencontrer une pharmacienne qui va l'aider dans sa recherche et après une tentative de suicide Thérèse va peut-être enfin revivre. Elle est un peu paumée cette Thérèse et revit à l'occasion des scènes de son passé et cela devient obsessionnel d'autant que son présent la met en situation de rencontrer le couple Valadier qui est pour le moins mystérieux.

    Comme toujours dans l’œuvre de Modiano ses propres obsessions ressortent et notamment la quête de ses origines. Le ton est ici le mystère, mais aussi la mélancolie, l'errance, la quête de soi-même, une petite musique que j'aime bien chez Modiano et qui n'est pas sans rappeler « Les inconnues » (La Feuille Volante n°667). Le lieu choisi ici est un Paris un peu terne comme c'est souvent le cas chez l'auteur.

    Les hypothétiques lecteurs de cette chroniques peuvent en témoigner, je suis toujours aussi admiratif du style de Modiano et de l'ambiance si particulière qu'il réussit à instiller dans ses romans. Cependant cette fois, je suis un peu déçu par ce livre.

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • UN CIRQUE PASSE – Patrick MODIANO

    N°711 - Décembre 2013.

    UN CIRQUE PASSE – Patrick MODIANO – Gallimard (1992)

    Saint Augustin conseillait qu'on se méfiât de l'homme d'un seul livre. J'aime bien l'écriture et l’univers de Modiano mais c'est un peu le sentiment que j'ai à chaque fois que je lis un de ses romans. C'est un peu toujours le même thème qu'il aborde, le même sillon qu'il creuse, celui de son enfance un peu mystérieuse dont certains souvenirs reviennent à sa mémoire comme des flashs, l'absence de ses parents, une façon, à travers des personnages de roman, d'exorciser cette période pour lui mouvementée et de nous rappeler qu'un livre est aussi un univers douloureux.

    Ce roman n'échappe pas à cette remarque avec en plus une atmosphère de mystère qui se tisse au fur et à mesure des pages et des chapitres, mystère autour de cette femme, Gisèle, qui veut faire passer le narrateur, Lucien (ou Jean), pour son frère alors qu'il ne l'est pas, ces valises un peu trop lourdes, ces hommes qui se disent être des amis ou des associés de son père parti en Suisse retrouver une femme plus jeune que lui et qui sans doute ne reviendra jamais, ces téléphones qui sonnent dans le vide ou des correspondants qui ne livrent que des informations brèves, cet interrogatoire de police... Dans ce roman, il y a des personnages qui passent, un peu comme des fantômes, qui font une apparition puis disparaissent sans qu'on sache très bien qui ils sont, ce qu'ils font ni où ils vont. Cette question elle aussi énigmatique qui revient à l'intention du narrateur « Pourriez-vous me rendre un service ? » qui laisse celui-ci perplexe, des café un peu glauques, des rendez-vous bizarres et des équipées dans un Paris étrangement désert. Quand il voit Gisèle disparaître, le narrateur a le sentiment qu'elle ne réapparaîtra peut-être pas et que ce projet commun de voyage en Italie ne verra jamais le jour. Toute cette atmosphère lui rappelle sa vie d'avant, quand ses parents étaient encore là, un jeune homme pas encore majeur mais qui fait tout pour qu'on le croit tel et qui tisse lui-même, autour de sa personne, par mimétisme ou par habitude, un halo de secrets où parfois il ne se reconnaît pas. « J'étais ce voyageur qui monte dans un train en marche et se retrouve en compagnie de quatre inconnus. Et il se demande s'il ne s’est pas trompé de train ». Tout cela contribue à faire régner dans ce texte une « tristesse diffuse » qui fait un peu oublier ce voyage à Rome qui permettrait à Lucien en compagnie de Gisèle de non seulement de quitter la France, d'échapper à ses obligations militaires mais surtout de tourner la page d'une vie qu'il veut désormais passer avec elle, même si elle a quitté son mari trois ans auparavant et que finalement il ne sait rien d'elle.

    Et le cirque dans tout cela ? Le mari de Gisèle travaillait au Cirque d'Hiver où elle même était écuyère. Mais qui est-elle vraiment ? Pourquoi a-t-elle changé de nom et tu son séjour en prison ? Elle finira par s'effacer de sa vie comme un cirque qui ne fait dans une ville qu'un bref passage.

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • DE SI BRAVES GARCONS – Patrick MODIANO

    N°710 - Décembre 2013.

    DE SI BRAVES GARCONS – Patrick MODIANO – Gallimard (1982)

    L’hypothétique lecteur de cette chronique ne manquera pas de s'apercevoir que j'apprécie l’écriture de Patrick Modiano. Si c'est un réel plaisir de le lire, il n'en reste pas moins qu'il est rare que je me sente à ce point concerné par un roman. Je n'ai pas connu ce collège de Valvert où il a rencontré « de si braves garçons, plus ou moins abandonnés par leurs familles, des gens riches ou ruinés, instables, cosmopolites, suspects... » mais j'ai été, pendant de nombreuses années de mon enfance, l'élève d'un collège maintenant détruit. J'y ai passé malgré moi des années qui auraient pu être les meilleures de ma vie mais qui sont pour cela devenues un enfer. Comme ce Michel Karvé j'ai été abandonné dans une pension aux murs trop hauts, aux messes trop longues par des parents indifférents à mon sort. Il aurait pu m'arriver n'importe quoi, cela n'aurait guère troublé leur quiétude, leurs habitudes, leur vie agréable. Ils avaient les moyens de subvenir à mes modestes besoins mais ils avaient surtout hâte de me voir quitter la maison pour que je libère ma chambre-placard simplement pour faire de la place et surtout pour que je disparaisse de leur vie. Quand j'ai fini par faire ce qu'ils voulaient, j'ai senti que mon initiative, si longtemps désirée, était la bienvenue.

    Ces considérations personnelles mises à part le narrateur qui porte dans l'un des récits le prénom de Patrick, ressemble fort à l'auteur et nous convie, dans ce recueil de 14 nouvelles, car c'est bien d'un recueil de nouvelles dont il s'agit, à l'évocation, à travers certains des anciens pensionnaires aussi flamboyants que mystérieux de ce collège de Valvert où règne une disciple quasi militaire. Il met en scène, sous l'égide de Jeanschmidt, dit Pedro, son emblématique directeur ainsi que quelques-uns de de ses anciens professeurs, de nombreux élèves qui l'ont fréquenté et qu'il retrouve longtemps après. Nombres de ces figures qui sont évoquées, comme celle de Sonia, la mère énigmatique et évanescente de « La Petite Bijou » dont il reparlera dans un autre roman, ne font que passer, d'autres y impriment une marque originale tel ce Bob Mc Fowles qui dans une sorte de folie voyait la mer à Versailles, Daniel Desoto qui, malgré la richesse de ses parents resta un enfant irresponsable ou Philippe Yotland qui lui aussi fut renvoyé de Valvert mais continua de jeter sa gourme pour être gagné, avec le temps, par une sorte de mélancolie.

    Il met toujours en scène une jeunesse dorée qui sied bien à ce collège pour notables fortunés qui accueille des jeunes gens à qui on souhaite donner une sorte de vernis mais qui finalement se laissent gagner par la facilité, le pouvoir de l’argent, l'insouciance, un peu comme si le message éducatif ne passait pas. Le narrateur lui reste en retrait, presque dans l'ombre, comme toujours simple témoin qui se contente de rendre compte pour son lecteur de ce qu'il voit ou qu'il imagine. Les rencontres qu'il fait, parfois vingt ans après, des ces « si braves garçons » donnent lieu à des incontournables évocations de leur jeunesse mais le temps a passé pour tout le monde et les discours sont pleins d'explications qui ne viennent jamais, de mystères et de non-dits. Il parle parfois de lui, mais somme toute assez peu, se contentant notamment une fois de « confesser » être amoureux d'une jeune fille qui malheureusement lui échappe ou de confier un épisode court de sa vie.

    Dans tous ces textes il y a un délicat parfum de nostalgie, de celle qui naît du temps qui passe et pour moi c'est toujours un agréable moment de lecture.

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • DIMANCHES D'AOUT – Patrick Modiano

    N°705 - Décembre 2013.

    DIMANCHES D'AOUT – Patrick Modiano – Gallimard (1986)

    J'aime bien lire les romans à énigme surtout quand ils sont écrits par Modiano.

    Cette fiction leur empreinte le délicat suspense de la disparition d'une femme, Sylvia, dont Jean, le narrateur, nous conte l'histoire. Elle se confond un peu avec la sienne propre puisqu'il est aussi son compagnon. Elle évoque le milieu un peu interlope de gens qui changent d'identité pour mieux brouiller les pistes et se développe autour d'un bijou qui a traversé l'histoire, a appartenu à des personnages parfois prestigieux mais qui porte en lui la malédiction et la mort. C'est, en effet, le thème éternel des choses qui portent malheur à ceux qui les possèdent et quand cette chose est un diamant, le mystère est plus profond, plus dense, plus excitant aussi. Ici, C'est un diamant dénommé « La croix du sud » qui est arrivé en possession de Sylvia. Elle le porte sur elle mais, Jean et elle souhaitent le vendre autant pour s'en débarrasser et exorciser ainsi la fatalité qui s'accroche à lui que pour réaliser une bonne affaire financière.

    A l'aide de nombreux analepses comme Modiano les affectionne, Jean, relate le récit qui conduit le lecteur de Nice aux bords de la Marne. On y rencontre Villecourt qui passe avec le temps du statut de fils de famille un peu indolent à celui de colporteur un peu louche surtout désireux de récupérer son bien et peut-être Sylvia. Quand le narrateur le rencontre pour la première fois, sur les bords de Marne leurs propos sont emprunts de courtoisie mais, bien plus tard quand ils se retrouvent à Nice, leurs paroles son pleines de sous-entendus, de non-dits mais aussi de menaces. C'est qu'entre eux qui se connaissent depuis longtemps il y a un secret, celui de la mort du comédien Aimos, officiellement tué par une balle perdue pendant la Libération de Paris mais qui en réalité a été assassiné. Il y a aussi Sylvia qui partageait la vie de Villecourt avant de rencontrer Jean et de s'enfuir avec lui, abandonnant famille et confort. Avec lui elle ne connaîtra que les hôtels miteux [Dans ce roman comme dans bien d'autres, il y a dans ces établissements des odeurs un peu nauséabondes qui me paraissent être caractéristiques d'une ambiance autant que d'un état d'esprit], la fuite et la crainte d'être reconnue et rattrapée. Nice apparaît comme une étape, vers Rome peut-être et une installation définitive dans un anonymat italien après avoir négocié son bijou auprès des richissimes résidents niçois.

    Seulement rien ne se passe comme prévu et les amants en cavale croisent un couple anglo-américain, les Neal, dont le mari semble reconnaître Sylvia pour l'avoir déjà rencontrée.[Comme souvent chez Modiano, il y a ce genre de réminiscence qui entretient le suspense]. Ce couple d'étrangers et bien étrange ce qui amène Jean et sa compagne à se méfier, ne parvenant pas à savoir exactement qui ils sont. Les différentes informations qu'ils glanent à leur propos sont pour le moins contradictoires et même inquiétantes surtout quand M. Neal souhaite faire l'acquisition du bijou de Sylvia.

    Villecourt, quant à lui est comme une tache dans ce décor niçois d'hiver froid et lumineux et les Neal apparaissent comme des personnages à la fois fantomatiques et inquiétants, lui parce que son histoire personnelle est plus que bizarre en embrouillée (Il a changé de nom et fait de la prison), elle parce qu'elle a eu des relations intimes pendant l'occupation avec un collaborateur notoire, tout cela révélé par un consul américain. Quant à la maison un peu délabrée qu'ils habitent il est difficile de savoir à qui elle appartient en réalité.

    Il y a aussi cette fuite éperdue et irraisonnée. Cette angoisse ne venait pas du diamant mais de la vie elle-même un peu comme si elle devenait, avec le temps, une impossibilité. Il y a cette certitude que le bijou porte malheur, entraîne la mort de qui le possède mais aussi de la part du couple Jean-Sylvia cette envie de vivre, de se mêler à la foule pour échapper à la Camarde qui guette, ce besoin de se fondre dans l'anonymat [«Jamais nous n'avons été aussi heureux qu'à ces moments-là, perdus dans la foule au parfum d'ambre solaire... Nous étions comme tout le monde, rien en nous distinguait des autres, ces dimanches d'août »].

    C'est donc une histoire un peu embrouillée avec des séquences qui se recoupent ou appartiennent au passé, des personnages d'autres romans de Modiano qui surgissent … Tout cela entretient le suspense. Au bout du compte, c'est encore une fois un roman qui se lit bien et dont j'aime toujours autant le style et l'ambiance.

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • DU PLUS LOIN DE l' OUBLI – Patrick Modiano

    N°704 - Décembre 2013.

    DU PLUS LOIN DE l' OUBLI – Patrick Modiano – Gallimard (1995)

    D'emblée, le titre nous fait pénétrer de plain-pied dans cet univers modianesque consacré à la mémoire et à son pendant naturel, l'oubli.

    Nous sommes dans les années 60 à Paris, près du métro St Michel. Le narrateur rencontre par hasard un couple un peu bizarre, Van Bever et Jacqueline, qui vit dans de petits hôtels et qui subsistent grâce à leur fréquentation des casinos des environs de Paris où ils pratiquent une martingale gagnante. Assez bizarrement, ils semblent surtout désireux de ne pas laisser de trace de leur passage, apparaissant et disparaissant sans explications. Ce jeune homme, le narrateur, âgé d'une vingtaine d'années fait quelques pas dans leur vie tout en étant fasciné par Jacqueline, la jeune femme qui se drogue à l'éther pour éviter de tousser. Elle lui accordera ses faveurs tout comme elle sera, le temps d'une passade, la partenaire d'autres hommes de passage. Il reste en retrait et adopte avec eux un type de relations détachées, un peu comme celles qui existent entre cet homme et cette femme. Il est en quelque sorte un observateur qui se contente d'une existence personnelle vide, uniquement consacrée à la vente de livres aux bouquinistes. Ce jeune homme passe sa vie à les attendre au café Dante où ils lui parlent de ce voyage à Majorque qui semble être leur but commun et de cet improbable hôte américain. C'est un peu comme si cette attente était pour lui un justificatif de sa propre vacuité. Cette fréquentation va durer quelques mois pendant lesquels ils vivront pratiquement ensemble mais sans jamais chercher à en savoir davantage les uns à propos des autres. Les relations entre Van Bever et Jacqueline semble complètement impersonnelles, tout juste axées sur leurs gains au casino. Le narrateur se laisse subjuguer par cette femme qui le pousse à dérober une valise contenant quelques billets de banque et l’invite à partir avec elle comme pour tourner la page sur une phase de sa vie qu'elle voudrait oublier. Ils se retrouveront à Londres où il mèneront une sorte de vie de bohème sans véritable but puis, sans raison apparente, cette liaison se termine. Là aussi, un thème cher à Modiano, celui de la fuite revient avec une connotation agréable cependant. [« Mes seuls bons souvenirs jusqu’à présent, c'était des souvenirs de fuite »].

    D'autres personnages apparaissent puis disparaissent, Pierre Cartaud le dentiste, Peter Rachman, l’homme d'affaires un peu mystérieux, des silhouettes fantomatiques qui passent dans la vie de Jacqueline mais dont le couple profite parce qu'ils servent leurs intérêts. De cette escapade londonienne, Jacqueline ressort encore plus mystérieuse puisque tous les hommes qui la croisent semblent tomber sous son charme. Le narrateur ne sait d'ailleurs pas très bien et probablement ne souhaite pas savoir tant il est détaché de cette aventure, si elle a été vraiment la maîtresse de Rachman. Cet épisode anglais accentue pour le narrateur le mal du pays qu'il combat par l'écriture d'un improbable roman qui ne verra peut-être jamais le jour et la vie de bohème avec laquelle il renoue ne parvient pas à combattre cette véritable nostalgie de Paris.

    De nombreuses année plus tard, le hasard, toujours lui, fera que le narrateur rencontrera à nouveau Jacqueline mais dans des circonstances bien différentes et en compagnie d'un autre homme. Il hésite à lui parler au point qu'il suppose une erreur sur la personne puisqu'elle a changé d’apparence, de prénom, s'est mariée, a refait sa vie comme on dit. Pour cette raison sans doute elle feint de ne pas le reconnaître. Elle est même assez convaincante dans ce rôle composition [« Cela n'avait servi à rien. La surface était restée lisse. Des eaux dormantes. Ou plutôt une couche épaisse de banquise qu'il était impossible de percer après quinze ans »]. Dans sa nouvelle condition elle ne veut laisser aucune place au passé et il semble ne rien lui rester de cette tranche de vie un peu tumultueuse qu'elle a partagée avec le narrateur qui, de son côté, mène depuis une existence apparemment recluse, sans pour autant l'avoir oubliée. Il ne l'oubliera jamais ! Une dernière fois et dans l'intimité ils se reconnaissent et se parlent, mais c'est pour mieux se séparer à nouveau, définitivement cette fois !

    Comme toujours, ce qui me frappe et (et m’intéresse) dans les romans de Modiano c'est cet apparent détachement des personnages par rapport à leur vie, un peu comme s'ils en étaient étrangers. Cette impression est corroborée par la perte de mémoire du narrateur «  Mais j'avais beau rassembler d'autres souvenirs plus récents, ils appartenaient à une vie antérieure que je n’étais pas tout à fait sûr d'avoir vécue ». Dans ce roman comme dans bien d'autres, les relations entre les êtres sont soulignées. Qu'elles soient tissées au nom de l'amour, de l'amitié ou simplement du hasard, elles sont fragiles et ne durent jamais très longtemps, tout comme dans la vraie vie. Même si ceux qui les bâtissent jurent qu'elles seront perpétuelles, que seule la mort pourra y mettre fin, elles ont la solidité d'un château de cartes édifié dans un courant d'air et le hasard, le temps, l'oubli volontaire, l'évolution des choses humaines mais aussi la trahison, le doute, le mensonge se chargeront d'y mettre un point final.

    J'ai retrouvé avec plaisir l'atmosphère des romans de Modiano. J'en apprécie le style dépouillé et fluide, la construction étonnante, même si parfois elle est déroutante, et surtout le mystère qui baigne ces récits. Je me demande toujours, sans que cela ait la moindre importance, si l'auteur se livre à une authentique exploration de son propre passé ou s'il lui préfère une création imaginaire complètement fictive.

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • FLEURS DE RUINE – Patrick Modiano

    N°703 - Décembre 2013.

    FLEURS DE RUINE – Patrick Modiano – Le Seuil (1991)

    Le 24 avril 1933, un jeune couple, Urbain et Gisèle T. se sont suicidés dans leur appartement parisien après une équipée nocturne dans la quartier de Montparnasse. C'était des gens sans histoire et leur geste reste un mystère pour les enquêteurs puisque sa seule explication réside dans quelques mots griffonnés à la hâte « Ma femme s'est tuée. Nous étions ivres, je me tue. Ne cherchez pas... ». C'est le début d'un roman dans le style de Simenon, une « orgie tragique » que la narrateur va s'efforcer d’éclaircir... trente ans après ! Il ne va d'ailleurs pas tardé à croire que cet épisode a croisé sa propre histoire. Oui, mais ici nous sommes dans une fiction de Modiano et rien n'y est comme ailleurs puisque non seulement nous n'en saurons pas davantage et le mystère restera entier malgré les hésitations et les appels à témoins, mais d'interrogations en rebondissements, le narrateur va aller à la rencontre de son passé, de sa jeunesse et d'errances parisiennes en rencontres insolites, de noms avalés par le temps en silhouettes fantomatiques, il va s'interroger sur le passé un peu glauque de son propre père, Albert, juif italien, raflé par la Gestapo en 1943 et libéré par un membre de « la bande de la rue Lauriston » de triste mémoire. Ici et comme toujours l'auteur-narrateur poursuit sa traditionnelle quête d'identité, sa recherche personnelle comme si tout ses romans se résumaient à un seul et même livre. Enfant délaissé par ses parents, il est livré à lui-même, s'enfuit du collègue où il est enfermé, est recueilli par une Danoise un peu mystérieuse, croise des personnages insolites à travers qui il recherche comme toujours le visage de ce père insaisissable.

    Il conte cette histoire en évoquant sa liaison avec Jacqueline, une jeune femme avec qui il vivait jadis assez chichement une vie hasardeuse et itinérante d’hôtels en cafés de quartier entre Paris et Vienne. Ce que je retiens aussi c'est cette phrase tissée avec une grande économie de mots, un style à minima.

    Ici aussi sa magie opère dès le début et c'est une remarque que je me fais à chaque fois, dès la première phrase d'un de ses romans, je me sens happé par un texte qui pourtant n'a rien de grandiloquent, bien au contraire, mais dont les mots m’entraînent jusqu'à la fin, sans que l'ennui viennent s’insinuer dans ma lecture, avec cette envie d'en savoir davantage même si, finalement, je suis un peu perdu dans tout cela.

    Reste, un peu comme à chaque fois, le titre et son aspect mystérieux. Là non plus il ne faut pas trop chercher à comprendre et se laisser porter par cette sorte de mirage qui, en ce qui me concerne, se manifeste encore. Le titre est comme le texte, il procède d'une alchimie et si nous en cherchons la signification, nous n'aurons que cette phrase aussi énigmatique que cette aventure un peu folle qui aurait pu être écrite dans « l'écume des jours » de Boris Vian « J'ai senti une pression au creux de ma poitrine, une fleur dont les pétales s’agrandissaient et me faisaient suffoquer ».

    Indépendamment de tous les commentaires qui peuvent être faits sur un roman de Modiano, je souhaite avant tout privilégier un thème qu'est celui de l'écriture. « J’échafaudais toutes les hypothèses concernant Philippe de Pacheco dont je ne connaissais même pas le visage... sans en avoir pleinement conscience, je commençais mon premier livre ». Cette histoire qui émigre de personnage en personnage donne au narrateur l'envie d'écrire un roman qui se construit de lui-même, presque malgré lui. Cette remarque pourrait paraître anodine mais elle éveille chez moi un commentaire. En effet, malgré l'histoire qu'il nous raconte et malgré ses digressions nombreuses et coutumières, Modiano avoue sans vraiment vouloir le faire le rôle que joue pour lui l'écriture. Chacun de ses romans est une quête de son père qu'il déguise sous des identités différentes. Compte tenu de la personnalité complexe et du halo de mystère qui entoure ce dernier, cela provoque chez lui une sorte de névrose obsédante qu'il combat avec des mots. J'ai personnellement pu m'apercevoir du pouvoir de ces mots par rapport à une situation tragique. C'est d'autant plus étonnant qu'il n'y a rien de plus fragile, de plus banal aussi que de tracer des phraes sur une feuille blanche. Cet exercice qui est aussi une épreuve a un pouvoir de libération insoupçonné. Nommer les choses bouleverse, mettre des mots sur ses maux, surtout s'ils sont écrits extériorise la souffrance, l’exorcise. Toute l’œuvre de Modiano est emprunte de cela. Il m'apparaît que l'univers du roman est pour lui différent de ce qu'il peut être pour les autres romanciers. Ceux-là nous racontent une histoire alors que pour lui chaque ouvrage est une quête intime ce qui rejoint la remarque de Léon-Paul Fargue selon laquelle on ne guérit jamais de son enfance.

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • VESTIAIRE DE L'ENFANCE – Patrick Modiano

    N°702 - Décembre 2013.

    VESTIAIRE DE L'ENFANCE – Patrick Modiano – Gallimard (1989)

    Comme toujours chez Modiano, il y a cette petite musique des mots un peu nostalgique, un peu obsédante, une histoire qui n'en est pas vraiment une, tout juste une tranche de vie d'un personnage perdu dans le cadastre du monde.

    Ici, le narrateur est Français et vaguement romancier mais a changé de nom pour échapper peut-être à un passé dérangeant. Il travaille comme feuilletoniste quelque part entre Tanger et Tétouan, en tout cas en Afrique du Nord où l’on parle espagnol et un peu toutes les langues. Il est l'auteur d’un improbable feuilleton « Les aventures de Louis XVII » où l'auteur imagine que le fils de Louis XVI n'a pas été exécuté mais s'est établi planteur à la Jamaïque. Il se propose de livrer son histoire à d’hypothétiques auditeurs de ce texte qu'on imagine interminable, plein de rebondissements et sans aucun intérêt. Cette lecture est confiée à Caros Sirvent, un speaker à la voix feutrée qu'il aime écouter à l'extérieur, au café Rosal par exemple où on boit cette eau minérale au goût un peu bizarre. Cela lui rapporte un peu d'argent et surtout il a l'impression de ne pas être tout à fait oisif, d'autant que la chaleur qui règne dans les studios et aussi à l'extérieur n'invite guère à une activité débordante. C'est que le thème qu'il a choisi le touche parce qu'il est question de la « survie des personnes disparues, l'espoir de retrouver un jour ceux qu'on a perdu dans le passé ».

    Au Rosal, il croise le regard d'une jeune femme, Marie, qu'il croit reconnaître pour l'avoir déjà vue quelque part sans savoir où, la retrouve au studio puisqu'elle cherche du travail. A coté de son appartement vit un vieil homme, un érudit qui fait chaque jour ses mouvements de gymnastique mais dont la vue l'indispose. Il l'appelle volontiers « l'insecte ». Entre le narrateur et cette jeune femme qui pourrait être sa fille se déroule un dialogue un peu surréaliste ou la timidité le dispute à l'envie de séduire tout comme est déroutante cette étrange filature décidée par testament par une vieille maîtresse Américaine richissime qui, après sa mort a chargé quelqu'un de le surveiller sans raisons apparentes.

    Chaque épisode de cette vie en pointillés lui rappelle un moment de sa jeunesse, de sa vie à Paris et dans sa tête comme dans son souvenir tout se mélange, le passé comme le présent, la chambre d'un hôtel minable et le vieux blouson de daim qu'il portait quand il était enfant et qui semblait essentiel à sa mère, bien plus important en tout cas que le vaudeville dans lequel elle jouait devant une salle vide. Tout lui revient de ce décor parisien que, malgré l'exil temporaire sous le soleil d'Afrique, il n'a pas oublié et surtout ces « quartiers aux loges de théâtre tendues de velours râpé » ni ces estaminets tristes aux banquettes de moleskine rouge. Son désarroi doit être bien grand pour que, depuis cette Afrique du Nord perdue il décide de lancer sur les ondes un avis de recherche à propos « d'une corbeille de fruits oubliée sur la banquette d'un car » vingt ans plus tôt à Paris !

    Dans son souvenir, Marie se confond avec Rose-Marie qu'il a connue enfant et qui aurait pu être sa mère, deux jeunes femmes à la vie libérée, l'une appartenant au présent et l'autre au passé, deux visages bien présents, obsédants même mais qui s'inscrivent dans une sorte de silence. Cela procède de la quête perpétuelle de cet écrivain qui avouait au cours d'un entretient « Ma recherche perpétuelle de quelque chose de perdu, la quête d'un passé brouillé qu'on ne peut élucider, l'enfance brusquement cassée, tout participe d'une même névrose qui est devenu mon état d'esprit »

    J'ai retrouvé avec plaisir l'univers un peu trouble de Modiano fait d'intemporalité, de lutte pour ne pas perdre ses souvenirs intimes et parisiens, pour exister peut-être dans ce monde, pour mener une recherche proustienne, une quête un peu névrotique du passé, une impression de solitude, d'abandon, de vide, un besoin d'identité qu'on retrouve dans chacun de ses romans. Cet homme qui cherche dans cet improbable lieu retiré du monde à oublier sa jeunesse parisienne n'y parvient cependant pas. Elle revient au hasard d'une impression, d'une sensation malgré cette volonté de disparaître, de se retirer du monde. Ce roman est construit un peu, mais un peu seulement, comme un roman policier dont on ne connaîtrait pas l’énigme et dont le narrateur aurait beaucoup de points communs avec l'auteur. Le suspense est entretenu par diverses digressions qui, parfois, peuvent sembler inutiles ou, à tout le moins superflues. Au bout du compte, le lecteur attentif peut parfaitement être un peu perdu, mais à mon sens, peu importe, l'intérêt des romans de Modiano procède de cette impression de relative perte de repères, une sorte d'abolition des choses ordinaires [« Tout se confondait par un phénomène de surimpression - oui tout se confondait et devenait d'une si pure et si implacable transparence... la transparence du temps, aurait dit Carlos Sirvent »].

    Le texte tisse une sorte de halo mystérieux fait de quête de la mémoire autant qu'une situation un peu surréelle, ces visages de femmes fuyants, cette filature sans autre raison qu'une disposition testamentaire assez incompréhensible. Ici, le dépaysement né d'une mise en scène exotique n'est qu'une illusion, les souvenirs du narrateur-auteur reprennent vite le dessus. Tout ce décor est tissé d'une manière artificielle et laisse place à des souvenirs personnels précis et des détails autobiographiques, mais aussi à une vie qu'il réinvente à partir d'eux.

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • L'HERBE DES NUITS – Patrick Modiano

    N°670– Août 2013.

    L'HERBE DES NUITS – Patrick Modiano - Gallimard.

    Quand je lis un roman de Patrick Modiano, j'ai l'impression qu'il ne cesse d'explorer le temps, d'en fixer les moments avec des mots pour leur conférer une sorte de pérennité. Ici, c'est le quartier parisien de Montparnasse qu'il fait revivre en même temps que les années passées et j'ai le sentiment que, bien que parlant de lui, il évoque un personnage étranger à lui-même, en transit dans Paris, vivant à l'hôtel, c'est à dire sans attache précise, solitaire, pas exactement libre de ses mouvements mais pas non plus entravé par quoi que ce soit, plutôt livré à lui-même, fréquentant les cafés comme uniques lieux de rendez-vous, à la fois publics et déserts, un peu comme s'il circulait dans sa propre vie comme un étranger de passage, comme un marginal vivant d'expédients pour assurer son quotidien.

    Ce quartier de prédilection était à l'époque promis à la démolition, comme un pan de sa propre vie qui s'écroule et qui laissera place à quelque chose de plus moderne, de plus nouveau. Pourtant, il est porteur de souvenirs qui vont s'évanouir si on n'y prend garde, si on ne prend en note tout cela comme on garde la mémoire de rencontres. Les personnages de Modiano ont toujours ce côté inquiétant, insaisissable, mystérieux, sont toujours sur le qui-vive, portent souvent un nom qui n'est même pas le leur, vivent une vie parallèle, bien souvent cachée. Le temps autour d'eux est humide, sombre, la lumière blafarde, les choses et les gens indistincts. Des rencontres lui reviennent à la mémoire et les noms que portaient ses interlocuteurs lui évoquent des images, des visages, un parfum, des odeurs mais tout cela d'une manière pas très précise. C'est un peu comme si ces personnages étaient des sortes de fantômes dont seuls quelques détails de leur apparence sont notés furtivement, un vague reflet, une silhouette qui passe et disparaît, quelques paroles prononcées qui tombent dans la vide de la nuit, aussi mystérieuses que le silence qui les entoure.

    « Il me semble aujourd’hui que je vivais une autre vie à l’intérieur de ma vie quotidienne. Ou plus exactement, que cette autre vie était reliée à celle assez terne de tous les jours et lui donnait une phosphorescence et un mystère qu'elle n'avait pas en réalité ». Jean, le narrateur, vaguement écrivain, avoue que le présent lui était relativement indifférent et il se consacrait à l’époque à des recherches à Paris sur les traces de Jeanne Duval, Christian Corbière, Gérard de Nerval, Restif de la Bretonne... Un simple carnet noir qui ne le quitte jamais est le témoin de ses aventures ou de ses rendez-vous d'il y a vingt ans qu'il y consigne d'un mot. Ses notes sont ainsi l'invite à remonter le temps, à raviver le souvenir à partir d'un nom, d'un visage, d'un événement dont il n'était à l’époque qu'un simple « spectateur nocturne » qui posait sur eux son regard absent, dans le seul but de ne pas déranger. En consultant ce carnet, il reprend conscience de cette vie antérieure aujourd'hui révolue où il fréquentait les cafés, plutôt les bistrots populaires qui restaient à l'époque ouverts toute la nuit, en aimait le zinc morne, les consommateurs tristes qui s'y accoudaient, qui parlaient fort pour s'affirmer ou gardaient un silence aviné, la lumière crue des néons, l'odeur douceâtre des lieux. A l'époque il était jeune, hantait le Quartier Latin, traînait sa vie un peu au hasard des rencontres. Rien n'avait vraiment d'importance et les gens rencontrés n'ont pas vraiment laissé de trace dans sa vie, juste une impression fugace, sauf peut-être une femme, Dannie. Pour elle il remonte le temps, se souvient de cette tranche de vie avec elle entre les cafés de nuit, son courrier reçu en poste restante, un quotidien de hasard vécu en pointillés faits de silences, de lumières laissées allumées dans un appartement ou dans une autre vie, quelque part... Le lecteur ne sait pas exactement quelles relations il avait avec elle, mais à l'invite des autres membres exclusivement masculins du groupe, tout aussi mystérieux qu'elle, il faisait « profil bas ». Ces hommes sont des marginaux, plus ou moins opposants politiques marocains réfugiés en France mais surveillés par la police. On lui parle de « double jeu », « d'engrenage », « d'argent », de « sale histoire » de « faux papiers » puis de « services spéciaux marocains » et enfin de meurtre... C'est, à l'époque le Paris interlope des années 60 qui, en pleine guerre d'Algérie est inquiétant mais ce sont maintenant des quartiers détruits qu'il arpente à l'aide de sa mémoire. C'est que le narrateur finit par prendre conscience qu'il a été mêlé malgré lui à une affaire criminelle (l'affaire Ben Barka pourtant jamais citée) et en fouillant dans ses souvenirs, en les recoupant avec l'aide d'un dossier abandonné de la Mondaine, cherche à recomposer ce passé.

    Le livre refermé, je me demande toujours ce qui m'attire dans les romans de Modiano, le style sûrement, la musique, l'ambiance mystérieuse et parfois un peu glauque voire clandestine, le flou et la précision du détail, la mélancolie, l'univers onirique à ce point détaché de la réalité qui doit beaucoup à l'oubli et sans doute encore plus à la mémoire.

    J'aime en tout cas, et ce depuis longtemps, cet univers unique et envoûtant de Patrick Modiano où l'on se perd sans vraiment avoir envie de se retrouver, où le charme agit à chaque phrase, où la quête n'est pas une recherche mais une sorte de dérive sans véritable but, à la fois éthérée et perpétuellement recommencée.

    Comme les autres ce roman aussi m'a enchanté.

    Ce qui m'étonne toujours chez Modiano c'est que devant la feuille blanche il s'exprime avec aisance et poésie mais que, lors d'une interview il a tant de mal à parler, laissant à ses bras et à ses mains le soin d'exprimer ce qu'il ne dit qu'avec beaucoup d'hésitations au point que, simple spectateur, on en souffre pour lui.

    © Hervé GAUTIER - Août 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com















  • DES INCONNUES – Patrick Modiano

    N°667– Juillet 2013.

    DES INCONNUES – Patrick Modiano - Gallimard.

    C'est un recueil de trois nouvelles qui mettent en scène trois jeunes femmes qui espèrent beaucoup de la vie. Elles nous livrent à la première personne une tranche de leur vie pas vraiment excitante. Le hasard sert leur envie de réussite et, de la province où elles végètent, le voyage leur permet de satisfaire leurs espoirs ou leurs illusions. Comme l'auteur, leur jeunesse ou leur adolescence sont quelque peu perturbées par des parents qui les oublient ou les abandonnent à leur sort. Ici, il n'y a pas de grands destins mais au contraire des existences assez quelconques, leurs vies est une sorte d'errance organisée autour de projets où gravitent des personnages assez fantomatiques et qui passent sans laisser de véritable empreinte. Elles se meuvent dans une sorte de brouillard, une manière de cauchemar qu'elles vivent en pointillés, un ennui qui se nourrit lui-même de leur quotidien, un vide qui serait presque attachant. Ce sont de petites provinciales inconnues et qui le resteront mais qui se ressemblent toutes. Elles débarquent dans la Capitale ou dans un lieu qui leur est étranger mais elles n'ont rien d'un héro de Balzac. Elles se laissent porter par le quotidien, entraîner par le hasard, à la recherche de quelque chose, le travail, l'amour, la compagnie des autres, une rencontre avec soi-même ou peut-être simplement une manière de tromper leur ennui.

    Les personnages sont, comme souvent chez Modiano, des être mystérieux dont on ne connaît même pas le véritable nom, soit ils sont anonymes soit ils se cachent sous l'identité d'un autre et lorsqu'ils parlent, cela sonne faux.

    La première inconnue, une dactylo lyonnaise, après avoir été refusée comme mannequin dans une maison de couture, prend le train pour Paris, est séduite par un homme dont elle ne connaît même pas le nom. La deuxième décide de ne pas rejoindre sa triste pension d'Annecy, devient dame de compagnie, baby-sitter puis meurtrière pour ne pas être violée. La troisième arrive de Londres pour s'installer à Paris. Elle est récupérée par une secte pour laquelle elle est une proie facile.

    Ces histoires se déroulent dans les années 60, les trente glorieuses, et nous présentent des jeunes filles tout juste sorties de l'adolescence, dont on croit volontiers qu'elles recherchent un mari ou au moins des aventures, même si elles sont sans lendemain. En tout cas ce qui ressort de ces récits c'est assurément la solitude de chacun au milieu de la foule, une sorte d’indifférence aux autres, une manière de déprime, du fatalisme ou de désespérance. Pour elles la vie est triste et sans intérêt. Chacune de ces nouvelles est gouvernée le délitement de la cellule familiale, une fuite du père ou de la mère un peu comme ce qu'a vécu Modiano, des souvenirs d'enfance ni vraiment bons ni vraiment mauvais, un sentiment de fuite permanente, un voyage potentiel dans le futur ou le conditionnel, la fascination de l'interdit, l'illusion de la liberté philosophique, le choix entre la vie et la mort , le tout sur fond de guerre d'Algérie ou de souvenirs de la seconde guerre mondiale.

    Le ton de ces nouvelles est caractéristique de Modiano, une musique un peu triste et nostalgique, à l'image sans doute de ce qu'est la vie, mais que j'ai toujours bien aimée.

    © Hervé GAUTIER - Juillet 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • ACCIDENT NOCTURNE – Patrick Modiano

    N°666– Juillet 2013.

    ACCIDENT NOCTURNE – Patrick Modiano - Gallimard.

    Un banal accident de la circulation, à Paris, de nuit alors que le narrateur a presque 21 ans : Il est renversé par une voiture, une fiat couleur vert d'eau, conduite par une femme légèrement blessée au visage et titubante, Jacqueline Beausergent qu'il ne connaît pas mais dont le visage lui rappelle quand même quelque chose. Pourtant, cet accident lui en évoque un autre intervenu plus tôt dans sa vie, mais celui d'aujourd'hui est entouré de mystères avec cet accompagnateur taiseux, l’important somme d'argent qu'on lui remet, la feuille qu'on lui fait signer , l'invitation pressante qui lui est faite par l'homme d'oublier cet épisode... A force d'y réfléchir, il se dit que « Cet accident de la nuit dernière n'était pas le fait du hasard. Il marquait une cassure … Il s'était produit à temps pour me permettre de prendre un nouveau départ dans la vie ». C'est que cette femme lui en rappelle une autre qu'il lui faut absolument la retrouver. Ainsi fouille-t-il dans sa mémoire et il y retrouve son enfance et de son adolescence parisiennes, l'image de son père un peu floue et fuyante, des personnages qui ressemblent un peu au narrateur, mystérieux et transparents, pleins de paradoxes et de secrets... A l'occasion de de ce retour sur soi, des figures de femmes émergent, fugaces maîtresses ou passantes diaphanes et inaccessibles. Parfois elles sont un nom, une silhouette, un visage à peine reconnu, tout juste esquissé avec un flot de paroles ou de longs silences.

    Reste cette femme, Jacqueline Beausergent, les circonstances de cet accident, l'odeur d'éther de l'anesthésie, la sensation qu'on a d'être entre la vie et la mort, entre douleur et sommeil. Elle renvoie le narrateur à son enfance, quinze ans plus tôt, cet accident presque semblable avec une femme jeune en contre-champ... Ses recherches, vaines au départ, ressemblent un peu à une intrigue policière en trompe-l’œil, laissant au lecteur la soin d'imaginer la fin.

    J'ai retrouvé avec plaisir le style de Modiano, musique douce et légèrement mélancolique dont les notes accompagnent le lecteur dans les arcanes de la mémoire, une sorte d'invitation à l'exploration intime, une autre version de « à la recherche du temps perdu » où se croisent des fantômes dans une déambulation à la fois physique et mentale qui baigne dans le clair-obscur. J'aime bien la façon qu'il a d'évoquer le décor où vivent ses personnages, insistant tout à la fois sur l'ambiance générale du lieu et sur un détail anodin, tissant des images parfois un peu irréelles ou inquiétantes. C'est Paris, ses rues, sa pluie et son brouillard d'hiver, la nuit [« La nuit, dans les rues, j'avais l'impression de vivre une seconde vie plus captivante que l'autre ou, tout simplement de la rêver »]. C'est aussi la mémoire qui mélange le temps et les lieux, les événements aussi, entre souvenir et oubli.

    Ce roman est tout à fait dans la veine de l’œuvre modianienne. On sent le narrateur perdu moins dans Paris que dans sa propre vie [Il se présente,vêtu pauvrement, vivant seul, dans une simple chambre d'hôtel], à la recherche de cette femme mais aussi d'une façon plus secrète de sa propre identité à travers l'exploration de sa mémoire [« Très tôt peut-être, même avant la période de l'adolescence, j'avais eu le sentiment que je n'étais issu de rien ». « Quelle structure familiale avez-vous connue ? J’avais répondu : aucune ». « Il y avait peut-être toute une partie de ma vie que je ne connaissais pas, un fond solide sur sables mouvants. Et je comptais sur la Fiat couleur vert d'eau et sur sa conductrice pour me le faire découvrir »]. Il y a, tout au long de ce roman, un climat mystérieux qui reprend ce thème. L'attitude du narrateur reste énigmatique, la personnalité de Jacqueline Beausergent pose question quant à celle de Solières-Morawki, elle est carrément opaque. A la naïveté du narrateur, j'ai eu envie d'opposer une sorte de crapulerie des deux autres personnages.

    Un autre thème récurrent est celui du père. Ici, il est juste évoqué à travers des rencontres furtives avec son fils, mais ce personnage à bien des égards mystérieux reste pour le narrateur une énigme, un personnage insaisissable. Il est présenté comme un homme avec qui il a des rendez-vous dans des cafés avant de disparaître complètement et non comme un père attentif à la vie de son enfant. La seule chose qu'il tient de son géniteur est un carnet d'adresses qu'il lui a dérobé et qui va lui permettre de mener à bien sa quête.

    Comme toujours, ce roman a été un bon moment de lecture.

    © Hervé GAUTIER - Juillet 2013 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • DANS LE CAFÉ DE LA JEUNESSE PERDUE-Patrick Modiano

     

    N°448 - Août 2010

    DANS LE CAFÉ DE LA JEUNESSE PERDUE– Patrick Modiano - Éditions Gallimard.

     

    Le décor, un café (« Le Condé ») qui fermait tard dans ce quartier. L'auteur le définit comme « un point fixe » comme le sont, à ses yeux, tous les cafés, lieux publics où viennent parfois échouer des personnages flous et éphémères qu'on y croise et qui disparaissent comme ils sont venus. Dans cet établissement, d'autres clients font partie du décor dont Bowing, dit « Le Capitaine » qui tient une sorte de cahier relatant des allées et venues des clients, avec, à leur sujet, des renseignements personnels.

     

    Pour raconter cette histoire qui se situe dans les années 60 au quartier latin, quatre narrateurs vont se succéder qui sont des habitués de cet établissement qui donneront en quelques sorte leur version des faits qui ressemblent un peu à des séquences successives d'un film. Parmi eux un étudiant de l'école des Mines, Caisley, un ancien membre des renseignements généraux, Roland, un jeune écrivain plein d'espoirs et Youki, alias Jacqueline Delanque épouse Chourreau, une énigmatique jeune femme. Tous fréquentent ce café pour des raisons différentes.

     

    Ce récit qui fonctionne comme un voyage dans la mémoire, ce qui est souvent le cas chez Modiano. Tout d'abord, l'étudiant se souvient de ses moments passés au « Condé » et spécialement de l'apparition de Youki [« Des deux entrées du café, elle empruntait toujours la plus étroite, celle qu'on appelait la porte de l'ombre »]. Il la décrit comme une jeune femme qui avait envie, en venant ici, de changer de vie, de faire « peau neuve », de rompre avec une vie antérieure trop invivable. Modiano donne ensuite la parole à Caisley qui mène l'enquête sur la disparition de l'épouse de Jean Pierre Chourreau qui se trouve être Youki, la jeune femme du café. Cet enquêteur découvre son enfance cabossée, son envie de rompre avec ce mari qu'elle a sans doute trop vite épousé pour rompre avec une adolescence fragile d'où elle voulait s'évader... C'est ensuite le tour de Youki de s'exprimer. Elle évoque son enfance tumultueuse faite de fugues, de bars incertains, ses amours, son mariage rapide, son union un peu surréaliste avec Jean Pierre Chourreau, l'évocation d'un autre personnage Guy de Veer, passionné d'ésotérisme. Enfin Roland se rappelle de sa rencontre avec Youki et leur liaison. Ils forment ensemble un couple sans attache, errant dans la ville comme dans la vie dont ils sont un peu les passagers clandestins. Le jeune romancier passionné par le thème de « l'éternel retour » réfléchit sur ce qu'il appelle « les zones neutres ». Il se souvient aussi que c'est au café qu'il a appris au café qu'elle s'était suicidée.

     

    Le thème du café, lieu de transit, dans ce Paris que Modiano connaît et affectionne, favorise les rencontres. C'est paradoxalement une zone un peu floue ou le temps s'arrête, où les valeurs et les préoccupations du monde extérieur n'existent plus dès lors qu'on en a poussé la porte. Cette impression est corroborée par les autres clients du débit de boissons, des personnages jeunes, un peu et bohèmes et qui appartiennent à « une jeunesse perdue » ce qui implique à la fois une sorte d'absence d'avenir pour eux qui choisissent d'oublier leur condition dans l'alcool et peut-être d'autres « paradis artificiels », de leur volonté de s'y perdre aussi. C'est ce qu'ils appellent « leurs voyages ». Ce sont peu ou prou des intellectuels, des artistes, des étudiants plus ou moins en rupture avec l'université qui refusent ce monde et se réfugient ailleurs. [« Dans cette vie qui vous apparaît quelquefois comme un grand terrain vague, sans poteau indicateur, au milieu de toutes les lignes de fuite et les horizons perdus, on aimerait trouver des points de repères »]. La période des années 60 n'est pas non plus choisie au hasard, non plus d'ailleurs que le fait de tenir, sur les clients de l'établissement, un cahier qui ne sert à rien. Cela m'apparaît comme la culture du dérisoire et de l'inutile.

     

    C'est aussi le thème du temps révolu qui est traité ici, celui de la mémoire qui fait revivre des faits appartenant à des tranches d'une vie passée (le thème de « l'éternel retour ») qui ne reprend vigueur que par la force des mots : la nostalgie n'est jamais loin chez Modiano. Le lecteur est envahi par un certain spleen aux contours assez indistincts cependant, une mélancolie proustienne faite de temps perdu et momentanément retrouvé à propos d'une histoire volontairement banale, trace laissée sur le sable du souvenir où le mystère n'est pas absent (thème de l'ésotérisme, de l'enquête « policière », le surnom donné à Louki), comme si la vie elle-même en était un permanent. C'est aussi la fuite qui est suscité ici, celle du temps mais aussi cette envie de changer d'univers, de quotidien qui nous hante tous sans que nous soyons pour autant capables de réaliser ce projet. Ces personnages qui ont existé( au moins dans le récit) mais appartiennent maintenant au passé, suscitent un vide, une absence. La mort par suicide est aussi une fuite, une issue probable ne serait-ce que pour matérialiser cette impossibilité de vivre dans ce monde, de s'y acclimater, d'être l'acteur de son propre rôle, même si c'est celui d'un quidam. Dans cette sorte de galerie de portraits, les personnages sont comme dessinés en creux, comme s'ils ne laissaient qu'une trace ténue dans ce récit.

     

    Comme toujours j'ai bien aimé parce que, sans doute, cela me ressemble un peu.

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

     

  • L'HORIZON - Patrick Modiano

     

    N°446 - Août 2010

    L'HORIZON – Patrick Modiano - Éditions Gallimard.

     

    L'univers de Modiano m'a toujours paru original et intéressant parce qu'il explore des tranches de vie recouvertes par l'oubli ou qu'il choisit de faire revivre différents épisodes qui ont baigné dans l'échec ou par le hasard qui aurait pu lui être favorable, mais ne l'a pas été [« Un vertige le prenait à la pensée de ce qui aurait pu être et qui n'avait pas été »], choisit de redonner aux rêves voire aux fantasmes les traits de la réalité et illustre, une nouvelle fois, une impression de mal-être au quotidien.

     

    Pour cela, il met en scène une série de personnages modestes, sans grande envergure, un peu en marge du monde ou, à tout le moins, qui semblent n'y être que par intermittence. Bosmans remonte le cours du temps, quarante ans en arrière alors qu'il était un tout jeune écrivain mais aussi employé dans une librairie spécialisée en sciences occultes, en feuilletant un petit carnet où il a confié ses impressions, privilégiant la « matière sombre » [«  Brèves rencontres, rendez-vous manqués, lettres perdues... »]. C'est un nom, un visage, le son d'une voix, les accents d'un rire, une impression floue au début et qui s'affirme avec le temps, des fantômes qui sortent du néant! Une rencontre, le hasard, des images furtives, des phrases banales et convenues, mais « chaque première rencontre est une blessure ». Il évoque le souvenir d'une femme, Margaret Le Croz, dont il ne sait presque rien et dont le passage dans sa vie semble tenir du rêve autant que du mystère. Leurs relations sont volontairement distantes, juste amicales, à peines complices et même pas amoureuses, comme s'ils ne faisaient que se côtoyer en entretenant une sorte de crainte permanente [« Tout ce qu'on vit au jour le jour est marqué par les incertitudes du présent »]. Ils forment un couple irréel, presque intemporel [« Margaret et moi, assis l'un en face l'autre dans une lumière limpide et intemporelle »]. Ils ont leur pendant inversés dans le couple d'avocats, les époux Ferne, qui, eux aussi, vivent sur une autre planète, mais différemment d'eux puisqu'ils sont plus ancrés dans leurs certitudes, plus conscients de leur valeur, de leur supériorité. Ils sont aussi sérieux qu'est énigmatique le couple Poutrel-Gaucher.

     

    L'auteur nous fait partager des moments de vie de Bosmans, poursuivi par une femme qui lui demande de l'argent, qu'il suppose être sa mère sans en être sûr lui-même et un homme ressemblant à un prêtre défroqué. Margaret, après avoir exercé divers petits métiers en Suisse est arrivée à Paris où elle se dit harcelée par un homme, Boyaval, sans bien savoir s'il existe ailleurs que dans sa tête. Bosmans et Margaret ont en commun une sorte de détachement du monde que les lieux parisiens évoqués ne parviennent pas à dissiper, une solitude, une forme d'angoisse même. Margaret ne veut pas en apprendre davantage sur Boyaval tandis que Bosmans est tout prêt à se laisser rançonné, un peu comme si ces deux personnages se complaisaient dans cet état de fait ou n'y opposaient qu'une résistance assez molle! [«  Demander à des avocats de le défendre contre quoi? La vie?...le sentiment de culpabilité qu'il éprouvait depuis son enfance, sans savoir pourquoi, et cette impression désagréable de marcher souvent sur du sable mouvant... »]. C'est un peu comme si la vie était pour lui un poids, une sorte de croix trop lourde à porter. Leurs deux existences se sont déroulées indépendamment l'une de l'autre, puis, par hasard, ils se sont rencontrés. Chacun à leur manière, ils avaient essayé de son fondre dans la masse en prenant bien soin de ne pas se distinguer.

    A la fin, c'est un Bosmans vieillissant et désormais écrivain confirmé qui retrouve Boyaval à Paris, près de quarante ans plus tard et ils parlent de Margaret qu'il a cru retrouvée comme on croise « un fantôme du passé ».

     

    Comme c'est souvent le cas dans les romans de Modiano, les personnages sont fuyants, insaisissables, fragiles, tourmentés par leur passé et en même temps se cherchent eux-mêmes à travers leur histoire personnelle qu'ils ont parfois du mal à assumer. C'est un peu comme s'ils allaient à leur propre rencontre et que ce qu'ils découvraient ne leur plaisaient guère, mais qu'ils s'en accommodaient quand même.

     

    Face à cela, le titre [l'horizon] évoque l'avenir, les projets alors que le roman se décline dans le temps et dans l'espace, c'est à dire fait appel aux souvenirs, explore les chemins plus tortueux de la mémoire. Aussi bien pour Margaret que pour Bosmans, la vie est une fuite et leur rencontre, même si elle est fragile et menacée dans sa pérennité, peut être regardée comme un refuge, un rempart contre le mal-être que chacun d'eux ressent et, à ce titre, être elle-même un horizon!

     

    Son écriture est, comme toujours dépouillée, en phase avec l'histoire que le narrateur évoque, en cohérence aussi avec l'ambiance qui d'ordinaire baigne ses romans et que j'apprécie, et là, comme toujours, j'ai eu le même sentiment, celui d'une histoire qui ne se termine pas, dont l'épilogue est remis à plus tard. C'est sûrement un roman de soi-même pour Modiano, un de plus dans cette quête personnelle qui semble n'avoir jamais de fin.

     

    Comme toujours, je suis entré dans cet univers proustien avec plaisir, parce que sans doute je m'y sens bien et que, dans ces personnages, j'ai retrouvé un peu de moi. Ou le contraire? Allez savoir!

     

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

  • LES BOULEVARDS DE CEINTURE- Patrick MODIANO – Editions Gallimard.

     

    LES BOULEVARDS DE CEINTURE- Patrick MODIANO – Editions Gallimard.

     

     

    Le récit évoque la quête du père par son fils et les relations floues qu’ont ensemble deux êtres à un moment précis de leur histoire. Flous aussi les personnages qui gravitent autour d’eux, floue l’époque, flou le milieu dans lequel ils évoluent, floues aussi leurs activités…

     

    Le lecteur est invité à pénétrer dans ce microcosme le temps d’un roman, comme on regarde une photo-souvenir.

     

    Le fils part à la redécouverte d’un père surgi dans sa vie quand il était adolescent et qui bizarrement voulut le tuer… Depuis, dix années ont passé et le pardon a recouvert « cet épisode douloureux ». Ce père énigmatique qui étrangement ne le reconnaît pas, apparaît puis disparaît. Pourtant le chemin que fait son fils pour aller à sa rencontre s’inscrit dans une démarche d’amour filial exempte d’arrière-pensées. Leurs relations sont des plus distantes, agrémentées d’un voussoiement anachronique, comme deux étrangers…

     

    Le fils fera ce qu’il pourra, mais en vain. Il manque d’attache, de références et les souvenirs qu’il a avec cet homme sont trop vagues ou trop mauvais.

     

    Il y a dans ce livre, comme toujours chez Patrick Modiano une atmosphère caractéristique que j’aime retrouver à chaque fois.

     

     

    © Hervé GAUTIER.

  • QUARTIER PERDU – Patrick MODIANO – Editions Gallimard..Une Jeunesse – Patrick MODIANO – Editions France-Loisirs

     

     

     

    QUARTIER PERDU – Patrick MODIANO – Editions Gallimard..

     

    « C’est une grande folie, presque toujours châtiée de revenir sur les lieux de sa jeunesse et de vouloir revivre à 40 ans ce qu’on a aimé et dont on a fortement joui à 20 ». Cette phrase d’Albert Camus trouve dans ce roman son illustration puisque Jean Dekker, Français, devenu Ambrose Guise, citoyen britannique et auteur de romans policiers, choisit, à l’occasion d’un rendez-vous d’affaire de revenir à Paris, à la rencontre de son passé.

    Comme toujours chez Modiano, il y a cette quête de soi-même, de ses racines, de ses souvenirs, de son identité… Ambrose Guise va croiser des fantômes d’amis disparus, de relations trop vites oubliées, de femmes aimées ou désirées…

    La vie nocturne, l’ambiance crépusculaire ajoutent au caractère secret de ce roman. Dans un Paris que l’été vide de ses habitants et qui n’est plus peuplé que de touristes étrangers en transit, la touffeur de Juillet fait prévaloir la nuit et sa fraîcheur.

    Mais, avant tout, le narrateur remet vingt ans après ses pas dans les siens propres, à la rencontre de ce qu’a été sa jeunesse, c’est à dire d’une époque révolue qui jamais ne pourra revivre, ni à travers les notes d’une chanson, ni dans des lieux désormais hantés par des ombres.

    Le passé s’impose pourtant à lui comme une obsession parce que vingt ans auparavant il a dû fuir Paris et sa jeunesse à cause d’un crime. Sa vie a basculé. Ce fut une autre existence, un autre nom, un autre pays, une situation brillante comme homme de plume ce qui précisément l’incite à remonter le temps qui désormais fait partie de ses souvenirs.

     

    Une Jeunesse – Patrick MODIANO – Editions France-Loisirs

     

    D’emblée, le singulier se conjugue avec le pluriel, puisqu’il s’agit de deux jeunesses. Celle de Louis, que le lecteur rencontre au sortir du service militaire. Il est accompagné de Brossier, sorte de voyageur de commerce rencontré au hasard d’un café à St Lô, celle d’Odile, jeune fille qu’un certain Bellune, chargé de découvrir, pour une maison de disques d’éphémères talents, rencontrera par hasard, alors qu’elle était bien la dernière personne qui pouvait attirer son attention…

    Odile devient donc chanteuse par hasard, mais Bellune ne supporte pas la rencontre avec son passé et choisit… Louis devient vaguement salarié de Brossier.

    Dans un Paris qui autour des personnages semble vide, ces deux êtres que rien ne prédisposait à se rencontrer vont faire connaissance, précisément au buffet de la Gare St Lazare, là où les gens partent, arrivent, transitent… L’univers dans lequel évoluent Louis et Odile paraît flou, surréaliste même. Leur situation est bizarre, comme sont étranges ceux qui les entourent… et ce qui leur arrive.

    A chaque fois le passé ressurgit à l’invite des paroles d’une chanson, de la fragrance d’un parfum, des couleurs d’une carte postale. C’est toujours cette ambiance surannée (et originale) qui ressort de ce roman. C’est aussi l’occasion de replonger dans le passé, pour Louis surtout, personnage central qui recherche désespérément la trace de ses parents, de son père coureur cycliste, de sa mère danseuse de cabaret, tous deux happés par une mort accidentelle.

    Pourtant, la jeunesse qui, pour la plupart d’entre nous correspond à une période d’insouciance et de joie reste pour Louis (et peut-être pour l’auteur ?) un paradoxe tout entier contenu dans la dernière phrase du roman : « Quelque chose dont il se demanda plus tard si ce n’était pas tout simplement sa jeunesse, quelque chose qui lui avait pesé jusque là se détachait de lui comme un morceau de rocher tombe lentement vers la mer et disparaît dans une gerbe d’écume. »

     

    L’écriture serait-elle pour Patrick Modiano une catharsis, un extraordinaire exorcisme ?

     

     

     

    © Hervé GAUTIER.

     

  • Quelques mots sur Patrick MODIANO

     

    N°284 – Novembre 2007

    Quelques mots sur Patrick MODIANO
    [Vestiaire d'enfance – Du plus loin de l'oubli – Un cirque passe - La petite bijou (Gallimard).

    Quelques livres pris au hasard sur les rayonnages d'une bibliothèque, avec pour seule référence le nom de l'auteur parce que, voilà bien des années, il a fait naître en moi un intérêt pour son écriture et pour sa démarche créatrice, un plaisir de lire qui, aujourd'hui encore ne se dément pas.

    Il est des univers littéraires dans lesquels il m'est impossible d'entrer, je le regrette toujours, surtout quand il s'agit de grands noms des Lettres, mais c'est ainsi, je n'y peux rien. Cela ressemble fort à un échec ou, à tout le moins à une occasion manquée. En revanche, le monde de Patrick Modiano m'intéresse, sans que je sache exactement pourquoi. Est-ce le style volontairement dépouillé, l'histoire qui pourtant est souvent des plus banales, des personnages ordinairement assez falots et sans réel parcours, mais j'entre de plain-pied dans ce domaine et j'y reste avec plaisir, jusqu'à la fin.

    Une tranche de vie, l'expression a quelque chose de convenu, une somme de moments apparemment anodins, de réflexions personnelles, tout un récit à la fois étrange et simple mais qui se révèle fascinant pour le lecteur attentif. Un décor fait de femmes qui passent, d'instants amoureux et furtifs, d'hommes en costume gris-muraille à l'aspect parfois inquiétant, d'énigmatiques compagnes vêtues en plein hiver d'une veste de cuir trop légère et d'espadrilles anachroniques, portant en bandoulière un sac de paille dans un pays de soleil ou un vieux manteau élimé qui lui évoque des souvenirs dans une ville sans âme, un narrateur un peu paumé qui marche au gré du hasard ou de ses envies, un contexte bizarre, digne d'un roman-policier...

    Avec le souvenir d'un prénom, d'un nom parfois, de la silhouette d'une femme, de gestes intimes tout juste esquissés, retenus et parfois timides, l'auteur déroule son histoire puis la reconjugue au présent sur le mode mélancolique, avec en toile de fond son enfance évanouie qu'il recherche... Je choisis d'y voir quelque chose de très humain, comme deux microcosmes, celui d'un homme et d'une femme qui ne parviennent pas à se rencontrer, malgré les apparences. Cela tient à l'histoire intime de chacun, du souvenir qu'on en conserve, du choix qu'on fait de l'oublier, de le faire vivre ou de l'abandonner, de l'intervention du hasard, un peu comme si chaque personnage se mouvait à la façon d'un fantôme, sans réelle consistance, dans un décor d'aquarium aux contours indistincts, malgré les références précise au décor et le cadastre de ce Paris que Modiano connaît bien.

    Cette lecture, par ailleurs attirante, fascinante même, me donne l'impression à la fois de la légèreté des mots, de la fragrance d'un parfum de femme, de travaux d'écriture en devenir, de projets de vie chaque fois remis à plus tard, de halls de gare où des voyageurs en partance suivent leur chemin comme des automates, de situations transitoires, de café improbables aux sièges de moleskine rouge, de grenadine d'enfance[la couleur rouge revient souvent sous la plume de l'auteur, comme un signifiant]. Le narrateur me paraît être une sorte de passager de la vie, égaré dans le quotidien et qui se laisse porter par lui, avec des rêves de voyage et de fuite pour une autre géographie, somme d'instants parisiens, juxtaposés, de dialogues faits de peu de mots, simplifiés à l'extrême, comme feutrés, qui entretiennent une ambiance mystérieuse et intemporelle où le malaise s'insinue parfois.

    Ces romans sont peuplés de gens qu'on reconnaît parfois des années après une première rencontre, souvent furtive et hasardeuse au point qu'il est impossible de retrouver le lieu et l'époque. Les scènes évoquées paraissent être des photos un peu floues. De ces femmes, a-t-il été l'ami, l'amant, le complice ou un lointain parent? C'est une épreuve pour la mémoire, une occasion de bousculer les convenances, la porte ouverte aux envies les plus folles...C'est comme s'il n'y avait pas d'histoire, pas d'intrigue ou plus exactement que le récit que l'auteur nous livre, ne devait jamais se terminer.


    © Hervé GAUTIER - Novembre 2007.
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